Donner un mot en pâture. Un mot en guise d’étincelle. Le laisser s’insinuer, infuser, et se révéler en un flot indéfini de phrases. Pour éviter la question qui fâche, qui met en avant, qui cherche sa réponse. Laisser l’interlocuteur libre d’offrir un souvenir, une pensée, un poème. Chaque artiste qui s’adonne à ce jeu montre son caractère : rêveur ou terre-à-terre, pragmatique ou théorique, spontané ou réfléchi, scientifique ou métaphysique, enjoué ou grave… Faire des associations d’idées ou un coq à l’âne, s’amuser ou se raconter, mais toujours partager. Ainsi va le Jeu des mots. Ici et maintenant, celui de Silvia Velázquez, à l’occasion de l’exposition Nostalgias, présentée actuellement aux Ateliers de Bellevaux, à Lausanne, en Suisse.
Enfance
J’ai adoré mon enfance, j’en garde de très bons souvenirs. Nous vivions dans un bâtiment qui appartenait à ma grand-mère. Au même étage, trois appartements étaient occupés par la famille : mon oncle, ma tante et deux cousines dans l’un, une autre tante et ma grand-mère dans un autre et nous dans un troisième. C’était à Montevideo, la capitale de l’Uruguay. Nous étions trop jeunes pour être autorisées à jouer dans la rue. Mais nous avions les clés des appartements vides. Certains enfants ont des maisons de poupées, avec mes cousines, nous pouvions jouer aux vraies voisines. C’était génial ! La deuxième partie de mon enfance s’est déroulée à Maldonado, une ville balnéaire très touristique mais surtout plus sûre. Au début, j’étais fâchée de quitter la capitale mais finalement je me suis fait beaucoup de copains dans le quartier. Là aussi nous avions de la famille. Pour les repas quotidiens, ma mère faisait toujours un peu plus et quand c’était un de mes plats préférés, j’avais peur de voir arriver un invité-surprise qui mangerait tout ! Elle avait 16 frères et sœurs, la moitié habitait dans la même ville que nous. Tous les week-ends, nous nous réunissions. Chaque maison possédait un jardin et les tables semblaient pouvoir s’allonger à l’infini. Nous mangions beaucoup de viande en grillade et parfois faisions des pâtes comme en Italie. Nous n’avions pas beaucoup de moyens mais je ne m’en rendais pas compte. Etre en famille était génial. Nous étions également très proches de la nature et notamment de la mer. Nous allions à la plage même en hiver. Cette proximité m’a beaucoup marquée.
Dessin
Quand j’étais jeune, j’adorais dessiner mais aussi écrire. Vers 8 ans, la lecture du Seigneur des anneaux de Tolkien m’a fait rêver. J’imaginais des personnages, des aventures. Je voulais devenir écrivaine. Mais rapidement, je me suis rendu compte que l’écriture n’était pas un mode d’expression assez spontané pour moi. Pour raconter une histoire, il faut beaucoup de temps, écrire et revenir sur le texte à plusieurs reprises. Avec le dessin, c’est différent. J’avais le sentiment de pouvoir tout dire en une seule fois. Je donnais mes dessins à ma mère. J’en faisais tellement qu’elle disait ne pas pouvoir les stocker. Alors, ils disparaissaient et ne revenaient jamais. Cela me rendait triste. Au lycée, j’ai découvert le dessin géométrique lié à l’économie. Nous devions réaliser toutes sortes de graphiques. J’adorais l’idée que des lignes, des formes aussi simples, puissent représenter d’aussi nombreuses et complexes informations. C’est à ce moment-là, que j’ai commencé à imaginer des rapprochements entre figuration et géométrie. Mais c’est aussi cette année-là, que j’ai dû choisir une voie pour mes études supérieures. Non seulement l’école des beaux-arts était fermée mais, surtout, choisir l’art n’était pas raisonnable. J’ai opté pour l’économie et j’ai arrêté de dessiner. J’avais alors le sentiment d’une enfance terminée pour toujours. Quand des années plus tard j’ai repris le crayon, elle s’est manifestée d’emblée. Je pouvais de nouveau tout faire. Il n’y avait plus de limites.
