Valerio Adami : le trait comme abstraction

Figure emblématique de la peinture contemporain, Valerio Adami est reconnu pour son approche picturale singulière mêlant narration visuelle et esthétique colorée, où la rigueur graphique du cerne noir et la profondeur symbolique parcourent les grands enjeux culturels et philosophiques de notre temps. La Galerie Templon accueille Narrations 2020-2024 dans son espace bruxellois jusqu’au 11 janvier 2025.

Habitué des grandes expositions et musées internationaux, le peintre italien Valerio Adami n’en est pas moins un invité familier de la galerie Daniel Templon, mais cette fois, ses cimaises sont à Bruxelles. Le parcours de cet artiste né en 1935, qui a d’abord appartenu à la Nouvelle Figuration, est impressionnant. Il fait son premier voyage en France dans les années 1950, et surprend par la constance de ses choix artistiques. Bien que nous constations régulièrement des modifications perceptibles dans nombre de démarches artistiques, il semble qu’Adami ait su très tôt opter pour un mode de faire, pour une peinture « simplifiée », et « l’utiliser » pour avancer avec elle, et finalement la produire comme son propre commentaire.
En effet, l’usage d’une palette de couleurs très fortes, denses et contrastées a toujours été maîtrisé par un dessin net, souple et continu. Celles-ci sont en aplat, sans le moindre modelé, cernées par un trait noir qui n’autorise aucun fondu. Le trait compose le cloisonnement à la manière des émaux mais n’inflige pas cette idée de séparation étanche, il est un indice conducteur des valeurs colorées. On pourrait se méprendre si l’on s’en tenait à trouver dans sa peinture l’expression, traditionnellement qualifiée de peinture narrative. Certes les objets et personnages se font reconnaître dans les tableaux. Mais leur identification ne sert aucun réalisme, ne renvoie à aucune projection affective ni état émotionnel connu.
Adami a appartenu au mouvement de la Figuration narrative peu après l’exposition emblématique Mythologies quotidiennes (Galerie Creuze, 1964) diligentée par Gérard Gassiot-Talabot, tout en maintenant une passerelle étroite avec ce qui a été la Nouvelle figuration. Adami représente une présence qui s’impose aussi catégoriquement que l’est sa démarche. Pendant les années 1950, son approche est plutôt expressionniste, peut-être inspirée par sa rencontre avec Oskar Kokoschka, mais très vite une transition s’opère dont l’œuvre emblématique sera Broken egg (1963), étrange composition qui, à première vue, fait penser aux éléments et à l’occupation spatiale de Guernica, dans laquelle apparaissent les aplats et le dessin cloisonnant dans une imbrication colorée et géométrique. C’est à cette période au milieu des années 1960, que l’on constate une plus grande détermination du cerne noir dans la peinture d’Adami. Et l’importance de ce cerne se traduira par une « déshumanisation » de ses sujets, qui dès lors, se comportent comme la forme du neutre, une sorte de « on » pictural.

La parcellisation du tout

A cette époque, la problématique de la figuration est largement traitée par les artistes de cette moitié du XXe siècle. Ceux de la Figuration narrative s’attachent à protester entre autres, contre l’abstraction lyrique et l’art informel, mais n’hésitent pas non plus à faire état de leur position critique par rapport au Pop’art, à la politique, à la guerre du Viêt-Nam, puis à Mai 68, etc. L’originalité de Valerio Adami s’étend de sa participation active aux événements politico-culturels de son époque à sa traduction esthétique dépourvue des affects du sujet. Cette originalité est marquée aussi par l’intériorisation des caractères émotionnels au sein de filtres personnels qui frisent le secret, voire le mystère, comme on peut en relever dans ses œuvres inspirées par la mythologie ou la philosophie, Le Mythe de Pandore (1978), commentées par Deleuze, Derrida ou Mac Le Bot, ou encore Heureux qui comme Ulysse a fait… (1977) de son compagnon de groupe, Eduardo Arroyo. Ici, son Is this Hamlet, interroge autant le grand maître des reprises mythologiques que les représentations religieuses auréolées qui constituent une bonne part de notre culture occidentale. On peut remarquer pour un tel croisement de références, l’économie de moyens avec laquelle il unit des univers différents, voire opposés, le monde militaire et la femme nue, la femme (Vierge ?) et un crâne (allégorie du Christ mort ?), autant de connotations historiques, sociales, que culturelles.

Is this a Hamlet, 2020. Acrylique sur toile, 130 × 97 cm. ©Valério Adami, courtesy Galerie Templon

L’exposition de Templon-Bruxelles s’intitule donc Narrations… nul ne saurait mieux dire. Et les œuvres exclusivement datées des quatre dernières années relèvent les points habituels de sa pensée : l’actualité politique, les intérieurs, les personnages…que l’on peut aussi comprendre comme une référence à la classification traditionnelle (peinture d’histoire, de genre…).
On est frappé par la contradiction entre la couleur et la souplesse du trait. Adami a souvent été considéré comme un représentant de thèmes contemporains à son époque, cela est vrai, il en rend compte à la manière de chroniques picturales, mais ce n’est pas tout. Cette figuration narrative n’est bavarde que du point de vue des sujets identifiés, des représentations de scènes formellement et drastiquement contenues entre couleurs et traits. Autre chose est le nœud central de sa force picturale qui réside dans la parcellisation du tout. Adami choisit ses objets et ses personnages et les découpe au scalpel de son trait. Si lui-même contribue à feindre la continuité dans les formes, il les brise bel et bien pour en émietter la réalité, réalité trop vite adoptée par le spectateur qui ne verrait par exemple qu’une étreinte dans Ascoltando la radio (2024) ou un simple propriétaire de chien dans Cane et padrone (2022).

