Voyage dans la tête de Jeanne Susplugas

L’art de Jeanne Susplugas parle de notre société en mêlant avec subtilité, personnel et collectif, vie quotidienne et ordinaire, poésie visuelle et littérature. C’est l’aspect malade du monde dans lequel nous vivons qui l’intéresse… ce qui n’a rien de fortuit puisqu’elle s’inspire de son histoire familiale où ses parents étaient chercheurs en pharmacie. Les médicaments servent de vecteur pour réunir des notions contraires : soin et menace, assistance et danger, habitude et addiction. L’artiste étudie toutes les formes et stratégies d’enfermement tant pour interroger les relations de l’individu à lui-même qu’avec l’autre. Elle traite des pathologies contemporaines et s’applique à en traduire les signes et les symboles dans le champ des arts plastiques. Deux expositions d’envergure nous ont permis d‘apprécier cet univers si personnel.

En arrivant au domaine de Bonisson nous découvrons à l’extérieur Light House qui se présente tout à la fois comme un lieu intime où l’on voudrait se replier sur soi, se couper du monde, s’enfermer dans son bel abri scintillant et protecteur, se lover dans son cocon, mais également comme une cage dans laquelle on se tient en otage, une prison ouverte et lumineuse qui nous protège mais nous sépare des autres. Cette installation séduisante au premier abord nous plonge dans l’ambivalence des dépendances et de leurs promesses non tenues en reprenant la forme d’une molécule, le resvératrol, contenu dans le raisin et le vin qui est rappelé également par la forme de ses maisons/tonneaux.

La maison, la boîte deviennent des éléments récurrents du langage plastique de Jeanne Susplugas. De manière ambivalente, ils se laissent percevoir comme le lieu intime, qui protège et rassure mais peuvent également nous faire basculer dans une sensation d’emprisonnement et de d’étouffement. Ces deux éléments fonctionnent comme des fils conducteurs. En psychiatrie, le mot « maison » ressort dans les témoignages des patients souffrant d’addiction. Ils recherchent, dans l’état qui en découle, une maison virtuelle, un endroit dans lequel ils se sentent bien, un endroit à eux que l’on pourrait qualifier de « prison-cocon ». Jeanne Susplugas a réalisé une installation et l’adapte en fonction du lieu qui l’accueille. Cette Maison malade (1999-2020, maison de verre, boîtes de médicaments) change d’aspect régulièrement. Il s’agit d’un espace clos, saturé de boîtes de médicaments, débordant d’emballages, entassés du sol au plafond. Chaque boîte raconte une histoire personnelle en lien avec un médicament administré en vue d’une guérison et nous renvoie à notre propre expérience de la maladie, de l’inquiétude, de la peur, de la souffrance. Contre des affections dont on ne sait plus très bien si elles résultent véritablement d’un malaise, s’autoproduisent dans un délire hypocondriaque ou découlent de la consommation outrée de substances chimiques ou tout à la fois… Nous voilà confrontés à notre propre zone d’ombre. « Dans mon travail, il est souvent question de maison, physique ou mentale, symbole de sécurité ou de claustration, de repli sur soi ou de troubles neurologiques. L’idée d’une folie, d’un monde paradoxal dans lequel l’individu est en lutte permanente et n’a de cesse de rechercher des refuges. Mon travail souligne le sentiment de solitude et d’enfermement de chacun dans ses propres névroses », précise l’artiste.

Maison malade (1999-2020, maison de verre, boîtes de médicaments), au  Bonisson Art Center à Rognes. ©Jeanne Suspulgas, photo G. Voinot

En 2002, Jeanne Susplugas commence à réaliser, à la manière d’enseignes lumineuses, des mots qui en disent long sur notre société et ses maux. Ces écritures en led soulignent la dichotomie entre le matériau utilisé, lumineux, chaleureux et attrayant et la signification des formulations, Distorsion, Hypnotic. Une fois pris au piège de l’addiction, la lumière n’est plus aussi rassurante et nous happe comme de vulgaires insectes. « Mon travail parle des désordres, des distorsions du réel, construites sur un fil ténu qui oscille sans cesse entre humour et cynisme, ironie et tragédie. Cette alternance troublante et déroutante est un ressort que j’emploie dans l’ensemble de mon travail suscitant tour à tour un sentiment cocasse ou inquiétant », dit-elle. « Je choisis des mots que je “rencontre”, qui m’interrogent, qui évoquent des états plus ou moins connus de tous, et dont on pourrait s’inquiéter. Des mots difficiles, ambigus, “à la limite” »

