Sophie Calle en toute intimité chez Picasso

Sophie Calle est actuellement l’invitée du Musée Picasso, à Paris. L’artiste française célèbre à sa manière les 50 ans de la mort du maître espagnol. Organisée en quatre temps correspondant aux quatre étages de l’institution, l’exposition À toi de faire, ma mignonne porte un regard décalé sur un choix d’œuvres emblématiques de Picasso dont Calle convoque les images ou la mémoire à travers un récit personnel. L’artiste en profite pour revenir sur ses thématiques centrales, telle la disparition, empruntant comme à son habitude les voies de l’archive et de l’écriture. A découvrir jusqu’au 7 janvier 2024.

L’exposition de Sophie Calle présentée au musée Picasso donne le ton des enjeux et de sa démarche qui, pour connue qu’elle soit, insiste sur une forme artistique où le musée est oublié, et sert seulement d’écrin lourdement labellisé aux déclinaisons de l’artiste. Les enjeux sont ceux de l’anniversaire de la mort de Picasso et la relation qu’un artiste contemporain peut établir avec un œuvre si monumental et historique. La démarche de l’artiste, en vue depuis longtemps pour ses actes artistiques plus que pour des œuvres au sens classique du terme, a été invitée à célébrer à sa manière les 50 ans de la mort du maître dans le parcours des quatre étages du musée. Cet anniversaire n’est peut-être pas innocent lorsqu’on sait quels rapports Sophie Calle entretient avec la disparition de ses proches. Elle en fait un thème récurrent qui va parfois au-delà de ceux qu’elle s’impose ou qu’elle explore y compris au gré de certains hasards.
Ainsi on apprendra que le titre, A toi de faire, ma mignonne, est adressé comme un défi à elle-même et est aussi déclaratif que celui qu’elle évoquera, Tu les as bien eus, issu de souvenirs de jeunesse avec sa mère, commentaire qu’elle lui a fait alors qu’elle était jeune. Une mère omniprésente dans cette exposition, qu’il s’agisse de variations symboliques, de références directes ou de situations intimes. L’intimité est sans doute ce que connaît le mieux Sophie Calle usant du paradoxe de la faire s’écrouler aussitôt qu’elle la partage. Cet oxymore comportemental fait de sa notion d’intimité une colonne vertébrale publique portée par son œuvre et l’exposition ressemble à une valse à quatre temps des humeurs joyeuses ou chagrines de l’artiste, entre le rez-de-chaussée et les trois étages supérieurs.

A toi de faire, ma mignonne, une exposition de Sophie Calle au Musée National Picasso Paris. ©Vinciane Lebrun/Voyez-Vous

Le premier niveau du musée indique tout de suite que Calle n’aura que peu de souci de la peinture, ni des actes fondateurs, ni encore de ressources provocatrices de Picasso, mais avisera opportunément dans toutes les salles, sous une forme anecdotique, ce qui fait son humus. Les visiteurs sont très vite confrontés à l’absence d’œuvres de Picasso, les premières salles en témoignent. Venue au musée pendant le confinement, Sophie Calle a constaté que les œuvres de Picasso étaient protégées par des papiers pour les prémunir de la poussière. De l’interprétation de cette mémoire, naît la proposition de représenter en photographie les œuvres masquées, d’en faire des tirages à l’échelle 1 sur de grands panneaux, qui donnent à cette salle des allures un peu conceptuelles mais pas trop, rappelant certaines œuvres de Patrick Tosani dans la série sur les talons, lorsque la photographie fait disparaître l’objet dont on devine la totalité non présentée.
De même, l’absence du sujet-Picasso est convertie en une représentation, qui procède cette fois d’un rendu hyperréaliste de ces papiers de protection, faisant penser aux objets de bois poli que réalisait Christian Renonciat. Il y a donc ce ton traversant des années 1980-1990, propre à rendre compte des ponts qu’elle établit entre le passé lointain et le passé récent. A cette absence d’œuvres, fait écho une salle dans laquelle le mur est au contraire saturé de petites pièces accrochées selon un plan que l’on peut retrouver sur le mur opposé. Il indique le nom de nombreux artistes avec lesquels elle a été en contact. C’est un dispositif qu’elle a mis en place après que l’artiste Gorky, commentant l’insurpassable créativité de Picasso, eut proposé que chaque artiste de ce cercle amical fasse une variante personnelle, en se mesurant à Guernica, par un format homothétique à celui de l’œuvre la plus emblématique de Picasso. Pas un seul ne l’évoque ouvertement, tous passent par des chemins métaphoriques et imprudents, au risque de perdre l’objet de la recherche, mais Sophie Calle en fait un reliquaire mural comme si ces œuvres étaient un prolongement de sa mémoire, démultipliant son corps, sa mentalité dans chaque parcelle de la collection. Le collier de verre de Jean-Michel Othoniel comme un hommage rendu à la féminité picassienne côtoie Joseph Kosuth, Cindy Sherman ou Damien Hirst…

