Vivre la différence avec Olafur Eliasson

Le 22 septembre dernier, Olafur Eliasson est devenu Ambassadeur de bonne volonté du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Une nomination qui fait écho à la source d’inspiration première qu’a toujours constituée la nature pour le plasticien dano-islandais et à son engagement croissant, au fil des ans, en faveur du développement durable, des énergies renouvelables et du climat. « La vie sur Terre repose sur la coexistence entre les personnes, les animaux non humains, les écosystèmes et l’environnement, rappelait-il à New York lors de la cérémonie de nomination. La coexistence est source de beauté, mais aussi de chaos et de difficultés. (…) Pour faire face à l’urgence climatique, nous – individus, institutions, entreprises et gouvernements – devons faire confiance à la science et mettre en commun nos connaissances, notre créativité et notre énergie. (…) En tant qu’artiste, je crois que la culture permet d’appréhender et de comprendre les défis à relever. » Ce principe de mise en commun des connaissances et des idées est au cœur de la pratique d’Olafur Eliasson, qui a fait de son atelier berlinois, fondé en 1995, une plateforme d’échanges et de recherches transdisciplinaires, un laboratoire aussi atypique que prolifique. L’exposition que lui consacre actuellement la Tate Modern, à Londres, met très justement l’accent sur cette spécificité tout en revenant de manière inédite sur trois décennies de création tous azimuts.

In Real Life, Olafur Eliasson, 2019.

Le voyage débute dès l’ascenseur menant à l’étage de l’exposition. La cabine, baignant dans une étrange lumière jaune, s’ouvre, arrivée à destination, sur un couloir éclairé de dizaines de néons diffusant la même atmosphère lumineuse (Room for one colour, 1997). L’œil s’adapte mais ne parvient à distinguer les alentours qu’en jaune et en noir. La suite est une succession d’immersions, de situations, de jeux d’ombres, de miroirs et d’échelles propices au trouble des sens, à la perte de repères. Une quarantaine d’œuvres – installations, sculptures, peintures et séries photographiques – témoignent, au fil d’un parcours essentiellement chronologique, de l’importance de la notion d’expérience dans la pratique d’Olafur Eliasson qui, depuis le début des années 1990, s’intéresse à la manière dont nous percevons, ressentons et façonnons notre environnement. « Nombre d’œuvres témoignent de trois idées clés et omniprésentes dans son travail : son intérêt de longue date pour la géométrie, pour les couleurs et pour les phénomènes naturels, précise Mark Godfrey co-commissaire de l’exposition avec Emma Lewis. Appréhender une pièce d’Olafur Eliasson est se prêter au jeu de l’expérience, prendre mieux conscience de ses sens, pas seulement la vue, mais aussi l’olfaction, le toucher et l’ouïe. »

Moss Wall (détail), Olafur Eliasson, 1994.

Parmi les pièces ayant marqué les jeunes années de l’artiste, citons Moss Wall (1994), un immense mur (ici de six mètres de haut sur 20 de long) métamorphosé en un tapis de lichen provenant d’Islande – pays où l’artiste, né en 1967 a Danemark, a passé une grande partie de son enfance –, que le visiteur est invité à caresser, et pourquoi pas en fermant les yeux afin de mieux discerner l’odeur forcément particulière qui en émane ; présentée dans une petite salle plongée dans la pénombre, Beauty (1993) est une installation composée d’un fin rideau d’eau que vient traverser un rayon lumineux provoquant l’apparition féérique d’un arc-en-ciel ; dans la même veine poétique, et un brin mélancolique, Rain Window (1999) est une haute baie vitrée ouvrant sur l’extérieur et le long de laquelle ruisselle de l’eau que l’on imagine tombée du ciel. « Ce ne serait pas étonnant à Londres, sauf qu’il fait beau aujourd’hui, fait remarquer en souriant Mark Godfrey, et qu’il s’agit bien d’une pièce signée Olafur Eliasson, lequel une fois encore emprunte à la vie quotidienne une situation dont il fait une œuvre d’art. C’est une habitude chez lui de prendre quelque chose appartenant au monde naturel pour venir l’insérer dans un espace muséal. Ses œuvres de jeunesse ont pour la plupart à voir avec la perception, l’illusion de ce que l’on voit, le climat, etc. »

Beauty, Olafur Eliasson, 1993.

