Le Musée Matisse, à Nice, accueille actuellement Djamel Tatah. Le peintre a sélectionné dans les collections du musée une centaine d’œuvres graphiques et de sculptures d’Henri Matisse, qu’il fait alterner avec une trentaine de ses propres tableaux. Au cœur du musée, un espace est consacré à ce que l’artiste invité nomme un « cabinet de curiosités communes ». Y séjournent des objets dont Matisse s’entoura toute sa vie, provenant souvent du monde musulman, et quelques objets significatifs du parcours de Tatah, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. A découvrir jusqu’au 27 mai.
De la même manière que l’on peut dire Tartarin de Tarascon, l’exposition actuelle du musée Matisse à Nice nous permettrait de dire Tatah de « TatahNice ». On voudra bien pardonner cette entrée en matière sous forme de galéjade qui fait état de la surprise de la cohabitation entre Henri Matisse et Djamel Tatah. En effet bien que nous soyons prévenus dès l’entrée que le rapprochement proposé entre les deux artistes a été fait selon un choix d’œuvres exclusivement en noir et blanc de Matisse, il semble avoir été inventé autour d’une communauté de lieux peints pour Matisse, et de lieux mentaux, quasi imaginaires pour le second, à l’instar de l’incongruité des Tarasconnais lors de la publication du roman. Cette première impression sera appelée à être révisée, mais elle pose la question d’emblée de légitimer le talent pictural de Tatah par la facture inégalable du trait de Matisse ? C’est ce qui s’impose au visiteur. Qu’est-ce qui peut justifier cette approche ?
Plusieurs réponses nous sont données dans cette accrochage, la première étant que l’artiste a lui-même sélectionné une centaine d’œuvres de Matisse en noir et blanc, donc particulièrement son œuvre graphique, mais aussi des sculptures, qu’il fait cohabiter avec une trentaine d’œuvres personnelles. Les motivations diverses arrivent ensuite. Elles concernent le dessin, le trait, les espaces, les voyages, les analogies sentimentales, les objets et une forme d’identité de l’artiste, projetée sur les représentations matissiennes.
Si Matisse a fait les déplacements au Maroc et en a rapporté les superbes peintures que l’on sait, Djamel Tatah n’a connu le Maghreb dont il est originaire que tardivement. Les noms, les consonances, les dires familiaux lui ont permis de s’imprégner d’une culture orientale qui n’était pas la sienne, mais qu’il a empruntée par sensations multiples, par nostalgie fusse-t-elle picturale, pourra-t-on affirmer. En effet, il découvre la peinture et décide à 14 ans de devenir peintre. Des projets de couleurs naissent en même temps qu’il voit des expositions. Ce qui est frappant lorsqu’on entre dans l’exposition c’est l’inefficiente allusion d’un tel rapprochement. La peinture de Tatah a son autonomie, peinture plate telle qu’elle est nommée par la critique actuelle, c’est-à dire colorée, sans modelé, d’un style puissant et imposant. La sobriété et l’économie de la touche, du sujet, de l’expression autant manuelle que représentée, contrastent violemment avec les traits fougueux des pinceaux matissiens, avec malgré tout, les couleurs explosives qui occupent notre mental du maître du Cateau-Cambresis.
Chez Tatah le calme et la sérénité des œuvres rejoignent un univers de silence, le talent lui vient de cette manière d’effacer le sujet, de déposer par un acte quasi subreptice, une forme plus qu’un personnage, une volute sans mouvement sur les bords du tableau, et d’intégrer la ligne qui le délimite dans la surface campée de monochromie. Les jeux de tension que l’on remarque tout de suite entre les bords et les figures rappellent davantage les collages de Matisse, mais cela n’est qu’un des parallèles possibles.
L’ambiance est étrange car à aucun moment on ne sent la connivence plastique ou l’analogie graphique. On se sent pourtant contraint de devoir établir une proximité de traits entre les deux styles, entre deux artistes dont la complicité graphique pourrait tout autant se retrouver avec Calder ou certains artistes d’un plus général line art. On se demande par conséquent si les éléments identitaires ne participent pas à la construction de ce rendez-vous forcé, une complicité imaginée, mais absente dans le réel pictural, malgré la subtilité de Tatah à avoir privilégié des œuvres en noir et blanc.
A dire vrai, l’exposition n’est pas une preuve sur le plan plastique et la rechercher en serait absurde aussi. En revanche, les relations de proximité intellectuelle, de voisinage esthétique, liées aux lignes courbes, à un certain usage de la ligne orientaliste et aux contrastes colorés nous font entrer dans le monde feutré des intérieurs de l’orient dont on pourrait faire l’expérience décalée dans un hammam ou dans les rues désertes d’un village du sud. Un silence qui se voit, des couleurs qui se touchent, un sujet en absence, convoqué et peu disert.
