Voyage en poésure avec Francesca Caruana et Michel Butor

Alors que le centre d’art perpignanais A cent mètre du centre du monde accueille actuellement Rétrovisions, un accrochage qui rend compte de l’œuvre de Francesca Caruana depuis la fin des années 1970 jusqu’aux années 2020, ArtsHebdoMédias revient sur l’exposition Butor, 12 poésures et en… corps, dont l’infinie délicatesse demeure agissante. Montrées pour la première fois, douze toiles composées de poèmes écrits par la main de Michel Butor et prolongés en peinture par Francesca Caruana se sont transformées en un ressac sensible berçant notre mémoire.

Francesca Caruana ne conçoit l’être qu’en lien avec. Un autre, un environnement, une histoire… Le lien est la source première de la créativité. « Il invente des rapports qui n’existent pas. » Il est partout. Qu’il rassemble des matériaux divers ou crée des passages entre disciplines. Il n’est pas seulement au cœur de l’œuvre, il est une condition existentielle. Tout ce qui vit est relié. L’air, la lumière, le mouvement… Rien n’existe sans ce qui est, ce qui l’a précédé et pour ce qui va suivre. Lier, c’est donc faire tenir ensemble. Deux idées, deux formes, deux objets… trouver la « bonne ligature » et la juste distance entre eux. Pour l’artiste, c’est aussi relier ses gestes à d’autres plus anciens, appartenant parfois à des cultures exogènes dans un souci constant de maintenir une continuité entre elle et le monde. Elle opère par déplacement, se tourne vers des pratiques « qui ne souffrent pas d’orthodoxie chronique, qui mêlent les matériaux et les genres, qui vont du rituel à l’art par surprise ». Intéressée qu’elle est par un art non convenu et convaincue que la singularité de s’imite pas.
Ce qui frappe en entrant dans l’exposition : une dizaine de feuilles posées au sol. Habités par les métamorphoses d’un trait noir, tantôt léger et filaire, tantôt charbonneux et organique, les dessins forment une allée en pointillés, identifiée comme une proposition pour réinitialiser le regard. Les « peintures installées » comme les nomme Francesca Caruana sont une réponse à un souci constant de spatialisation. Pris dans un maillage de réminiscences et de matériaux collectés, les dessins et peintures jouent différemment selon qu’ils sont disposés ici ou là dans l’espace. Au mur, chaque poésure est constituée de quatre éléments. En son centre, l’œuvre partagée avec Michel Butor, à gauche une peinture, à droite un dessin, le tout organisé autour d’objets hétéroclites et inattendus.

Vue de l’exposition Butor, 12 poésures et en… corps. ©Michel Butor et Francesca Caruana, photo MLD

L’installation est un point d’équilibre, « une sorte de zone de suspens où ce qui vient finit toujours par prendre place ». Pour s’exprimer pleinement, l’œuvre picturale a besoin d’être associée, accompagnée de didascalies plastiques qui prennent des raccourcis. Un os, un bout de bois, une fleur synthétique font surgir une émotion ancienne. Moins solennels que la peinture, ils la rendent plus proche. Car cette dernière crée une distance que la matière du quotidien abolit. Dans le centre d’art, un cercle est inscrit au sol. Écho horizontal à la verticalité d’Ensemencement, il invoque tel un rituel la terre nourricière, reprenant à son compte l’idée de germination du poème, de la vie qui se trame toujours en secret. Francesca Caruana aime détourner des rites et en inventer de nouveaux. Des figures apparaissent alors dans l’espace d’exposition. Si le visiteur est obligé de les contourner, de les franchir parfois, elles sont toujours un point de convergence entre le construit et le hasard, le matériau et l’idée, le savant et le brut, la peinture et le tracé. Le sacré est-on tenté d’écrire aussi.

Vue de l’exposition Butor, 12 poésures et en… corps, au pied de la poésure Ensemencement, un cercle. ©Francesca Caruana, photo MLD

Cette exposition est le fruit d’une affinité élective entre Francesca Caruana et Michel Butor. Plusieurs vitrines témoignent de leur attrait commun pour la poésie et les œuvres partagées. Des livres, des poèmes, des dessins rappellent les relations qu’ils ont entretenu toute leur vie avec les différentes formes d’art, n’hésitant jamais à plonger en création avec d’autres. Ainsi de nombreuses collaborations sont mises en évidence. Et l’écriture de l’artiste s’y découvre non comme une exception, mais comme une pratique de toujours. Ensemble, ils ont donc imaginé des œuvres réunissant texte et image, écriture et peinture : les 12 poésures exposées pour la première fois au centre d’art perpignanais A cent mètres du centre du monde. Narthex, Le vert fait signe, L’antre de la nymphe, Hiatus, La marche du cavalier, Carnaval des Dragons, Irritation, Entrelacs, Ensemencement, Territoire, Esquisses galactiques, Corps paysage : à chaque station le visiteur s’arrête longuement.

