Pour la première fois, l’intégralité de la Fondation Beyeler, parc compris, est transformée en un lieu d’exposition expérimental. Organisée en partenariat avec LUMA Foundation, la manifestation réunit le travail de 30 artistes, parmi lesquels Ian Cheng, Marlene Dumas, Peter Fischli, Carsten Höller, Pierre Huyghe, Cildo Meireles, Fujiko Nakaya, Tino Sehgal, et Adrián Villar Rojas. Après Bâle, l’exposition collective interdisciplinaire évoluera, se transformera comme un organisme vivant, et sera présentée sous une autre forme à Arles et dans d’autres sites LUMA. L’édition suisse est à découvrir jusqu’au 11 août.
La Fondation Beyeler s’associe à LUMA Foundation pour une exposition collective déclinée selon une formule inédite en deux séquences. La première, Making of, pendant laquelle le montage de l’exposition était visible au public et donnait l’occasion de voir travailler les équipes, de suivre l’accrochage et d’assister aux essais y compris à des performances. La deuxième concernant les espaces, intérieurs et extérieurs, mis à disposition d’une trentaine d’artistes dont certains sont aussi commissaires. On y rencontre les œuvres de Michael Armitage, Anne Boyer, Federico Campagna, Ian Cheng, Chuquimamani-Condori et Joshua Chuquimia Crampton, Marlène Dumas, Frida Escobedo, Peter Fischli, Cyprien Gaillard avec Victor Man, Dominique Gonzalez-Foerster, Wade Guyton, Carsten Höller avec Adam Haar, Pierre Huyghe, Arthur Jafa, Koo Jeong A, Dozie Kanu, Cildo Meireles, Jota Mombaça, Fujiko Nakaya, Alice Notley, Precious Okoyomon, Philippe Parreno, Rachel Rose, Tino Sehgal, Rirkrit Tiravanija et Adrián Villar Rojas. Ils constituent la force d’intervention de cette exposition très innovante, plus largement développée par Sam Keller, Mouna Mekouar, Isabela Mora, Hans Ulrich Obrist (directeur artistique des Serpentine Galleries à Londres), Precious Okoyomon, Philippe Parreno et Tino Sehgal en étroite collaboration avec les autres artistes.
La complicité des personnels de la Fondation Beyeler a été nécessaire pour la visite de cette mise en place de l’exposition afin d’en saisir la conception tentaculaire. L’occupation des lieux et jardins, ressemble au premier abord à de « simples » installations, mais cette impression est rapidement confondue par la fonction générative d’une œuvre monumentale de Philippe Parreno intitulée Membrane (2023), constituée d’un mât aux fonctions sensorimotrices qui dispose d’un langage construit, appelé delta A avec sa syntaxe VSO soit verbe, sujet, objet et traduit des signaux électroniques en sons qu’elle module. Philippe Parreno et Precious Okoyomon décrivent cette approche comme une reconnaissance des complexités et des incertitudes inhérentes à la collaboration artistique, en les considérant comme partie intégrante du processus créatif.
On comprend alors le caractère exceptionnel donnée à cette exposition sans titre, si ce n’est Fondation Beyeler-Luma Foundation, qui n’aura rien de stable, rien de définitif, soumettant le spectateur à l’interaction permanente entre les œuvres, les artistes, la singularité de leurs démarches et les aléas des lieux. En effet, la conception partagée entre les artistes est de rendre compte de l’art qui se veut être à l’image d’un organisme vivant. Vivant au prix inconcevable jusque-là d’une modification permanente de cet organisme à l’instar des avatars logiques de nos apparences. Nous ne devenons jamais autre chose que des humains mais les stases de la beauté, de la temporalité, de la monstruosité parfois agissent comme des variables incontournables, ce qui modifie en conséquence une conception de l’art figé dans une esthétique historique.
L’exposition ouvre sur le titre de l’exposition précédente, une phrase d’Allen Ruppenberg (1944) « Honey, I rearranged the collection ! », traduit par « Chérie, j’ai réarrangé la collection » , qui s’est déroulée du 18 février au 21 avril. Si la citation n’a pas de lien avec l’accrochage en cours, elle rend bien compte du passage entre les deux montages, un réel making of ! De l’opportunité d’accrochage des œuvres issues de la collection Beyeler s’ensuivent de savantes combinatoires avec les œuvres d’artistes contemporains participants afin de créer d’impertinentes dynamiques entre elles ou de collusions plastiques très opportunément provoquées. En effet, les chocs entre temporalités, manières, sujets, compositions, etc. apparaissent comme un gisement dans lequel les artistes se sont activés à couver de nouveaux axes esthétiques.
