Yves Zurstrassen ou l’extension du domaine de la peinture

Après le Museo de Santa Cruz, à Tolède, le Palais des beaux-arts de Bruxelles accueille actuellement Free, une exposition consacrée au récent travail d’Yves Zurstrassen. Accueilli par des toiles datant de cette année, le visiteur est invité à remonter le temps jusqu’en 2009 et à en découvrir les différentes tonalités. S’il est tentant d’utiliser un vocabulaire musical, c’est que « free » ne fait pas seulement référence au libre esprit de l’artiste belge mais aussi au jazz dans sa composante la plus expérimentale, passion qu’il cultive depuis les années 1980. Architecturée par des motifs, des couleurs et des sons, l’œuvre s’impose tant dans le hall Horta de l’institution, avec des tirages XXL recouvrant intégralement plusieurs murs de compositions magistrales en noir et blanc, que dans des espaces plus intimes, avec des toiles, le plus souvent au format carré, que la couleur saisit par endroits. Comme le free jazz ne s’offre qu’aux oreilles les plus attentives, la peinture d’Yves Zurstrassen attend de chaque œil une attention sans faille. A découvrir jusqu’au 12 janvier.

De gauche à droite, Yves Zurstrassen et Olivier Kaeppelin.

De l’œuvre, nous ne voyons d’abord rien. Arrivent le peintre et le commissaire de l’exposition. Yves Zurstrassen et Olivier Kaeppelin n’ont pas l’air, mais sont sur la même fréquence. Le premier peint, le second écrit. Pour ce faire, tous deux doivent regarder et écouter. Chacun d’eux a développé un sens de l’observation, une ascèse de la pratique et une exigence de liberté. Si Free est une exposition, l’événement accueilli par le Palais des beaux-arts de Bruxelles est avant tout la mise en évidence d’un chemin exceptionnel de peinture, éclairé par une amitié et une admiration profondes liant l’artiste et le critique d’art. Les faits sautent aux yeux : les tableaux, l’orchestration de leur apparition, tant dans les espaces de l’institution que dans les pages du catalogue (1), les textes qui les accompagnent, tout concourt à une juste appréhension de l’œuvre, comme s’il fallait au visiteur en passer par les mêmes étapes que le peintre : connaître l’histoire, apprivoiser ses formes et s’en abstraire pour architecturer sa propre pensée, son propre regard.

Vue de l’exposition Free d’Yves Zurstrassen, au Palais des beaux-arts de Bruxelles.

« Bruxelles est ma ville, je l’aime profondément. » Yves Zurstrassen est ému, à n’en pas douter. Lui qui a toujours vécu de sa peinture, notamment grâce à des collectionneurs attentifs et fidèles, est heureux de cette reconnaissance apportée à son travail par le réputé Palais des beaux-arts de sa ville. L’exposition s’ouvre sur une fresque monumentale installée dans le hall Horta. Trois fragments sont mis en scène au vu et au su de tous, comme pour offrir d’emblée une clé de l’œuvre : la reprise de motifs, de détails, d’un tableau à l’autre, d’un temps à l’autre. Ce qui pourrait discrètement et radicalement transformer la matière d’un futur tableau est ici le tableau tout entier. Yves Zurstrassen travaille sans cesse cette approche des profondeurs à variation multiple. C’est en 1999 qu’il commence à composer avec des éléments découpés dans des travaux précédents ou des journaux. Des collages, qui seront bientôt détachés de la surface de la toile, retirant ainsi la peinture et laissant apparaître la réserve, ou l’impression de la peinture dont le fragment de collage est enduit (2). A partir de 2005, l’artiste adopte la technologie numérique pour intervenir sur des images, citations empruntées à des tableaux, à l’espace urbain, comme au quotidien, avant de s’en servir pour ses « collages-décollages ». Cette même année, une traceuse numérique sera installée dans l’atelier et lui permettra de réaliser des pochoirs en papier. Dans un premier temps, ces motifs seront déposés sur la composition, puis lui serviront de fond. Autant de détails ici évoqués pour les curieux des arts et techniques. La peinture, elle, se déployant toujours en amont et en aval des moyens utilisés sans jamais y résider.

Vue de l’exposition Free d’Yves Zurstrassen, au Palais des beaux-arts de Bruxelles.