Livres, dessins et archives pour mieux comprendre la relation entre Francesca Caruana et Michel Butor. ©Photo MLD

La peinture de Francesca Caruana est devant nous, elle fait front. Face à chaque quadriptyque, le regard tente une nouvelle stratégie. Il passe des extérieurs vers l’intérieur ou l’inverse. Embrasse la totalité ou saute d’un détail à l’autre. Se rapproche pour rendre le visible lisible ou s’éloigne pour ne plus voir que des signes. Entre par la bizarrerie des objets ou surfe en premier sur la matière picturale. Tantôt à droite, tantôt à gauche de la poésure, un rectangle vertical en plastique peint. A l’atelier, la couleur vient en premier, puis le dessin suit. Depuis l’apparition de la bâche à bulles, le dessin procède le plus souvent d’une intervention dans le frais de la peinture et, à la marge, de l’utilisation du fusain sur la surface sèche. De l’autre côté de l’œuvre en partage, une bande verticale de papier livre une sorte de calligraphie aussi parcimonieuse que la peinture est généreuse. Le regardeur assiste à une chorégraphie de formes, qui sautent de la bâche à la toile, de la toile au papier, du papier à l’objet. Elles se répondent et se transmettent, des pleins deviennent des vides et inversement. Tout à coup, l’une d’elles s’échappe et se colle au mur. Écorces de bois, métal rongé par l’humidité ou os peint sont alors des excroissances du dessin, des marchepieds qui le propulsent ailleurs.

Peinture installée autour de Narthex. ©Michel Butor et Francesca Caruana, photo MLD

Tout à coup, surgit l’inattendu : une enfilade de cadres à la limite d’être ignorée. De quoi s’agit-il ? Austèrement imprimée en noir sur des feuilles A4, chaque poésie de Butor est couplée à un dessin de même format et en couleur de Caruana. Les deux sont encadrés classiquement côte à côte comme un couple triste qui n’a plus rien à se dire. Leur silence rend éclatante la démonstration des poésures, laisse apprécier la profondeur et l’inventivité du dialogue établi pour elles. Car il fallut en parler de cette relation, de l’ambition d’une telle collaboration, pour éviter la simple juxtaposition des talents et aboutir à cette « fusion créative ». Butor dut faire face au vertige de la toile blanche pour y inscrire de la main sa poésie. « Je n’arrivais pas à trouver comment glisser quelques mots entre les images sur la toile blanche », écrit-il dans Narthex. Et Caruana dut s’en saisir comme d’une matière et pour une fois faire advenir la couleur après le trait. Il en résulte des œuvres hybrides, où texte et image se fondent l’un dans l’autre, où « les mots prennent des couleurs et les formes racontent des histoires ».

Détail de la présure Le vert fait un signe. ©Michel Butor et Francesca Caruana, photo MLD

La poésie de Michel Butor et la peinture de Francesca Caruana sont alors en symbiose. L’image et le verbe s’entrelacent pour interroger la perception du réel, développer une expressivité commune. Leur relation s’inscrit dans une dynamique d’échanges et une multitude de glissements où chaque médium enrichit et prolonge l’autre. Michel Butor, dont l’œuvre oscille entre poésie, essai et récit, a toujours entretenu une relation féconde avec les arts plastiques, expérimentant sans cesse les possibilités du langage face à l’image. Marquée par une fragmentation du discours et une exploration des formes, son écriture cherche à saisir le mouvement même de la pensée et du regard. En écho, Francesca Caruana déploie un univers visuel où la matière et la couleur deviennent les vecteurs d’une expression sensible et polysémique. Ses compositions donnent à voir une stratification du visible qui entre en résonance avec les différents niveaux de lecture des textes de Butor.

Vue de l’exposition Butor, 12 poésures et en… corps. ©Photo MLD

L’interaction entre ces deux univers s’opère dans une logique de contamination réciproque, où le texte se fait image et où la peinture acquiert une dimension scripturale. Une contamination chère aux deux artistes, qui permet d’envisager l’œuvre comme un espace en perpétuelle reconfiguration. La mise en relation de la poésie de Butor et de la peinture de Caruana révèle une conversation intime entre la matérialité du mot et la réalité de la couleur, entre la rythmique textuelle et la gestualité picturale. Les poésures offrent au regardeur-lecteur une expérience sensible où l’œuvre, dans un seul élan, s’empare de celui qui la regarde, s’immisce partout en lui, tant et si bien, qu’elle termine sa course au panthéon des souvenirs. Là où elle ne sera jamais corrompue et toujours chérie.

Vue de l’exposition Butor, 12 poésures et en… corps. ©Photo MLD

Infos pratiques> Francesca Caruana, Rétrovisions, du 7 mars au 19 avril, au centre d’art A cent mètres du centre du monde, Perpignan.

Image d’ouverture> Esquisses galactiques. ©Michel Butor et Francesca Caruana.