A toi de faire, ma mignonne, une exposition de Sophie Calle au Musée National Picasso Paris. ©Vinciane Lebrun/Voyez-Vous

Ensuite, la succession des salles offre une grande oscillation entre une douceur de vieille mercerie comme on peut la trouver au travers de délicates broderies exécutées sur des rideaux, eux-mêmes imprimés de descriptions sur les œuvres absentes faites par les gardiens, et des œuvres beaucoup plus troublantes, voire dérangeantes, comme celles dédiées à sa mère ou à celles émouvantes consacrées aux aveugles. La disparition, la cécité, la mort, la peur de la perte de souvenirs, évoquent une zone blanche, une surface que l’artiste s’applique à restaurer comme si le tissage ne finissait pas de se défaire et qu’il faille en permanence sa propre vigilance pour donner corps à une réalité. Les mots sont pris aussi comme des vecteurs créatifs, ils pointent les situations, les créent, les font ré-exister ou exister, ils diffusent au travers des descriptions un lien mental entre les êtres et les choses.
On voit de cette façon au fur et à mesure que nous progressons dans les salles que la diversité des œuvres est inextricablement subordonnée à tous les événements de sa vie, comment la mort de son père, puis celle de sa mère inscrivent aussi bien des modes symboliques aussi arides qu’une signalétique, que des découvertes de matériaux hérités (lettres, objets, objets de mémoire) à partir desquels elle élabore, brode (My mother, my cat, my father, 2017). Le fait de broder n’est finalement qu’une réalisation physique d’un processus mental infini. Les lettres, les écritures multiples tissent des relations concrètes ou imaginaires avec des existants fabriqués, inventés, déplacés, collectés, effacés, toutes les contradictions et oppositions sont possibles. Si l’on pense un instant que Sophie Calle déballe tout d’elle-même, comme on peut le croire lorsqu’elle va jusqu’à faire recenser ses objets et ses collections personnels par un commissaire-priseur, en réalité elle donne à voir une infime partie de la toile arachnéenne de ses arrêts sur image de sa vie, dont fait encore la preuve le projet-roman-fleuve de polars et leurs titres. Ainsi, s’achève l’exposition par une dernière fiction, une dernière sincérité sentimentale exhumée d’une mise à distance de la pratique artistique où l’écriture, la narration ont une place prépondérante.
On peut se demander toutefois pourquoi les aventures et détours d’une seule personne devrait mobiliser le regard du monde sur elle ? Que se passe-t-il dans ces suites d’événements personnels qui justifient une mesure avec le plus grand créateur du XXe siècle ? Une partie de la réponse réside vraisemblablement dans l’éventail progressif de ses dispositifs créatifs au travers desquels la rétrospective qu’elle a organisée pour elle-même nous interroge sur le fait de savoir si elle a bien joué : A toi de faire, ma mignonne, car ce n’est pas ce qu’elle voulait dire.  Elle seule sait si ce focus sur la seule vie intime donne lieu à une narration plastique toujours recommencée ou à une métaphore de littérature.

A toi de faire, ma mignonne, une exposition de Sophie Calle au Musée National Picasso Paris. ©Vinciane Lebrun/Voyez-Vous

Contact> Sophie Calle-A toi de faire, ma mignonne, du 3 octobre au 7 janvier 2024, Musée Picasso, Paris.

Image d’ouverture> A toi de faire, ma mignonne, une exposition de Sophie Calle au Musée National Picasso Paris. ©Vinciane Lebrun/Voyez-Vous