Tania Mouraud : « L’œuvre est une confidence »

L’intérêt des hommes pour les sons de la nature remonte aux origines de l’humanité. Les traditions orales des sociétés premières en témoignent, elles qui regorgent de chants d’oiseau, de bruissements de feuilles ou de murmures de rivières perçus comme des manifestations sacrées. Au fil des siècles, les sons de la nature ont inspiré poètes, musiciens et autres artistes, tandis qu’ils ont intéressé la science jusqu’à devenir un domaine d’étude à part entière. Aujourd’hui, les arts s’emparent de tous les sons de la nature cherchant par cette exploration toujours à en percer les mystères mais plus encore à s’en rapprocher, rêvant que dans chacun des silences propres à la musique composée par l’homme la nature puisse se faire entendre. Les 6 et 7 juin, le chef d’orchestre William Christie, le neuropsychologue et chercheur Hervé Platel, l’ethnomusicologue et mathématicien Marc Chemillier, l’éco-acousticien et chercheur Jérôme Sueur exploreront chacun du point de vue de leur discipline le prochain thème des Conversations sous l’arbre, du Domaine de Chaumont-sur-Loire. Pour cette édition consacrée aux Musiques de la nature, Tania Mouraud présentera Ad Infinitum, vidéo qui donne à voir en noir et blanc la chorégraphie hypnotique de baleines pour laquelle l’artiste a choisi de composer avec différents sons naturels mais pas seulement. Élue membre de l’Académie des Beaux-Arts il y a peu, Tania Mouraud offre ici en avant-première quelques-unes de ses réflexions sur la nature, la musique et la création en général.

Empruntons la machine à remonter le temps

Je suis fille de résistant au pluriel, mon père a été tué dans le Vercors et ma mère était seule. Elle travaillait. Avec mon frère, nous allions chez une nourrice où nous avons attrapé la tuberculose. Deux enfants sur les vingt-sept qu’elle gardait sont morts et nous deux avons passé un an dans un sanatorium du coté de Megève. J’ai donc vécu à la montagne, à la campagne et aussi à la mer. Paris était réservé aux week-ends. Parmi les souvenirs de nature, il y a un petit outil de jardinage qui me semblait très grand et m’impressionnait, des graines de lentille qui germaient sur du coton. J’aimais voir la vie émerger. C’était extraordinaire. J’étais nulle en classe mais j’ai eu la chance de grandir dans une famille très cultivée. Ma mère m’emmenait au Louvre chaque semaine en fonction du programme scolaire. J’ai été en contact avec l’art très tôt. Je me souviens avoir vu une exposition de Cézanne à 9 ans. Aujourd’hui encore, j’en revoie l’agencement des tableaux. Je me souviens aussi avoir chapardé des pots de confiture pour les rapporter à la consigne et ainsi obtenir l’argent nécessaire pour m’acheter un livre sur Mondrian édité par Skira. J’étais à peine plus âgée. A l’époque, nous n’avions pas la télévision. Les murs des villes étaient noirs, les vêtements des gens étaient sombres. La couleur, je la trouvais dans les publicités et dans mon livre d’histoire Malet & Isaac. Je regardais ses reproductions de tableaux sur papier glacé, fascinée particulièrement par les Très Riches Heures du duc de Berry. Comme toutes les petites filles, je dessinais mais je ne me suis jamais arrêtée. Du fait de l’appartenance de mes parents à la Résistance, beaucoup de ses membres venaient à la maison. Il y avait des gens de la culture mais aussi des politiques. J’étais trop jeune pour comprendre leurs discussions mais je baignais dans cette ambiance. J’en étais imbibée. Plus tard, je suis allée en Angleterre dans un pensionnat très chic où il y avait 19 nationalités et où toutes les religions étaient respectées. Grâce à cela, j’ai échappé à l’instruction française aux accents colonialistes. J’ai été très privilégiée.

Tania Mouraud, Autodafé, 1969. Performance, Hôpital de Villejuif. ©Tania Mouraud, Adagp 2023