« Quand j’ai revu ici ces installations, confie pour sa part Olafur Eliasson, je me suis demandé si je les voyais telles qu’elles avaient été conçues à l’époque ou si je les appréhendais en fonction du contexte actuel, ce qui est forcément le cas du public. C’est intéressant de constater que, même si elles ont été réalisées il y a longtemps, la plupart ont encore quelque chose à offrir, voire peuvent contribuer aux dialogues d’aujourd’hui. Elles ont à voir notamment avec l’éphémère, l’environnement, le développement durable. Des questions qui sont devenues de plus en plus importantes alors que l’urgence climatique accroît sa pression. » Et qui continuent d’animer nombre des travaux de l’artiste, comme en témoignent plusieurs pièces récentes présentées à Londres ; parmi elles, The Presence of Absence Pavilion (2019), qui met en exergue le vide de l’empreinte laissée par un morceau de glace du Groenland dans un bloc de bronze.

Your Uncertain Shadow (Colour), Olafur Eliasson, 2010.

Si le thème de la nature est récurrent, ce dernier s’articule plus largement autour de recherches entremêlant art et science sur la lumière, la couleur, le mouvement, le rapport au corps, et donc à l’espace. Au fil des ans, l’artiste a également cherché à impliquer toujours plus le regardeur. Imaginée en 2010, Your Uncertain Shadow (Colour), par exemple, ne « s’active » qu’au passage d’une personne traversant l’un des faisceaux lumineux colorés dirigés vers le mur – ensemble, ils génèrent de la lumière blanche – qui la composent ; l’ombre du visiteur se dessinant tour à tour en orange, bleu, vert ou encore jaune en fonction de son déplacement. Et tandis que Your Spiral View (2002) prend la forme d’un tunnel kaléidoscopique, tapissé de bouts de miroirs qui renvoient une image morcelée et déformée de l’espace environnant comme de celui qui le traverse, The Seeing Space (2015) est un globe de verre inséré dans un mur, à travers lequel on peut regarder de part et d’autre, l’image s’imprimant à l’envers sur la rétine. Ou comment inviter à observer les choses sous un angle différent.

Olafur Eliasson (avec autour du cou une lampe conçue dans le cadre du projet Little Sun).

A partager, aussi, les fruits de l’expérience vécue. La notion de communauté, ne serait-ce que celle qui se forme le temps de l’expérimentation d’une œuvre, fait partie intégrante de la démarche. « J’ai aimé entendre les réactions complètement différentes des personnes ayant traversé Din Blinde Passager (1), note Olafur Eliasson. Certains se sont perdus dans ce tunnel de brouillard ; d’autres ont vécu un moment de contemplation ! Je suis très heureux de proposer cette opportunité de partager quelque chose sans avoir besoin d’être d’accord les uns avec les autres. C’est quelque chose qui est devenu très important pour moi. Car c’est de plus en plus rare de trouver des espaces – le fait qu’il s’agisse d’un musée public est d’ailleurs essentiel – où l’on peut venir, être ensemble, partager la même expérience sans pour autant penser, ni voir la même chose. Nous avons besoin de ces espaces pour discuter, même si la conversation est difficile, et célébrer le fait que nous sommes tous différents. »

Model Room (détail), Olafur Eliasson, 2003.

Endroit de discussion par excellence, l’atelier que l’artiste a installé à Berlin au milieu des années 1990 abrite aujourd’hui des dizaines de collaborateurs et tient lieu de laboratoire pluridisciplinaire. Architectes, musiciens, neuroscientifiques, philosophes, économistes, designers, historiens de l’art ou encore anthropologues y font halte régulièrement – le catalogue de l’exposition prend d’ailleurs la forme d’un passionnant recueil d’entretiens conduits par Olafur Eliasson avec plusieurs d’entre eux – dans le cadre de projets spécifiques ou simplement pour partager le fruit de leurs recherches respectives. L’importance du mode de travail collaboratif adopté par le plasticien dano-islandais est soulignée dès le tout début de l’exposition, qui s’ouvre sur Model Room (2003), une immense vitrine abritant quelque 450 maquettes, modules géométriques plus ou moins complexes et autres documents de travail et de recherche, formelles et sur les matériaux, développés avec l’artiste, mathématicien et architecte islandais Einar Thorstein (1942-2015). « Parmi les choses qui deviennent claires quand on est amené à travailler en tant que commissaire avec Olafur Eliasson, c’est que le propos va bien au-delà des œuvres, insiste Mark Godfrey. Son studio à Berlin fait partie intégrante de tout le travail d’exposition. C’est un lieu où l’on fabrique, où l’on fait des recherches théoriques et pratiques ; c’est aussi un espace militant, où l’on s’intéresse aux problèmes auxquels est confronté le monde d’aujourd’hui, et un lieu de grande convivialité. Nous voulions trouver un moyen de représenter cet état d’esprit particulier et c’est ce qui a conduit à The Expanded Studio. »

Vue de l’espace The Expanded Studio, créé dans le cadre de l’exposition Olafur Eliasson: In Real Life à la Tate Modern à Londres.