Atelier
Quand je suis entrée la première fois dans mon atelier, je me suis dit : « C’est le paradis ! » A mesure que j’y apportais des choses, je faisais des photos que je partageais sur les réseaux. C’était génial ! Il n’a que 12 m2 mais une fois à l’intérieur j’oublie tout. Je n’ai même pas envie de dire que c’est un lieu de travail car le dessin y sort tout seul. Je pourrais travailler à la maison car dessiner ne demande pas beaucoup de place mais je crois que j’ai besoin de sortir de la sphère familiale pour me retrouver dans un espace où ordre et désordre ne dépendent que de moi seule. Dans l’atelier, j’accroche des pièces au fil du temps, cela m’aide à considérer le chemin parcouru. Parfois, j’ai envie de reprendre des dessins réalisés quelques années auparavant, y ajouter des couleurs ou des lignes. Je me sens comme dans une bulle, à la fois protégée et libre d’en sortir quand je veux. L’atelier, c’est aussi un endroit où j’aime recevoir des visiteurs, partager avec eux mes dessins, les écouter réagir et me dire ce qu’ils ressentent.
Nostalgie
La nostalgie, c’est moi ! J’ai toujours été nostalgique. Il y a donc une logique à ce que mon travail s’intéresse à cet état souvent mal compris mais qui gagne à être mieux apprécié. Pour moi, la nostalgie est un sentiment qui nous rapproche les uns des autres, elle nous sert à maintenir des liens avec le passé et donc entre nous maintenant. Quand je rentre en Uruguay, je retrouve mes copines de 30 ans et on se remémore un tas de choses que nous avons vécues ensemble même si nous n’en avons pas forcément le même souvenir. Ces souvenirs qui nous lient prouvent à quel point il est important de vivre des choses ensemble pour s’en créer de nouveaux et ainsi poursuivre notre histoire. Car demain, le présent sera passé ! La nostalgie est une valise où je puise ce dont j’ai besoin pour avancer. Même si évoquer les bons moments d’hier peut me rendre triste, je suis convaincue du côté positif de la nostalgie. Elle est liée à l’enfance, à la famille, aux amis, à des moments de partage, à des objets aussi, mais je n’ai pas envie d’en dire trop car la nostalgie est au cœur de mon travail actuel et mes dessins en disent certainement plus long que moi.
Couleurs
Cela me fait penser à une anecdote. Je participais à un jeu où nous devions reconnaître une personne à partir d’un indice. Une phrase est sortie du « chapeau » : « J’adore les couleurs alors je suis artiste ». Cette relation causale entre l’amour des couleurs et le fait d’être artiste m’a immédiatement interrogée. Car pour ma part, apprécier les couleurs ne veut pas dire être artiste. Bien entendu, on réagit toujours par rapport à soi et je ne dis pas que pour être artiste il ne faut pas s’intéresser aux couleurs. L’histoire de l’art prouve largement le contraire. Ce jeu a juste eu l’avantage de me faire réfléchir au rapport que j’entretiens avec elles. A vrai dire, c’est une relation assez bizarre. Je dessine toujours à l’encre de Chine. Mes dessins apparaissent donc en noir et blanc. Le plus souvent, ils le restent mais parfois j’ajoute des couleurs en remplissant une forme ou plusieurs. Les couleurs peuvent se côtoyer mais elles ne se mélangent pas. J’utilise celles des feutres que j’achète. J’aime le rythme qu’elles apportent mais elles ne sont jamais à l’origine du dessin.
Mer
Il y a 20 ans, si quelqu’un m’avait dit que j’allais vivre dans un pays sans mer je ne l’aurais pas cru. Je lui aurais dit : « Tu es fou ! » Quand j’étais petite, j’ai appris par cœur le poème d’un écrivain chilien qui parlait d’elle. Même si les mots sont désormais flous, je me souviens qu’ils dépeignaient magnifiquement le sentiment de sérénité qui m’envahit quand je suis face à elle. La mer m’apaise même par vents forts. En Uruguay, nous y passions toutes nos vacances. L’été, nous faisions du camping, l’hiver nous nous contentions de la regarder. J’adore humer l’air, entendre les oiseaux marins. Dès mon premier séjour en France, j’ai eu envie d’en découvrir les côtes. J’ai été déçue par nombre d’entre elles très construites. Parfois, il n’y avait même pas une rue pour séparer la plage des habitations. Cela n’existe pas en Uruguay. Tu ne vois pas de maisons installées sur le sable. Après quelques découvertes peu attrayantes, nous sommes arrivés à Sète. Ce fut le coup de foudre. Non seulement pour la ville et son port mais surtout pour ses plages à perte de vue sans aucune construction. Je suis complètement tombée amoureuse. S’il y a un endroit en Europe où j’aimerais m’installer, c’est celui-là.