Dans la première salle de l’exposition, explosion de jaune maîtrisée par une grammaire géométrique noire. Courts et plus, épais et moins, alignés sans plus, les traits se concentrent par endroit en un point carré ou rectangulaire. Sérieuses et facétieuses, ces huiles sur toile sont le fruit d’un fervent échange entre la structure et le fond. Les formes quasi biologiques qui innervent la toile sont des éléments méconnaissables d’anciens tableaux de l’artiste. A travers eux, Yves Zurstrassen convoque au présent tout ce qui a façonné sa pratique et construit jour après jour son œuvre. Il aime à promener notre regard, à le laisser glisser, buter, s’imprégner des formes, jusqu’à s’y perdre, pour enfin s’en abstraire et ne considérer que l’espace nouveau et résonnant qu’il nous propose. Devant cette série, la plus récente, Olivier Kaeppelin écrit « être le témoin d’une éclosion intense de la peinture » et plus loin : « L’émotion est grande quand naît, grâce à un créateur, un nouvel espace qui accroît notre surface vitale (3). » Il nous prendrait presque l’envie de stopper net une quelconque progression, histoire de profiter pleinement de cette vie en jaune.

18 03 07 Fond Rouge, Yves Zurstrassen, 2018.

Mais la machine à remonter le temps plastique est enclenchée. La deuxième salle propose des tableaux arborant un fond-forme rouge et une structuration moins prégnante animée par des ronds, rectangles et autres petites géométries de couleur, accompagnés de lignes brisées noires. Aucun élément n’est rigide ou identique à un autre. La peinture suit ses règles et seulement les siennes. Dans la troisième salle, les fonds gris sont habités d’une vie différente, plus souple, plus remuante. Au mur, une citation d’Olivier Kaeppelin à propos du peintre : « Il danse avec les mains, la pensée et, avec eux, il ouvre un espace, en collant, déchirant, décollant jusqu’à être au cœur de ce lieu et du mouvement qu’il veut atteindre. Ce qu’il construit l’observe-t-il de ce qu’il voit autour de lui ou de ce qu’il ne voit qu’en fermant son “œil physique” pour contempler l’intérieur de sa boîte crânienne qui est son premier atelier ? » Ici, Zurstrassen rend hommage à des tableaux qu’il aime : La Danse de Matisse, Broadway Boogie-Woogie de Mondrian et Public Love de Lasker.

Vue de l’exposition Free d’Yves Zurstrassen, au Palais des beaux-arts de Bruxelles.

Quittons maintenant ces rythmes endiablés de mouvement et laissons agir la puissance du noir et blanc. Alors que deux toiles s’inscrivent chacune dans un panneau, Opening (2015) et Free Jazz (2012) font face à Arabesque (2016) et Pattern Painting (2014). Instantanément, une tension s’installe. Mieux vaudrait peut-être utiliser le pluriel. Différents motifs sont à l’œuvre. Noirs ou blancs, ornementaux ou ordinaires. Le poinçonneur des Lilas ne serait-il pas passé par-là ? Ils se chevauchent, s’entrelacent, disparaissent sous le trait du pinceau, s’embouteillent dans un carré, se déchirent pour un autre. En page 145 du catalogue, Olivier Kaeppelin rapporte un échange entre James Joyce et Italo Svevo. Le second s’inquiétant de l’air fatigué du premier. En cause : une nuit d’écriture. Svevo suppose de prime abord qu’un grand nombre de pages ont été écrites, puis que des mots inouïs ont dû être dénichés ou inventés. Que nenni. Alors pourquoi donc avoir perdu autant de temps ? Réponse de l’écrivain irlandais : « J’ai cherché avant tout, dans quel ordre les mettre. Tout est là, dans l’ordre, qui donne le rythme, qui crée l’esprit de la matière, du langage. Il ponctue, il distribue les blancs, les assonances, les rimes… (4) » Quête de la respiration qui engendre la vie. A l’œuvre de Joyce comme à celle de Zurstrassen, nous suggère le commissaire de l’exposition.

Dans l’atelier d’Yves Zurstrassen.