Au commencement étaient les avant-gardes

A 16 ans, je suis partie chez une tante en Allemagne. Au début, j’étais une fille au pair qui allait voir des expositions. Puis, assez rapidement, j’ai été en relation avec de nombreux artistes, poètes, musiciens, plasticiens comme Beuys, Corso ou les écrivains de la Beat Generation. J’ai toujours été intéressée par les pratiques artistiques avant-gardistes. Un beau jour, après une dispute conjugale, je suis allée acheter de quoi peindre. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’être artiste. J’avais une vingtaine d’années. Ma peinture était celle d’une étudiante. Mais l’avantage d’être autodidacte, c’est que là où certains faisaient trois tableaux en un mois, j’en alignais 50 ! Je peignais énormément et j’exposais. Les Peintures médicales, notamment, ont été très documentées dans la presse. Après l’emprunt des couleurs pop, je me suis tournée vers le minimalisme, puis j’en ai eu assez. J’aimais l’avant-garde mais ma peinture n’en était pas et je le voyais. Heureusement, je suis allée à la Documenta. Là-bas, j’ai compris qu’il était possible d’être artiste sans être peintre. Je suis rentrée et j’ai tout brûlé. Nous étions en 1968 et c’était mon style de faire table rase pour mieux repartir. J’ai alors réalisé les premiers Environnements, les Initiation Rooms, qui se présentaient comme des pièces supplémentaires aux murs blancs, propices à l’introspection. Ensuite, je suis partie en Inde, pays qui avait une très forte influence sur la culture underground de l’époque. Nous étions imbibés de Ravi Shankar, mais aussi des Beatles… Je me souviens des 33 tours de l’Unesco qui nous faisaient découvrir les cultures du monde. J’étais hippie ! C’était le début des années 1970. En Inde, j’ai trouvé ce que je recherchais ce pourquoi j’y suis retournée. Mais l’ouverture artistique sur la modernité, c’est en Allemagne qu’elle s’est produite.

Quid de la musique ?

J’écoutais Varèse en boucle, j’allais au concert de Boulez. Ce qui ne m’empêchait pas d’apprécier aussi Bob Dylan. Je naviguais entre la musique contemporaine, la musique populaire et les musiques du monde. J’avais eu un vague apprentissage de piano, mais je n’étais pas douée. Il faut dire que ma prof, qui était une élève d’un élève de Chopin, m’a un peu écœurée en me laissant un an sur le même morceau ! J’ai toujours beaucoup aimé la musique sans pour autant savoir jouer d’un instrument. A la fin des années 1980, un soir, j’ai entendu David Krakauer à la télévision. Le roi de la musique Klezmer jouait à Paris. Un vrai coup de foudre. Le lendemain, je suis allée acheter une clarinette ! J’ai pris des cours, 4 heures d’apprentissage par jour, et j’ai même fini par m’inscrire à une masterclass dirigée par Krakauer. Avec lui, j’ai découvert les extended techniques. Comment, par exemple, faire voir un cercle en jouant de la clarinette ou émettre des sons avec l’instrument dévissé. C’est à partir de cette période que j’ai commencé à composer. J’ai fondé le groupe Unité de production, avec lequel j’ai pas mal tourné et fait des CD. Puis, j’ai suivi un cursus de 3 ans en ligne au Berklee College of Music. J’étais la seule à faire de la noise, les autres étaient plutôt hip-hop. Chacun composait dans sa spécialité, il y avait des profs pour chaque style, nous étions incités à échanger nos connaissances musicales. C’était génial. Un jour, faute de budget, j’ai accepté de faire une performance seule. Depuis, je n’ai jamais cessé.

La méthode Tania Mouraud

J’ai des idées extrêmement précises. Je suis une adepte de Michel Chion, écrivain, compositeur, enseignant, très concerné par les rapports image/son/musique/mot, et de Pauline Oliveiros, musicienne et compositrice à l’origine du deep listening, manière lente et spirituelle d’appréhender la musique. Ajoutons que j’ai suivi des cours de musique électro-acoustique avec l’extraordinaire Octavio Lopez. C’est à partir de telles références que j’ai développé ma manière. La plupart des compositeurs sont des hommes, la plupart des critiques musicaux sont des hommes, réalité qui engendre un art masculin. Ce pourquoi, j’ai dès ma première Initiation Room, One More Night, invité une femme, Eliane Radigue, à faire le son. Avec Unité de Production, la première chose que j’ai recherché, c’est jouer avec le hasard. Principe qui règne sur mes compositions jusqu’à aujourd’hui. Au moment de l’interprétation, je veux être au même niveau que les auditeurs, c’est-à-dire être surprise par ce qui arrive. Grâce aux logiciels, je balance sans savoir ce qui va se passer. Bien sûr, il y a quelques samples ultra privilégiés, comme le I have a dream de Martin Luther King, qui ponctuent la musique au gré de mes envies. Pour le reste, j’ai une collection de sons de la nature – animaux, vent, orages… – mais aussi des hommes – moto, voiture, bombe… Plus de 1000. Certains sont récupérés et d’autres sont spécialement enregistrés. Il faut savoir qu’il est quasiment impossible à l’heure actuelle de capter un son naturel seul. Toujours une activité humaine interfère. Même dans mon jardin, les chants d’oiseau sont systématiquement parasités par un bruit en arrière-plan. On ne peut pas extraire la nature de notre colonisation.