Vue de Narrations 2020-2024. ©Valerio Adami, courtesy Galerie Templon

Des zones « temporelles »

La connotation de violence sociale, de cynique insouciance, déborde du dessin et de la composition. Les effets de changement d’échelle dans une même scène, de différents points de fuite et lignes de construction, déréalisent le sujet advenu dans le titre. On ne peut se laisser tenter par cette concordance trop implicite, semble nous dire Adami. La complexité nous apparaît encore plus grande lorsqu’il écrit dans les peintures. Les mots qui viennent s’inscrire dans la toile importent autant pour leur valeur informative que pour leur fonction plastique qui participe de l’organisation graphique. Cela illustre d’une certaine façon ce que Gassiot-Talabot résume ainsi : « Est narrative, écrit-il, toute œuvre plastique qui se réfère à une présentation figurée dans la durée par son écriture et sa composition sans qu’il y ait toujours à proprement parler récit ».
En effet ce que l’on remarque, c’est que l’écriture autant que les séparations de couleurs définissent des zones « temporelles », elles font référence à un temps hors champ de l’expérience, comme si cette mesure chronologique devenait soudainement platonique. Il y a lieu de tenter de comprendre l’énigme d’un tel mode de représentation. Cela se vérifie dans cette façon si distanciée de représenter le temps dans l’espace. L’espace n’est ni projeté ni fantasmé, il est un espace plastique, pictural. Son intérêt pour les voyages, et les déplacements qu’ils impliquent, le montre, ils sont proportionnellement inverses au résultat produit. Le Voyage de Freud à Londres, cloisonne la narration à la manière de la BD (comme en donnait le ton pour l’affiche de l’exposition de 1964, réalisée par Rancillac), mais ici pas de phylactère, des sortes de pattes de mouches simulant vaguement ses initiales.
Tout se passe dans l’organisation plastique du tableau, emblématique de ce point de vue.  Freud quitte Vienne le 4 juin 1938 pour Londres via Paris, et c’est son arrivée à Paris que saisit Adami. Il montre l’intérieur capitonné du wagon, le bleu de la vitre, le visage symbolisé par le chapeau et les lunettes rondes de Freud. On peut ainsi comprendre les références « illustrées » à la psychanalyse d’une part avec les figures de déplacement, et d’autre part avec celles de la condensation deux concepts chers à Freud, qu’Adami évoque métaphoriquement avec une concision redoutable.

Vue de Narrations 2020-2024. ©Valerio Adami, courtesy Galerie Templon

Le trait du dessin est un dessein

Dans l’œuvre d’Adami, le mouvement est figé dans les cernes, les gestes sont dessinés sans impression de mobilité, le temps est découpé par séquences, arrêté sur des figures qui n’illustrent rien d’autre qu’une fixation des connotations venues à l’esprit. Son rapport avec la mentalité de l’époque est critique à cet endroit en ce sens que le monde va de plus en plus vite, et lui, le fixe un instant, le soumet à notre observation en nous proposant de le considérer à la loupe de symboles ou de puissance colorée. Ce n’est pas une façon « anti-picturale » comme la critique de l’époque pouvait le mentionner, mais plutôt une peinture qui a mis l’accent sur la plasticité, avec le minimum « syndical » dû à l’imitation. Cela a pour effet la dématérialisation du sujet, sa dissolution tandis que la toile privilégie une lisibilité abstraite, dépourvue d’affects. L’espace plat qui nous est donné à voir entretient des liens d’objectivation d’une représentation qui n’est qu’un prétexte au discours référentiel qu’il n’a jamais négligé. Plus que jamais, la peinture d’Adami vérifie que le trait du dessin est un dessein.
A la lumière des clés picturales données par l’artiste, nous saisissons que les œuvres récentes de Valerio Adami exposées à la galerie Templon demeurent une approche esthétique engagée sur la société contemporaine. Son affirmation, « J’utilise la couleur comme au cinéma on utilise le gros plan », lui permet d’extraire de l’environnement public toute scène et de la convertir en une distance froide et critique, celle que le talent adresse toujours au public.

Ascoltando la radio, 2022. Acrylique sur toile, 162 × 130 cm. ©Valerio Adami, courtesy Galerie Templon

Contact> Valerio Adami. Narrations 2020-2024, du 7 novembre au 11 janvier 2025, à la Galerie Templon, Bruxelles, Belgique.

Image d’ouverture> La sfinge (che divors chi non sa rispondere al suo quesito), 2024. Acrylique sur toile, 89 × 130 cm. ©Valerio Adami, courtesy Galerie Templon