Elève de Gerhard Richter à la Kunstakademie de Düsseldorf jusque dans les années 1980, Lion d’or à la Biennale de Venise en 2005, Thomas Schütte est actuellement l’invité de la Monnaie de Paris. Sous le commissariat de Camille Morineau, directrice des expositions et des collections de l’institution, la rétrospective – la première consacrée au travail de l’artiste allemand à Paris – se développe à travers trois thématiques : la figure humaine, la mort et sa représentation, l’architecture. Fruit d’une étroite collaboration avec l’artiste, l’événement présente plusieurs séries majeures de son travail comme les United Enemies, les Frauen et Vater Staat, ainsi que des œuvres inédites. « Mes œuvres ont pour but d’introduire un point d’interrogation tordu dans le monde », explique celui qui compte parmi les principaux acteurs du renouvellement contemporain de la sculpture. A découvrir jusqu’au 16 juin.
La Monnaie de Paris présente actuellement l’œuvre du sculpteur allemand Thomas Schütte. L’exposition donne une idée large et complète de ses facettes créatives, passant de la peinture à la sculpture, aux installations et à l’architecture. Autant de médiums qui ne l’enferment jamais et suscitent une approche parfois déroutante et un effet de surprise. L’exposition, intitulée Trois actes, se déploie en trois volets comme l’annonce l’imprimé très bien documenté proposé au visiteur. Thomas Schütte aborde ainsi trois thèmes déclinés à partir de la figure humaine – thème qui lui est cher à travers ses anciennes préoccupations sur le portrait –, de son rapport à la mort et de son implication dans le domaine de l’architecture.
Installées dans la cour, des œuvres imposantes font référence à l’homme, à l’animal, à la dualité, mais aussi à des sujets plus symboliques comme la patrie, à travers Vater Staat (Père Patrie, 2010) ou Mann mit Fahne (Homme au drapeau, 2018), œuvre conçue pour l’exposition. Le traitement de chacune des sculptures montre que l’artiste utilise ce mode d’expression à d’autres fins que celles de servir le sujet représenté. Les visages sont déformés, la taille des humains est surdimensionnée, l’animal se confond avec des objets mythologiques, comme pour Troisième animal (2017) dont on découvre qu’il est une fontaine.
Située à l’intérieur de ce beau bâtiment à étages, la deuxième partie de l’exposition ouvre sur la série des Muses et héros. Dès l’entrée, le visiteur comprend que le trajet à effectuer le conduit de matières inattendues, comme l’aluminium pour représenter un corps féminin, en figures tourmentées qui semblent issues d’une pratique de la glaise vite exécutée, mais dont d’autres exemples en verre, tels que Glaskopf C Nr 4 (2013), démentent aussitôt l’idée d’un éventuel hasard. La très impressionnante série de Nains de jardin (Gartenzwerge, 2017), en couleurs, adroitement installée en hauteur oblige à questionner ces visages masculins, sombres, inquiets ou menaçants. Sont-ils ceux d’une guerre dont il ne reste que des têtes ? Ou l’hommage à des travailleurs forcenés ? Ou bien encore la figure de l’excès incarnée dans le masque grec des coryphées ? Au-delà de ces questions, n’est-ce pas par la métaphore d’une souffrance corporelle que Schütte traite de ce rapport à la mort et peut être plus encore de celui à la finitude humaine ?
On assiste ainsi à un dialogue permanent entre les œuvres et l’histoire de l’art. La sculpture intitulée Aluminiumfrau Nr.17 (Femme en aluminium n°17, 2009) montre une femme couchée qui semble inachevée, et renvoie pourtant à une statuaire orientalisante à l’identique de ces femmes massives présentes dans Femmes d’Alger de Delacroix, ou à celle de ces odalisques alanguies notoires chez Ingres ou, plus tard, chez Matisse. Sauf que celles de Schütte n’offrent pas tant de sensualité, excepté un drapé moelleux excluant le corps, aussitôt contredit par l’effet froid et lumineux du matériau d’aspect métallique. La disproportion de la tête et l’appui rigide sur le coude viennent aussi contrarier tout aspect de séduction. En revanche, si elle devait être muse, le spectateur devrait alors l’extraire d’une mythologie personnelle et projeter sur elle les qualités souhaitées, car elle-même n’en livre ni les codes ni les avances.