Seules quelques compositions échappent à l’attraction spatiale de ces êtres aimantés par la base du tableau, particulièrement en référence aux dessins de La Danse de Matisse réalisés pour la Fondation Barnes. Elles dévoilent des êtres bloqués entre les coins supérieurs du tableau comme s’ils avaient été soulevés puis figés en plein vol. Une disposition spatiale analogue à certaines perspectives employées dans les années 1970 par l’artiste Henri Cueco et sa faculté à mettre de la distance avec le réel. Le mouvement est décrit sans dynamique mais signifié dans l’espace par un positionnement qui ne laisse pas de doute sur le déplacement, exprimé comme une colère sans changement de prosodie, à la manière dont un homme de théâtre déclamerait fermement sur un ton monocorde pour ne pas solliciter son public. Pas d’éclats, ni de voix dissonantes mais une recherche d’intrication entre deux cultures, qui passe par des dédoublements de personnages, des allégories abstraites, osons le paradoxe. Pour preuve, les différentes émotions qu’évoquent l’artiste lui-même comme la découverte des œuvres de Barnet Newman au Centre Pompidou, qu’il nomme événements, sont traduites par ces aplats denses et sobres que l’on relie à la color field painting. En atteste cette toile majestueuse où le rai de lumière éclaire une femme-statue adossée à la couleur.
Tatah a choisi la figure humaine, sans expression, impassible et puissante dans son assise monumentale, figure de ce que lui, en tant qu’artiste a souhaité apporter à la peinture occidentale. Il est lui-même, tout en simplification d’une mémoire bue, il en rejaillit un silence narratif, en points de suspension, où la peinture sonne à certaines heures pour elle-même.
Organiser la rencontre entre deux aventures picturales est un parti pris qui a des choses à dire, celui d’enrichir nos esprits et nos aptitudes à la délectation, même si parfois les trajets ne se croisent pas, ils se côtoient avec ténacité dans les effets de miroir, en s’observant sans s’imprégner vraiment. La peinture de Djamel Tatah affronte avec sa monumentalité le trait incisif et puissant de Matisse, sa peinture envahit la surface, sans irrigation de couleurs, avec une polychromie réduite, choisie et généreuse. Le résultat produit un échange virtuel de projections, d’admiration, et d’inspiration mais on se demande quelle peut être la passerelle esthétique qui a porté ces deux œuvres sur deux plateaux présentoir.
Une question s’adresse alors au commissariat de l’exposition : un rapport non pas avec le lieu mais avec des liens fantasmés à des lieux suffit-il à établir un jumelé entre deux pratiques dont les points communs s’avèrent plus projetés que réels ? Y aurait-il des raisons à ce qu’un artiste soit mis en apposition avec un autre au prétexte d’un récit familial lui aurait révélé une origine commune ? C’est un peu de ce sentiment qui est ressenti au cours de la visite. Alors comment accéder sans résistance à cette hypothèse ?
Pour maintenir respectueusement cette possibilité et qu’elle n’apparaisse pas fortuite comme il y paraît, deux aspects peuvent encore être observés. Le premier concerne la statuaire, le second les thèmes récurrents en histoire de l’art.
Un compromis est trouvé avec les sculptures choisies pour l’installation par Djamel Tatah. La monumentalité des femmes de Matisse dans de petits volumes trouve un écho loyal dans la masse colorée des peintures de Tatah. Un dialogue s’établit entre les volumes arrondis matissiens qui n’aiguisent pas l’espace d’élancements de matière mais le révèlent, et les vides sculptés de la surface picturale de Tatah. Ses quasi-monochromes engendrent l’espace, les lignes prennent place dans un rapport commun aux deux gestes, celui bosselé qui imprègne de plénitude les sculptures de Matisse, et celui de la charge monochrome qui sature l’espace de Tatah. C’est dans cette rythmique calme, de la présence du bronze et de la masse de la peinture qu’un accord se produit, un son de flûte produit par cette connivence.
Le second aspect qui réunit ces deux œuvres concerne les thèmes, des Odalisques et des objets par exemple. Sujet typiquement issu de l’iconographie orientaliste, l’odalisque n’a cessé d’inspirer des œuvres où la sensualité, le mystère se font représenter par des femmes alanguies, sorte de timbres à l’effigie d’un monde exotique prêt à nous séduire. Pourtant, c’est dans ces œuvres-là que Tatah rejoint Matisse au plus près. Dans cet accès à la figure, provoqué par un trait incisif malgré sa forme amollie, elle est à la recherche d’un regard qui l’assure de sa nature picturale. Elle l’est aussi par les courbes du corps et des drapés. Une sollicitation à peine déguisée à convoiter l’obscurité mystérieuse.