Présenté en fin de parcours, l’espace comprend un long panneau d’affichage où sont punaisés des coupures de journaux, des extraits de livres et toutes sortes de contenus multidisciplinaires ayant trait aux recherches en cours. Chaque mercredi jusqu’en janvier, une connexion en direct est activée avec l’atelier berlinois, pour en faire partager le quotidien, les travaux et permettre également au public de poser des questions aux équipes sur place. Trois projets sont par ailleurs plus particulièrement mis en exergue, vidéos à l’appui : Little Sun, lancé en 2012 avec l’ingénieur Frederik Ottesen, qui fournit des petites lampes fonctionnant à l’énergie solaire aux communautés sans accès à l’électricité ; Green Light, un atelier de création artistique monté pour la première fois à Vienne, en 2016, puis à Houston et lors de la Biennale de Venise en 2017, où des migrants et des réfugiés étaient conviés à venir fabriquer divers objets diffusant une lumière verte – métaphore d’un feu vert – tandis que des temps d’échange et de rencontre étaient organisés avec les habitants des environs et/ou les visiteurs ; enfin, Ice Watch, une installation éphémère composée de blocs de glace prélevés au Groenland, et amenés inévitablement à fondre devant le public, qui a été montrée successivement à Copenhague en 2014, à Paris en 2015 et à Londres fin 2018. Autant de projets prouvant une nouvelle fois la volonté d’Olafur Eliasson d’explorer la création artistique comme réponse aux enjeux mondiaux, notamment ceux énoncés dans les Objectifs de développement durable (2) établis par les Nations Unies en 2015. Invité le 26 septembre dernier à donner une conférence sur ses travaux à l’Université Columbia de New York – dans le cadre de l’« Année de l’eau », événement pluridisciplinaire orchestré par le département des Arts –, quelques jours après avoir été nommé Ambassadeur de bonne volonté du PNUD, l’artiste a logiquement mis l’accent sur le lien entre ses travaux et les préoccupations environnementales d’aujourd’hui. Mais il a aussi et surtout insisté sur l’importance de rester optimiste. « Avoir de l’espoir ne veut pas dire qu’on ne peut pas être en colère. Mais cet espoir aura plus d’impact si on imagine un meilleur futur. L’art, en tant que langage, peut y participer. D’autant qu’il a cette capacité de s’inscrire dans le long terme, devenu rare dans nos sociétés d’aujourd’hui. »

De gauche à droite : Your Spiral View (2002) et The Presence of Absence Pavilion (2019), Olafur Eliasson.

(1) Din Blind Passenger (Votre passager aveugle, 2010) est un long couloir d’une quarantaine de mètres empli d’un dense brouillard artificiel jaune dans lequel il est très difficile de s’orienter. Il est impossible de voir à plus d’un mètre cinquante devant soi. En danois, « passager aveugle » est l’expression employée pour désigner un passager clandestin.
(2) Les Objectifs de développement durable sont censés être atteints en 2030 et sont au nombre de 17, parmi lesquels « Eradication de la pauvreté », « Accès à la santé », « Egalité entre les sexes », « Accès à l’eau salubre et à l’assainissement », « Recours aux énergies renouvelables », « Consommation et production responsables », « Lutte contre le changement climatique » ou encore « Justice et paix ».

Contacts

Olafur Eliasson: In Real Life, jusqu’au 5 janvier 2020 à la Tate Modern, à Londres, puis du 14 février au 21 juin 2020 au Musée Guggenheim Bilbao, en Espagne.
Le site de l’artiste : www.olafureliasson.net.

Crédits photos

Image d’ouverture : Room For One Colour, 1997 © Olafur Eliasson, photo S. Deman, courtesy galeries Neugerriemschneider et Tanya Bonakdar – Toutes les photos sont  créditées © Olafur Eliasson, photo S. Deman, courtesy galeries Neugerriemschneider et Tanya Bonakdar