C’est donc dans cet esprit d’un contexte pictural passé (œuvres de toutes les époques et de tous les styles) enrichi du présent, de formes attendues et de celles qui le sont moins, de rapports conventionnels ou incongrus que Tino Sehgal ouvre la danse et fait éclater les barrières entre périodes picturales. Articulée autour de la notion de transformation continue, reflétant la diversité et la complexité des démarches artistiques réunies, l’artiste a spécialement créé dans huit salles consécutives des éléments transformateurs intégrés à la présentation générale, visant à offrir aux visiteurs des expériences variées à chaque visite. Doté d’une carte blanche liée au principe associatif élaboré par lui, Sehgal a établi, par exemple, une continuité spectaculaire entre des toiles, de Monet, Van Gogh, ou Marlène Dumas, en les faisant correspondre les unes aux autres par la ligne d’horizon. La disposition des tableaux s’en trouve subversive, en ce sens que les toiles sont mises bord à bord, se touchent, et qu’elles s’offrent au regard non plus isolément avec leurs qualités plastiques propres mais collectivement à partir de la ligne d’horizon des paysages respectifs à chaque peinture. Ce principe fut utilisé en photographie par l’artiste Jan Dibbets en 1973 qui mettait à l’épreuve la ligne d’horizon du paysage hollandais mais les photos une fois raboutées dessinaient une courbe. Ici le principe d’accrochage redessine une ligne d’horizon qui métaphorise la hauteur de regard du spectateur en conservant une ligne horizontale.
Plus loin, une suite établie entre une peinture de Van Gogh, suivie par une autre de Carsten Höller et enfin par une troisième de Max Ernst produit une suite d’électrochocs visuels inattendue. Ce dispositif est une vraie réussite, une explosion d’intelligence esthétique qui réveillent nos certitudes et stimule d’autres angles de vue. Cette simple correspondance crée elle-même une figure plastique sur les murs et fournit un éclairage nouveau de chaque œuvre, reconnaissable ou pas, car il faut bien le dire, l’abondance des associations réalisées dans la Fondation est une véritable surprise.
Elles contribuent toutes à appréhender le site comme une arène d’échanges interdisciplinaires et de créativité collective, voire comme un corps en pleine métamorphose. L’exposition montre des sculptures, installations, films, performances, on y retrouve des œuvres de Louise Bourgeois, Paul Klee, Ellsworth Kelly, Picasso, Richter, Mondrian, de Beuys… Les tableaux sont disposés parfois sur la pointe, parfois inclinés dans le sens d’une chute, Giacometti y dialogue avec Bacon sur des histoires de corps, quand d’autres posent la question de la présentation vs représentation de l’artiste. Une véritable synergie s’organise entre les œuvres et le spectateur est ébloui par tant d’audace.
Sans pouvoir décrire toutes les salles qui se succèdent, le programme étant extrêmement riche et diversifié, l’événement ne se limite pas à l’espace intérieur mais s’étend aux espaces annexes de la billetterie, du vestiaire, de la boutique, offrant aux visiteurs des moments de pure rêverie, lorsque doucement, le brouillard de Fujiko Nakaya s’élève du sol, envahit l’air et va s’appuyer contre les grandes verrières de la Fondation. Depuis l’intérieur, l’effet est grandiose. Tout se passe comme si le nuage venait à notre rencontre, lentement, porteur d’une douceur infinie et silencieuse et nous ramène à notre insu aux ciels de Richter à l’intérieur.
Au-delà de ces correspondances formelles, et d’une théâtralisation somme toute bien anticipée, on est interrogé cependant par le fait, la montée d’un nuage qui, obstruant momentanément la vision extérieure, est à porter au compte de l’art. La création d’une si belle buée est-elle un critère à elle seule de la notion d’œuvre ? La question peut paraître brutale, mais le sentiment de se laisser emporter par trop d’effets l’implique. Le renforcement mutuel avec les œuvres de Richter et les autres pourrait suffire à la réponse mais elle incarne surtout l’enjeu d’un tel défi qui crée à coup sûr une dimension poétique que seul l’art est capable de produire. Ce type de dispositif pointe l’air, la forme, le regard et la réciprocité qui découlent de leur interaction, en créant une singularité d’expérience, unique, individuelle, voire intime, comme on pourrait le vivre au sein d’une œuvre de James Turrell sauf que cela se passe en espaces collectifs et partagés.
Telle une grande surface d’inscription comme Picabia l’avait réalisée avec L’œil cacodylate, l’originalité du concept convie une pluralité d’actions sur une « surface » d’inscription ouverte et immense. Le principe renouvelle une forme d’air du temps, évoquée antérieurement par l’artiste égyptienne Susan Hefuna (2007) fondant son œuvre sur le collectif de femmes, ou par le mode critique que formule Caroline Soyez-Petithomme (1) affirmant : « (…) Ce que nous montrons, ce sont les œuvres, alors que ce qui compte tout autant (voire bien davantage qu’elles), ce sont les effets de production, de développement, de réorientation d’un agir-ensemble, lequel demeure par lui-même invisible ». Cependant cette exposition met autant en exergue les individualités que la modification organique issue du collectif.