Avant la dernière salle, un espace a été aménagé, conçu comme une plongée dans l’atelier de l’artiste, lieu de toutes les préparations et expérimentations. Des photographies dévoilent quelques détails de son ordonnancement : un pochoir recouvert de rouge, des pots de couleurs aux tonalités différentes, des boîtes en bois marquées par le nom de certains musiciens, des nuanciers faits main, des formes découpées en cours d’assemblage et aussi l’artiste au travail. A même les murs, des tirages papier de motifs en noir et blanc retravaillés avec l’impeccable minutie de la machinerie numérique. Les toiles rangées par taille témoignent de l’esprit méthodique qui chaque jour s’adonne à l’exercice exigeant et opiniâtre de la peinture. Une vidéo offre de découvrir plus en dedans le travail à l’atelier. Yves Zurstrassen s’explique. Il dit avoir travaillé intensément sur les peintres qu’il aimait le plus. Face à cet « infini », il lui a fallu trouver une liberté tout en restant dans l’espace de la toile. « Je ne suis pas sorti du tableau, je reste dans le tableau, et mon désir est de découvrir des nouvelles formules de liberté, des ouvertures. » Pour lui, la répétition est un « trou noir » et la prise de risques obligatoire. L’artiste n’a de cesse que de voyager en terres inconnues.

Vue de l’exposition Free d’Yves Zurstrassen, au Palais des beaux-arts de Bruxelles.

S’ouvre alors la dernière salle. Une citation, de John Coltrane cette fois, l’éclaire. Il y est question de « nouveaux sons à imaginer », de « nouveaux feelings à ressentir » et aussi de la nécessité de garder « pur » ce que l’on éprouve pour apprendre à se connaître de mieux en mieux. Olivier Kaeppelin, de son côté évoque la question du chaos et de l’équilibre. Les tableaux font la synthèse. Ils apprivoisent le désordre du monde par la forme et la couleur, leur offrent un nouvel espace pour s’agencer librement en évitant la cacophonie. Chaque forme, chaque couleur est unique et possède son histoire. Ensemble, elles en façonnent une nouvelle. « Je suis un autodidacte, rappelle Yves Zurstrassen. Je ne suis pas un intellectuel qui projette la peinture, c’est le tableau qui me guide, qui m’apprend ce que je sais, ce que je suis. C’est lui qui me permet d’atteindre une forme de connaissance (5). » Entouré des quatre toiles joyeuses et tumultueuses, le visiteur s’arrête. Si peu habitué à remonter le cours d’un récit, il a du mal à considérer le moment plastique qui l’entoure comme la genèse des formes domptées et pourtant tellement plus ouvertes des premiers tableaux montrés. Il ferme les yeux. Réinitialise son regard. Et le voilà qui part à rebours du parcours pour mieux voir et mieux comprendre. Se laisser emporter par le mouvement de la peinture toujours en devenir.

(1) « Yves Zurstrassen. Free. 2009-2019 », 240 pages et 160 illustrations, Fonds Mercator, 45 euros.
(2) Nombre d’informations présentes dans cet article sont issues du catalogue de l’exposition, notamment de la très intéressante biographie de l’artiste qui relate à la fois les événements de sa vie privée et artistique, offre des précisions sur l’évolution de sa pratique d’atelier et ses sources d’inspiration.
(3) Page 160 du catalogue.
(4) Propos relatés par Franck Venaille lors d’une conversation avec l’auteur en 1990.
(5) Citation extraite du catalogue de l’exposition, p. 159.

Vue de l’exposition Free d’Yves Zurstrassen, au Palais des beaux-arts de Bruxelles. Au premier plan : Going Home, 2018.

Contact :
Yves Zurstrassen – Free, jusqu’au 12 janvier 2020 à Bozar, à Bruxelles.
Le site de l’artiste : www.zurstrassen.be.

Crédits Photos :
Image d’ouverture : De gauche à droite, 19 04 04 Fond Jaune et 19 04 18 Fond Jaune, 2019 © Yves Zurstrassen, photo Yannick Sas – Yves Zurstrassen et Olivier Kaeppelin © Photo MLD – Toutes les vues de l’exposition sont créditées © Yves Zurstrassen, photo MLD sauf celle de la salle dédiée à la série Fond Jaune, créditée © Yves Zurstrassen, photo Yannick Sas – Fond Rouge © Yves Zurstrassen, photo Studio Yves Zurstrassen

Print Friendly, PDF & Email