Le bas du tableau de Tatah, concerné par ce thème, est occupé par une femme extraite directement de la peinture, des pigments qui sont son milieu naturel. Elle émerge à la surface du tableau, telle une visiteuse qui s’étire d’un bout à l’autre de cette vitrine peinte. Là où Djamel Tatah surprend, c’est dans sa capacité à se lover dans les traces d’un imaginaire où la sobriété de son trait, différent pourtant de la luxuriance des tracés de Matisse, atteint une suavité, en accord avec sa peinture économe. La peinture devient alors concise, maintenue dans sa légende du Sans titre, afin de ne pas se compromettre dans une narration superflue. Il faut remarquer aussi le traitement soigné du visage où seul apparaît un léger modelé qui intègre la discrétion d’un céladon, et rappelle le traitement accompli par nombre de peintres japonais attachés à révéler le hiératisme des visages, un anonymat individuel dépourvu d’expression en faveur d’une neutralité élargie aux humains. La neutralité, la presque indifférence qu’affichent les personnages de Tatah rejoignent également l’humeur de distanciation adoptée par les romantiques devant les menaces du monde, en adoptant une position de surplomb sur le réel. Ces allusions plastiques autant que psychologiques sont autant d’intrications que cultive la peinture de Tatah.
Leurs puissances respectives se croisent, la manière de Djamel Tatah se sent l’obligée de celle de Matisse en ce qu’elle est lente, dense, révérencieuse car habitée par des représentations de personnages sans vie, déposés tels des gisants, aux traits arrondis, en dialogue avec un au-delà du tableau. Leurs corps se délimitent dans l’épaisseur colorée, sans contraste, et rarement en mouvement. Des fils de couleurs plus claires viennent indiquer « ici un corps ». La densité des tableaux vient de ce que les traits fragiles des contours épaississent l’espace, lui restitue sa masse, avec une sorte de sagesse volontaire, organisée à ne faire ni bruit ni mouvement.
Un moment de pur bonheur nous est réservé à la découverte d’eaux-fortes de 1929 prêtées par l’INHA. La neutralité du noir et blanc est abolie par la tonicité du trait, la sensualité d’une trace incisée en souplesse, et les circonvolutions qu’elle produit, proches de l’arabesque.
Et pour ce qui est des objets montrés en commun comme indices de cultures qui ont marqué les deux artistes, Tatah les a réunis sous la forme d’un cabinet de curiosités. Pour cela, enfermés dans une vitrine, on y aperçoit aussi bien des corbeilles en doum tressé, qu’un masque ou des statuettes asiatiques, ou de menus objets collectionnés. Là encore, ce mélange hétéroclite renvoie à l’injonction discrète qui nous est faite d’interpréter ces rapprochements, que Tatah lui-même exprime avec profondeur : « A force de croisements, l’identité mute ».
C’est dans cet état d’esprit inconfortable que l’on peut admirer tout de même un beau hiatus de traits et de couleurs, entouré et fêté par un cabinet de curiosités. D’un côté les objets fantasmés par Tatath, de l’autre les curiosités exotiques que Matisse a rapportées de ses voyages. Cette pièce dédiée à une pédagogie sentimentale est le reflet de l’exposition. Le musée Matisse gagne à accueillir de l’art contemporain avec ses problématiques définitoires tandis que Matisse tout entier habite l’improbable, l’irrésolu, le risque du trait coupant.
Enfin, ce grand écart entre ces deux personnalités picturales adjacentes démontre une séquence entre deux limites. Chacune d’entre elles est à une extrémité du segment et le spectateur doit reconstruire un nouveau tissu pictural entre les deux, une interprétation singulière pour chaque couple d’œuvres formé dans son esprit. Cet apport participatif a un avantage, celui d’amener le public à une interrogation plastique sur les deux personnalités exprimées, l’une sur le motif, l’autre sur la mémoire. La mémoire n’illustre pas le motif et le motif n’avait pas vocation à traduire une mémoire mais une situation. En ce sens, la démarche muséologique a ici une dimension sociologique et la spécificité des deux pratiques respectives s’enrichit d’un tiers-œuvre* construit par le visiteur. Etait-ce le but recherché ? C’est en tout état de cause un effet pertinent de l’accrochage.
* Ecritures détournées et inscription d’œuvre, article dans lequel l’auteure initie le concept de tiers-œuvre, soit une construction mentale de l’œuvre comme résultante de la relation œuvre-spectateur-société. Actes du colloque Ecritures et inscriptions de l’œuvre d’art, en présence de Michel Butor, ouvrage sous la direction de Francesca Caruana, L’Harmattan, Paris, 2014, p.70.
Infos pratiques> Tatah-Matisse.Sans titre, du 16 mars au 27 mai, Musée Matisse, Nice.
Image d’ouverture> Djamel Tatah, Sans titre, 2009, huile et cire sur toile, 60 x 80 cm, coll. part., Paris © Adagp, Paris, 2024. Photo © Jean-Louis Losi