On citera encore un exemple de cette présence tentaculaire des œuvres, installées partout jusque dans les vestiaires, qui crée un effet de doute sur une réelle intervention artistique, voire sur une possible modification des espaces communs. En réalité, ils sont effectivement modifiés, mais sous l’impact d’un projet artistique de l’artiste Dozie Kanu qui a transformé certains casiers des vestiaires, en vitrines, en y plaçant de petits objets éclairés par une lumière rouge, sans toutefois en empêcher l’accès général.
L’ambigüité d’usage obtenue concerne la sacralisation des espaces. Ainsi, un espace, habituellement négligé par la muséographie puisqu’il relève du caractère privé dédié à la protection d’objets individuels, n’est plus sélectif mais révélé, et la sensation d’une présence exogène prive le spectateur d’une appropriation intime, fusse-t-elle sous la forme d’un casier. Il le prive de ce seul instant où ce que l’on croyait être un espace provisoirement à soi, où protéger quelque objet personnel, s’avère altéré. Ce moment force à une autre réalité, celle de se rendre à l’évidence de ce que ces espaces partagés le sont réellement avec une œuvre. Intégrer au registre de l’art, une telle passerelle entre public et intimité, espace officiel et espace transgressé, relève d’un pari qui abat les normes esthétiques au profit d’une réflexion plus vaste en termes de muséologie, de désacralisation, de recréation, de hasard travaillé, et d’une sociologie différente de l’art. En considérant la démarche globale du projet, rapatrier ces lieux non nobles, non consacrés, dehors, dedans, genres et figures mêlés, a un sens. Celui d’extrapoler la rencontre avec l’art qui peut donc se produire partout, pas seulement à la faveur de lieux dédiés, au prix d’un abandon du caractère fantasmatique que représenterait non seulement la possession d’un casier à soi, mais du caractère fantasmatique investi traditionnellement dans l’unicité de l’œuvre (2). Explorant un labyrinthe d’architecture et de performances, l’ex-position présente encore de nouvelles perspectives, telle l’installation dans les jardins d’un très grand écran de Dominique Gonzalez-Foerster sur lequel les images émergent de façon équivoque entre réalité et fiction, entre espace céleste, les anges et nuages réels …
Enfin on pourrait penser encore qu’un tel mode de commissariat est assez fréquent à l’heure actuelle, selon ce principe associatif entre des artistes qui se cooptent, entre un artiste et un écrivain, entre un artiste et un procédé… (dans le même temps en France, l’exposition Entre les lignes, au Mo.Co de Montpellier, en témoigne, elle est divisée en chapitres partagés entre écrivains et artistes, ou encore comme l’a fait le Mudac de Lausanne en associant des objets de design historiques, ou plus récents, à des créations directement issues du mouvement surréaliste). L’art aurait tout à gagner dans ces procédés associatifs mais à quelles fins ? Serait-ce un souci pédagogique en plus d’un nouvel éclairage des œuvres ? Un nouvel enjeu ? Car il faut savoir que durant cette exposition à Riehen-Bâle, les œuvres sont déplacées en permanence, et qu’il est peu probable de voir deux fois la même exposition. Autant d’actions que d’artistes conjugués, et l’impossibilité de rendre compte de ce tout transformé en permanence évoque l’image d’une irrigation sanguine ou d’une sève végétale.
Si on le comprenait dès le Making of, la vie organique de cette exposition est un constant spectacle qui abonde les murs et les esprits conformément à un concept de monstration expérimental et vivant. Les croisements entre époques et manières sont saisis avec pertinence, souvent inédits pour le meilleur de l’imaginaire. En réalité ce n’est pas l’esprit de comparaison qui s’en dégage, mais un esprit de créativité qui en triomphe.
(1) Comment montrer le collectif ? Multitudes 2011/2 (n° 45), pages 29 à 32.
(2) Voir le fameux texte de Walter Benjamin (trad. de l’allemand par Frédéric Joly, préf. Antoine de Baecque), L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Payot et Rivages, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2013 (1re éd. 1939)
Infos pratiques> Jusqu’au 11 août à la Fondation Beyeler, Riehen/Bâle, Suisse. Le programme propose également une série d’activités interactives, incluant des expositions, des spectacles, des concerts, des lectures de poèmes, des conférences et des activités communautaires. Cette approche encourage les visites multiples, avec des billets de retour offerts pour permettre aux visiteurs de vivre différentes expériences à différents moments. Renseignements sur le site de la Fondation.
Image d’ouverture> Philippe Parreno, Membrane, 2023. Structure cybernétique à capacités sensorimotrices et traitement génératif du langage, courtesy l’artiste ©Philippe Parreno; Fujiko Nakaya, Untitled, 2024, Potable water, 600 Meefog nozzles, High pressure pump motor system, courtesy l’artiste, ©Fujiko Nakaya. Photo Mark Niedermann. Fondation Beyeler, Riehen/Bâle, 2024.