On constate à ce terme que l’artiste élabore un sujet qui ne renvoie pas vraiment à la logique de la forme qui lui est inhérente, il propose un « à côté », une ouverture, une divagation, et c’est là toute sa force. Chaque forme affirmée, chaque matériau employé, chaque dimension d’objet transporte une ligne d’hésitation entre deux genres, deux matières, deux échelles, deux sujets.
Dans un registre plus technique, pour certains de ses travaux, Schütte a procédé en deux temps, que le visiteur peut vérifier à l’observation des vitrines contenant des sujets en pâte à modeler. On trouve ainsi la réalisation d’un animal pas tout à fait orthodoxe, en matière rouge brun, sorte de maquette du Drittes Tier (Troisième animal, 2017) aperçu dans la cour (notre photo d’ouverture), mais visiblement réalisé en bronze par la suite et à une autre échelle. Qu’il s’agisse de cette miniature ou de l’œuvre installée à l’extérieur, la première impression est celle du grotesque. Mais lorsqu’on saisit mentalement ces deux sculptures à la fois, l’impression se précise et c’est le changement d’échelle qui s’impose plutôt que le passage du jouet au monstre, à l’image de ces figures de peur infantile qui prennent des proportions gigantesques dans le phantasme. L’élaboration même de l’objet y contribue par les détails : le monstre n’est ni un dragon ni une baleine, il crache de l’eau à la place du feu. L’eau éteint en quelque sorte les images liées au dragon, auquel se substitue la fontaine-animal, en majesté dans la cour, avec sa dose d’ambiguïté. A travers cette réalisation, on peut se demander à quelle visée s’attache l’artiste. Il n’est plus question ici de relation évidente à la mort, ni de relation à l’autre de façon marquée, ni de masculin/féminin, mais de dualités interrogeant de façon métaphorique le genre mi-animal, mi-mythique, l’altérité et la monumentalité.
Autrement dit cet objet, emblématique de tout le reste de son travail, offre les bases d’un traitement de l’ambiguïté qui oblige à la variation de nos attitudes. Si l’on est persuadé d’une première figure, la matière, la forme ou la référence nous fait basculer très vite dans une interprétation connexe. Ainsi en va-t-il pour le reste de l’exposition, où les matériaux employés remettent sérieusement en question le sujet, la mémoire, le langage.
A travers la complexité des œuvres mises en valeur par la commissaire Camille Morineau, on peut suivre les pistes des axes fondamentaux du travail de Thomas Schütte. Ceux-ci sont complétés par une exploration de l’architecture, Kristall II (2014), qui à défaut de proposer des espaces réels, réinvente une fiction liée à l’échelle de l’homme. Des bâtis, oui, au regard de ce que l’homme apprivoise de lui-même, sa taille, son environnement, ses circulations. Ce qui est frappant, c’est de voir à quel point le passage à l’architecture transporte les mêmes interrogations. Là aussi, il est question d’échelle corporelle, de mesure entre l’humain et toute autre altérité réduite à l’unité : maquette de maison, maison pour une personne, réalisation à l’échelle 1, autrement dit l’autre de lui-même. Tout se passe comme si l’homme devenait la marionnette de l’humain.
On constate enfin qu’il y a un croisement des thèmes, des genres, de l’histoire de l’art dont l’unité se fait par la manière. Plus encore qu’aux dualismes affirmés entre femme/homme, sujet/objet, monumental/petit, il s’agit d’une finitude de tout sujet, y compris animal, tous incarnés dans des modes techniques divers qu’épuisent le matériau et le changement d’échelle. L’étrangeté continue de l’œuvre de Thomas Schütte en fait un artiste jamais prévisible, qui reprend en répétition les couches de l’histoire de l’art par les traitements très singuliers appliqués à chacun de ses engagements plastiques. L’opposition, la contradiction, la monumentalité, l’ambiguïté concourent à nourrir la signature plastique des domaines explorés par l’artiste.