Les mots ressurgissent dans les dessins. Stylisés, faciles à reconnaitre, les objets qui y figurent traduisent encore et encore nos soucis d’aliénation. Arbres généalogiques où les noms des ancêtres sont remplacés par des pathologies qui se déploient en fresques murales et font référence aux génogrammes utilisés en thérapie familiale ou « conseils de santé de 10 secondes » qui évoquent les médias axés sur le bien-être. La littérature occupe une place importante dans la vie de l’artiste, qui a commencé à collectionner, au fil de ses lectures, des phrases sur ses thématiques de prédilection, sans savoir ce qu’elle ferait de cette collecte. C’est ainsi qu’elles se retrouvent dans ses écritures lumineuses, dans ses dessins Containers qui présentent des flacons alignés sur lesquels la dessinatrice remplace les noms de médicaments par des mots qui reforment ces phrases. Jeanne Susplugas met en place également des collaborations avec des écrivaines, comme c’est le cas dans la collection de fenêtres animées projetées au Bonisson Art Center. Le confinement, que nous avons tous plus ou moins bien vécu, nous a forcé à vivre dans nos intérieurs avec des proches de manière non choisie. Durant ce temps de repli et de la mise en demeure obligatoire, l’artiste s’est mise à réunir des témoignages qu’elle a transmis à l’auteure Claire Castillon, qui en fait des récits imaginaires et percutants que la plasticienne a remis en images pour Là où habite ma maison. C’est plein d’humour mais aussi fortement dérangeant.

Vue de l’exposition Balance of Chaos, expo solo à la Stella Rouskova Gallery, à Gènes, en Italie. ©Jeanne Suspulgas

L’artiste utilise aussi d’autres formes et techniques comme autant de vecteurs instruisant les termes d’une esthétique singulière que détermine un être au monde obsessionnel. L’utilisation d’éléments en 3D renforce la cohérence de l’ensemble. Que ce soit ces still life, en céramique blanche où, dans des coupes, assiettes ou flacons, cohabitent fruits et blister de médicaments ou les formules chimiques reprenant l’aspect de boules de disco, recouvertes de facettes de miroirs accrochant la lumière comme dans les boîtes de nuit, Disco ball, Alprazolam (2018), Chloroforme (2017).

Si les sciences humaines, la sociologie, la psychologie ou l’anthropologie intéressent tant Jeanne Susplugas, c’est surtout pour flirter avec certaines notions. Elle ne se positionne nullement en scientifique mais se pose en simple témoin. Pour elle, l’artiste est une sorte de filtre qui prend ce qu’il y a autour de lui pour mettre en exergue certains éléments. Sa curiosité insatiable lui ouvre des portes vers un imaginaire plus vaste en partant de recherches concrètes. Grâce à l’imagerie médicale, les scientifiques parviennent à dessiner les contours de notre cerveau à travers ses méandres. Notre organe donne une représentation de plus en plus sophistiquée du monde extérieur et nourrie de souvenirs et sensations, notre perception se mue en une petite voix intérieure personnelle à chacun. L’exploration du fonctionnement cérébral nous amène aussi à réaliser combien la conscience peut être leurrée et qu’elle ne nous donne qu’une interprétation de la réalité. L’artiste part à son tour explorer les méandres de notre cerveau et de nos neurones. Avec le renfort d’images en 3D, elle nous immerge dans des scènes ludiques où surgissent des pensées sombres ou joyeuses en nous faisant vivre l’expérience de la réalité virtuelle dans son œuvre immersive I’will sleep when I’m et l’installation sculpturale qui en découle.

Vue de l’exposition Hopes and fears, au  Bonisson Art Center à Rognes. ©Jeanne Suspulgas, photo G. Voinot

Au fil du temps, le travail de Jeanne Susplugas s’ancrant sur ses problématiques de prédilection s’est élargi en devenant participatif et immersif et implique ses spectateurs. L’artiste est rompue à la pratique puisque dès 2002, avec Addicted et à partir de 2013 avec Flying house et en 2015 avec Forêt Généalogique, elle propose des portraits individuels ou collectifs qui requièrent la participation. Avec la plongée dans la réalité virtuelle elle offre aux visiteurs des expositions une dimension nouvelle tout à la fois grisante et vertigineuse qui se vit comme une expérience qui rend l’énoncé de Robert Filliou toujours aussi juste, « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».

Contact> Hopes and fears, au  Bonisson Art Center à Rognes, jusqu’au 7 mai
Balance of Chaos, expo solo à la Stella Rouskova Gallery, Gènes Italie, jusqu’au 31 mars. Site de l’artiste.

Image d’ouverture> Vue de l’exposition Hopes and fears, au  Bonisson Art Center à Rognes. ©Jeanne Suspulgas, photo G. Voinot

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