Tania Mouraud, Initiation Space n°5, 1969-2015. Vue d’installation de l’exposition Tania Mouraud. Une rétrospective au Centre Pompidou Metz,2015. @Tania Mouraud, Adagp

Le lien entre nature et art

En tant qu’artiste, dès les premiers Environnements, j’ai conçu des espaces dans la nature. L’objectif de ces Initiations Spaces était de proposer une immersion fusionnelle avec cette dernière par la contemplation. Suspendus à la montagne ou creusés à flanc de falaise, ils étaient pensés pour différents milieux et de manière à en respirer les odeurs. En forêt, l’espace était creusé dans le sol, de telle sorte que l’humus soit directement à la portée du nez de celui qui y pénétrait. En 2015, j’ai réalisé un projet dont l’idée est née dans le parc du Domaine de Chaumont-sur-Loire où je me suis promenée durant des heures à la découverte des arbres anciens. J’imaginais alors un lieu spécial où il serait possible de s’asseoir et de faire un avec la nature. C’est ainsi que j’ai réalisé Initiation Space N°5, une plateforme carrée surmontée d’une assise tel un long galet poli, invitant le spectateur à s’asseoir face au paysage. L’installation a été montrée au Centre Pompidou Metz, en 2015, au Mamco, en 2023, et cette année à l’occasion de l’exposition Medley à la galerie Cesson & Benétière, à Saint-Etienne. Récemment, j’ai fait aussi une peinture murale urbaine à Angers qui reprend une phrase de la Bible : « Ne faites point de mal à la terre ». Je préfère parler de la terre car pour moi la nature est une fabrication de l’homme. La nature dont on nous parle est un rêve. A part peut-être certaines forêts tropicales dans lesquelles on ne peut pas entrer et encore on sait que même les peuples indigènes, comme les aborigènes, marquent leurs territoires. Partout où l’être humain passe, il laisse une trace.

Initiation Space n°1, 1970. Tirage numérique sur papier FineArt. ©Tania Mouraud, Adagp 2023

A propos de l’articulation entre son et image

La vidéo est silencieuse et moi je balance du son aléatoirement. C’est pour cette raison que j’évoquais Michel Chion. Sa théorie est que le son crée l’image. Si par exemple, vous regardez un beau paysage sans être humain et que tout à coup vous entendez un hurlement, ce qui était gentillet devient alors anxiogène. Le son a changé l’image. C’est ainsi que je travaille, sans m’occuper de caler l’un sur l’autre. Ce sont deux univers séparés qui se rejoignent dans le mental du spectateur. Pour ce qui est de l’image, je fonctionne un peu comme les Indiens, qui affectionnent les longues plages musicales sans trop de variations harmoniques. Une image plutôt abstraite me sert de drone visuel. A l’occasion de l’inauguration du Centre Pompidou Metz, par exemple, j’ai filmé une ligne de feu d’artifice de 100 mètres. Je l’utilise au ralenti comme une base dans laquelle j’insère d’autres images par moment : une manif, Hitler face à la tour Eiffel, Gandhi qui va chercher du sel, des animaux maltraités dans les abattoirs, ou un bateau qui coule. Je ne donne pas dans la mièvrerie. L’histoire du XXe siècle fait partie de moi. Ma personnalité s’est fondée sur le deuil de la famille. Ma mère était une survivante. Dans mon malheur, j’ai eu la chance que mon père soit mort dans le Vercors et non dans un camp. Je suis la fille d’un héros, pas d’une victime. La plupart des membres de ma famille ont été exterminés. A l’intérieur de moi, demeure une douleur permanente qui fait que je suis extrêmement sensible aux affres du présent. Je vis dans ce présent. On ne peut pas dire parce qu’on aime un homme que c’est l’histoire d’amour de l’humanité ! L’œuvre est une expérience de l’ici et maintenant. Elle est une confidence que je fais comme à ma meilleure amie. Je raconte tout, le spectateur reçoit. Il s’agit de faire un voyage ensemble au niveau du ressenti. Telle est ma position.

Tania Mouraud, PreVitSoRaN, 2012. Performance pour la Nuit Blanche 2012, Gare d’Auzterlitz. ©Tania Mouraud, Adagp 2023