Merveilleux
Il faut absolument garder son âme d’enfant, voir le merveilleux partout où il se cache. Souvent, je me force à me souvenir de la manière dont je regardais le monde quand j’étais petite. Au parc, par exemple, il est commun de s’attarder sur les bâtiments qui l’entourent, le paysage qu’il dessine dans la ville, mais quand j’étais enfant mon regard n’allait jamais si loin, il se posait sur une feuille, un insecte, une fleur… Désormais, la plupart de ces choses ne nous étonnent plus. Pour ma part, je veux continuer à m’émerveiller de la nature qui m’entoure d’autant qu’avec nos téléphones nous avons la possibilité de mieux observer pour mieux comprendre. Ainsi, je filme au ralenti des insectes et j’apprends les mouvements qui leur permettent de se déplacer. Souvent, je partage mes découvertes sur les réseaux avec mes amis. Dernièrement, j’ai filmé une guêpe découpant et emportant un morceau de jambon ! Pour moi, le merveilleux est partout, il suffit de le chercher.
Imagination
Plus jeune, je croyais ne pas avoir beaucoup d’imagination car je savais suivre les instructions données. J’avais observé que d’autres ne les respectaient pas ou les aménageaient à leur manière. Je trouvais ça cool de pouvoir sortir ainsi des clous. Par contre, quand je dessinais, je m’étonnais d’être si libre, si imaginative. En grandissant, j’ai réalisé que cohabitaient en moi ces deux qualités. J’étais à la fois capable de me soumettre aux règles des autres et d’interpréter le monde selon les miennes. J’ai veillé à maintenir un équilibre entre ces deux tendances car j’avais peur d’être trop organisée, trop planifiée, de perdre mon dessin en le codifiant, en le systématisant. C’est passé. J’ai compris que l’imagination agit différemment chez chacun. Pour moi, elle se libère à partir d’un scénario organisé. J’aime travailler par série car un seul dessin ne me permet pas d’aller au bout d’un sujet. Je m’impose un planning afin de savoir où je vais et commence toujours par plus ou moins quatre mois de recherches. Pendant cette période, je consulte et accumule des documents scientifiques comme de pop culture, je contacte des personnes qui ont écrit sur le sujet ou lis des livres. Souvent mes découvertes me donnent envie de dessiner mais je ne le fais pas. Je respecte ce temps pour laisser infuser les informations. Ensuite, je liste les idées de dessin en réalisant des croquis très basiques et en leur donnant des titres. Ce qui est très important pour moi. C’est à partir du titre que je vais faire le dessin. Une fois l’ensemble répertorié, je me sens suffisamment rassurée pour entamer la création de la série. J’adore alors travailler les détails, me laisser porter par ce qui vient. C’est à ce moment-là que mon imagination prend le dessus. Je fais ce que je sens. Et une pièce suit l’autre.
Valise
J’adore ce mot car il est pour moi synonyme de voyage. Voyager même dans des endroits déjà connus, c’est découvrir et découvrir c’est apprendre. Aussi dans la valise, on met le minimum. On doit choisir ce dont on a vraiment besoin. Quand j’ai déménagé d’Uruguay pour la Suisse, je n’ai eu droit qu’à une seule valise. Tout le reste, je l’ai laissé. Finalement, tu te rends compte que tu n’as pas besoin de grand-chose : quelques vêtements et ton livre préféré suffisent. Le voyage t’apprend à vivre avec l’essentiel. Au-delà des objets qu’elle peut contenir, la valise évoque surtout beaucoup de souvenirs. J’aimais mettre des stickers sur la mienne pour qu’elle soit marquée de tous les endroits qu’elle avait traversés. Je ne sais presque rien de celle exposée pour Nostalgias. Elle est plus ancienne que la mienne et récupérée dans une brocante. Dès que j’ai commencé à travailler sur la nostalgie j’ai collecté des objets. Je souhaitais en faire une installation pour les partager avec les visiteurs. En définitive, cette dernière s’est réduite à la valise remplie de choses achetées sans rien en connaître, juste parce qu’elles éveillaient en moi un fort sentiment de nostalgie.
Liberté
Ma liberté est de pouvoir exprimer ce que je ressens. Mais il ne suffit pas de créer encore faut-il partager son travail. C’est donc en créant et en partageant, que je me sens libre. Pour la petite fille timide que j’étais, dessiner a toujours été exercer sa liberté. Je ne me suis jamais sentie obligée ou nerveuse de le faire. C’est un sentiment merveilleux que celui d’être libre de se raconter, de s’exprimer. J’ai le même sentiment devant la mer. La mer et la création m’offre la liberté à laquelle j’aspire.
Contact> Nostalgias – Silvia Velázquez, jusqu’au 1er octobre aux Ateliers de Bellevaux, 27 chemin d’Entre-Bois, 1018 Lausanne, Suisse. Site de l’artiste : www.silviavelazquez.com Et aussi, du 21 au 25 novembre en résidence au Musée Jenisch Vevey, l’artiste travaillera au cœur des collections.
Image d’ouverture> 1974, série Nostalgias, 2019, dessin A4.