Stefanie Heyer ou
la mémoire de l’invisible

« Je parcours la maison, de la cave au grenier, je trouve des résidus, je les couve, j’en prends soin, je les presse comme des fleurs précieuses. Je cherche les vestiges des maisons que nous portons en nous, qui nous forment, qui nous façonnent. » Au Réfectoire des Cordeliers, dans le silence des lieux de pierre et de lumière, les formes d’un noir fragile habitent le blanc qui les protège. Le papier, plié et déplié, laisse deviner un environnement. N’est-ce pas un grillage qui apparaît ? L’œuvre de Stefanie Heyer est construite par le passé. Les formes y planent comme l’esprit dans l’air. Au centre, la maison de son enfance et les souvenirs des autres. Sa série Vestiges a été primé par ArtsHebdoMédias au Salon Réalités Nouvelles 2021. Pour son 75e anniversaire, la manifestation avait investi plusieurs espaces au centre de Paris. Magnifique initiative qui a permis aux œuvres de 120 artistes de s’exprimer pleinement. Rencontre avec l’une d’entre eux.

Stefanie Heyer. ©Photo MLD

Arrivée en France en 1999 pour compléter sa formation d’enseignante en arts plastiques à Toulouse, Stefanie Heyer est aussi une artiste prolifique, dont l’œuvre est une véritable quête d’identité, une volonté de faire exister la mémoire. Appartenant à la troisième génération de l’après-guerre, elle témoigne d’un passé révolu, mais qu’elle ne cesse de réveiller. Née en 1975 en Westphalie, Stefanie Heyer a grandi au fil des histoires que lui racontait sa grand-mère. Dès l’enfance, elle s’adonne à différentes pratiques artistiques. « J’ai toujours ressenti l’envie de créer, encouragée par mes grands-parents qui nous offraient de quoi faire : des pastels gras pour dessiner, des catalogues à découper… Je me souviens d’albums avec des chevaux, notamment. J’ai conservé certaines choses jusqu’à aujourd’hui. »  La maison familiale exhale des souvenirs en pagaille, ancienne bâtisse de style prussien, elle a été transformée par ses grands-parents en foyer pour jeunes femmes. « Je lis les numéros sur les portes des chambres, mais je n’entends pas le rire des filles qui y ont appris les bonnes manières, je ne vois que les armoires remplies de linge poussiéreux », écrit l’artiste pour l’exposition Passer, é, ée, ées, par-là, en mars 2021.
A l’école, Stefanie Heyer s’initie très tôt à l’art et à son histoire. Le système scolaire allemand privilégie la continuité dans l’enseignement, ce qui lui assure de retrouver plusieurs années de suite le même enseignant en arts plastiques. « Il était passionnant. Avec lui, j’ai découvert Caspar David Friedrich, Gerhard Richter ou encore Mondrian. Je me souviens que nous avions étudié la biographie de Van Gogh. Voir ses œuvres en vrai est toujours sensationnel. » A l’université, tout est nouveau : les thèmes, la méthode, le processus de réflexion. Stefanie Heyer s’intéresse à l’autoportrait, à l’identité. Notion qui demeure jusqu’à aujourd’hui au cœur de son travail. Quête d’autant plus importante que l’artiste part étudier en France, à Toulouse, dans le cadre d’un cursus Erasmus, puis l’année suivante afin d’obtenir une licence en histoire de l’art. Comme tout étudiant expatrié, la jeune femme doit s’adapter et évoluer, inspirée par son nouvel environnement. Ces transformations ne sont pas sans conséquences : « En revenant de Toulouse, je me suis demandé qui étais-je après avoir vécu dans un autre pays. Habiter un nouveau territoire, c’est un peu comme vivre une autre vie. De retour à Paderborn, j’ai dû me redéfinir. »

Album de famille Badende auf Juist II. ©Stefanie Heyer.