Des lions de mer aux baleines

J’étais en Californie pour une exposition vidéo. J’adorais y aller pour ses grands espaces. La solitude ne m’a jamais pesée. De passage à Huntington Beach, j’ai entendu un drôle de son… Des lions de mer ! Ils étaient près de la plage, à 50 mètres à peine. Ce qui m’a donné envie de les filmer. Mais après quelques recherches, j’ai abandonné l’idée. Ils étaient trop ennuyeux, toujours vautrés ensemble. Rien n’évoquait le voyage, le mouvement. En revanche, j’étais tombée incidemment sur les images de baleines grises. Leur chorégraphie m’a convaincue de monter une expédition ! Pour me familiariser avec l’animal, je suis d’abord retournée en Californie où chaque jour je prenais place dans un bateau qui emmenait les touristes voir des baleines. Puis j’ai loué une embarcation pour moi seule afin de les observer de plus près. Et enfin, je suis partie à San Diego rejoindre un guide qui m’a emmenée au Mexique. Là, nous avons loué un panga à un pêcheur, qui durant 15 jours nous a amenés au plus près des baleines à raison de deux heures le matin et trois heures l’après-midi. Elles étaient si proches que nous pouvions les gratouiller. Elles collaient au bateau. Il y en a une qui venait avec son petit. Un bébé de 7 mètres avec une mentalité de chaton. Je crache, je plonge et je replonge ! Il fallait faire attention. J’avais un véritable équipement et deux caméras. Dès qu’une cassette était terminée, je prenais le relais avec le deuxième appareil. Quand je suis rentrée, j’avais 57 heures de tournage que j’ai réduit à environ 9 minutes.

Tania Mouraud, Ad Infinitum, 2007-2009. Vidéo HD. 8’10. Son 4+1. Installation vie, 2009, Musée des Beaux-Arts – Chapelle de l’Oratoire, Nantes. ©Photo C. Clos

Ad Infinitum ou la puissance de la nature

C’est en montant que vient la composition. Les baleines que j’ai filmées ne chantent pas. Ce qui ne m’a pas empêché de mettre des chants d’autres mammifères marins. Il y a des ploufs, toutes sortes de bruits émis par les baleines, des samples, dont un extrait de Sauh de Giacinto Scelsi, des voix humaines extrêmement belles. Du reste à l’Ircam, je leur ai expliqué qu’en cas de « trou », il suffisait de mettre ce sample pour que tout s’organise. Le ronron du moteur de l’embarcation a servi de drone et le rythme a été donné par la respiration des baleines. La vie ! Dans mes premières vidéos, il y avait des images de chasse à courre, choses dont j’ai été témoin quand j’étais môme, de chiens qui déchirent la viande en récompense. Éros et Thanatos. Des couleurs à la Rembrandt, des scènes très picturales. La beauté de l’horreur. Il en va différemment pour Ad Infinitum qui relève d’une fascination face à la puissance de la nature, au vivant qui nous dépasse. Une fascination devant son étrangeté et sa capacité à braver les millénaires. Cela nous ramène à l’incertitude de nos propres existences. Vous participez à la joie d’une rave party en Israël ou à un concert au Bataclan et en une fraction de seconde vous basculez dans l’horreur. Il faut alors réussir à survivre. Ad Infinitum est une chorégraphie de la survivance.

De l’engagement de Tania Mouraud

Il faut prendre le temps, de la distance. J’ai reçu beaucoup de remerciements à l’occasion de l’exposition, Dans les vents de l’oubli, qui s’est tenue en début d’année à bord de Fluctuart, à Paris. La proposition tournée autour de l’écriture comme matériau plastique pour exprimer un désir de liberté et d’insoumission. Je ne cherche pas à imposer mes idées seulement à partager ce que je ressens. Les gens le comprennent car nombre de sentiments, d’impressions sont communes à tous. Je refuse le qualificatif « engagée ». Récemment, j’ai répondu à une interview, durant laquelle la journaliste m’a décrite comme une « artiste militante ». J’ai dit non. Je ne suis pas du tout militante au sens actuel du terme. Je suis une personne qui veut transmettre l’éthique. L’éthique est mon sujet. Je suis une mère de famille, une grand-mère et une arrière-grand-mère. Que peut-on transmettre à ses enfants si ce n’est l’éthique ? C’est ma manière d’être féministe. User du corps comme emblème du féminisme n’est-ce pas faire le jeu des hommes ? Aux femmes la nature, aux hommes la culture. Mon attitude artistique vise à la transmission de l’éthique, à s’interroger sur comment être un humain digne de ce nom. Parler de courage et de dignité. Il est là le féminisme !

ANSKI, 2023. Impression sublimation sur textile, 3 x 10 m. ©Tania Mouraud, Adagp 2023

Contact> Les Conversations sous l’arbre, Musiques de la nature, les 6 et 7 juin 2024, au Bois des Chambres, Domaine de Chaumont-sur-Loire. Les expositions de la Saison d’art sont visibles jusqu’au 27 octobre et le Festival international des jardins jusqu’au 3 novembre. Site de l’artiste.

Image d’ouverture> Tania Mouraud, Ad Infinitum, 2007-2009. Vidéo HD. 8’10. Son 4+1. Installation vie, 2009, Musée des Beaux-Arts – Chapelle de l’Oratoire, Nantes. ©Photo C. Clos

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