L’artiste prend de nombreuses photos dont certaines seront plus tard interprétées à l’aquarelle. Mais peu de temps après leur installation dans la capitale, le grand-père de l’artiste décède. Dans la maison familiale, sa grand-mère lui montre des photos, relate des souvenirs. « Tout cela m’a inspiré un travail entre l’apparition et la disparition. Je réalisais que tous ceux dont elle me parlait, amis, parents, grands-parents, avaient des histoires que je ne connaissais pas. J’ai alors décidé de travailler à partir des récits qu’elle me transmettait. » En 2017, l’artiste rencontre Paola Leone qui lui parle des ateliers beaux-arts de Paris, notamment de celui dirigé par Olivier Di Pizio. Là, il ne s’agira pas seulement d’apprentissage technique mais surtout d’approfondissement de la démarche artistique. L’enseignant, lui-même artiste, l’amène à s’interroger sur les origines de sa pratique, à effectuer une introspection pour la comprendre. C’est une véritable révélation. Stefanie Heyer parvient alors à se détacher de toute idée de légitimité préconçue. Un autre atelier lui permet de dépasser encore ses limites, celui de Florence Reymond qui invite ses élèves à libérer leur technique, leur pratique, à faire fi des carcans. L’artiste y fait évoluer ses approches et méthodes.

Instant Tanné 21. ©Stefanie Heyer

Cette même année, Stefanie Heyer découvre sur un stand de la FIAC les témoins de la vie cachée d’un couple officieux. Est exposé le contenu d’une mallette, objets et photos racontant l’aventure amoureuse entre un chef d’entreprise et sa secrétaire. Plonger ainsi dans cette histoire intime et secrète a presque quelque chose de dérangeant. Mais à bien y réfléchir, l’artiste se laisse émouvoir par les traces de cet amour révolu. « Cet homme l’aimait tellement qu’il a voulu fixer à jamais leur histoire. » Le hasard faisant bien les choses, un ami découvre aux Puces neuf albums plein de la vie d’un couple des années 1940 et les lui offre. Stefanie Heyer s’applique alors à restituer leur histoire. Celle qui a été et celle qui ne fut pas. Elle modifie, ajoute, incruste des fragments de sa propre vie. Les événements, les lieux, les attitudes… se mélangent faisant naître le doute d’une mémoire incertaine. Elle travaille principalement le personnage de la femme : sa vie, son parcours, lui imagine des enfants. Ce travail autour du féminin tire ses origines de l’environnement dans lequel l’artiste a grandi, un foyer pour femmes, et de l’éducation reçue par sa mère, l’idée qu’une femme est mère avant tout. Regroupées pour l’exposition Pierre et Jacqueline, les œuvres sont présentées pour sa première exposition solo, en 2019, à la galerie L’Œil du Huit, à Paris. L’année suivante, pandémie et confinements poussent de nouveau l’artiste vers sa mythologie personnelle. L’inspiration revient aux conversations d’avec sa grand-mère. Instants_Tannés voit le jour. Les souvenirs sont alors travaillés sur bois. Un enfant glisse en luge sur la neige, une randonneuse pose pour la photo son bâton de marche à la main, front contre front un couple se regarde dans les yeux… Peinture, ombres et personnages impressionnent alors surfaces et rétines. Les clichés ont un caractère universel, chacun peut s’y projeter.
Viennent ensuite les Vestiges. Rompant avec sa propre tradition, Stefanie Heyer avance à pas légers vers la disparition de la figure. Transformés en vaste mémoire, les paysages qu’elle parcoure lui offrent une matière qui devient floue et abstraite. « Quand je traverse la Ruhr, je cherche les traces d’un passé qui n’en finit pas de faire écho en moi. » Alors même que l’artiste n’était pas née pour voir le champ de ruines laissé par la guerre. De quoi la mémoire est-elle faite ? Comment les souvenirs des autres deviennent-ils les nôtres ? Comment la mémoire collective se nourrit-elle ? Sur la page blanche, se dépose une forme à la géométrie incertaine. Pliée, elle laisse poindre des architectures indéfinies où se fondent le visible et l’invisible de l’histoire de sa famille comme de son pays. Que voit-on ? Des souvenirs à la limite de l’effacement. Un passé en jachère qui par endroit repousse le noir jusqu’à la lueur.

Vestige #34. ©Stefanie Heyer.

Image d’ouverture> Instant_Tanné ©Stefanie Heyer.
Contact> Site de l’artiste. Site Réalités Nouvelles.