Serait-ce un seuil ?

L’année de festivités textuelles autour des 15 ans d’ArtsHebdoMédias et du postulat d’Hervé Fischer, « Les arts sont toujours premiers », se poursuit aujourd’hui avec la participation d’Olivier Kaeppelin. L’écrivain et critique d’art s’en empare non comme un théoricien mais comme un passionné de dessin. Il raconte son expérience face aux œuvres qui lui rappellent toujours le « comment ne pas commencer » de la poétesse américaine Natalie Clifford Barney. Un texte parsemé de lisières, d’orées, de seuils, parcouru par Tal Coat, Guillaume Apollinaire, David Claerbout, Saint Jean de la Croix, ou encore Liu Shangying.

Les arts sont toujours premiers

Mon souhait n’est pas d’apporter une réponse théorique à cette affirmation mais plutôt de partager une réaction très personnelle que je qualifierai presque d’individuelle à la manière de Tal Coat s’exprimant sur la relation à l’art. Il affirme que cette dernière ne peut être qu’interpersonnelle. Ce qui pour quelqu’un comme moi, qui a enseigné les théories de l’art et les sciences humaines, relativise la plupart des analyses. Je ne souhaite donc pas répondre à l’aide d’appareils théoriques mais à partir d’un ressenti personnel, biographique. Partir du point de vue de Tal Coat, comme d’un certain nombre d’artistes plus proches de nous comme Jean-Claude Ruggirello, par exemple, permet d’affirmer que « Les arts sont toujours premiers » même si je vois les ambivalences de cette affirmation, impossible à soutenir par un sociologue ou un historien. Si je pense de la sorte, c’est que je suis fasciné par ce que l’art est pour celui qui le regarde et l’accueille, et, ce qu’il est pour celui qui crée. Loin de la théorie de l’art, la pratique de la poésie m’a permis de comprendre que ce que la création met en jeu est très différent du savoir à son sujet. Concernant l’écriture poétique, j’ai toujours eu le sentiment existentiel, qu’il s’agissait de quelque chose qui commençait. J’adore cet aphorisme de Natalie Clifford Barney, qui est exposé en permanence dans mon bureau : « Comment ne pas commencer ? ». Paradoxal mais magnifique. Comment ne pas commencer ? C’est ce que l’art m’a posé comme question… cette confiance dans l’origine ou la relance.
Bien sûr, j’ai donné des cours de théorie de l’art. Fut un temps où je me suis plongé dans les travaux de Lucien Goldmann ou Nicos Hadjinicolaou. Je me suis intéressé aux travaux d’Alain Touraine ou de Pierre Bourdieu. Ces textes étaient pleins d’enseignements sur « la situation » de l’art mais j’ai toujours préféré lire les essais qui me rapprochaient au plus près de la création, me faisant vivre l’expérience de l’art. Face à lui, j’ai toujours d’abord ressenti un moment de stase, d’aveuglement… disons… un trou noir. Il y a là une énergie, une matière, impossible à articuler, à énoncer académiquement. Pour moi, cela débute ainsi, le langage vient seulement après, puis apparaissent différents ordres de pensée. Cette expérience première de l’art est celle que j’ai vécue dans l’enfance avec la poésie. Ma mère m’a donné à lire assez tôt les textes de Guillaume Apollinaire. Souvent ils m’échappaient, mais le sentiment éprouvé était si fort qu’il me persuadait d’être face à quelque chose qui n’était pas écrit, qu’il fallait vivre et prolonger. L’art m’a appris que l’important était cette capacité de « devenir ». Pour cela, il propose un autre régime de langage, si tant est que l’art en soit un. En tout cas, il est un autre système de signes qui ne peut être « lu ».

L’énergie et son instabilité

Il y a donc un commencement pour celui qui reçoit l’art et aussi pour celui qui lui donne forme. Au départ, il y a une émotion, une interrogation, des archipels de mémoire. La figure de l’œuvre, c’est l’énergie et son instabilité. Le présupposé, le programme, le protocole sont à oublier. L’écriture ne se développe pas à partie d’une organisation déterminée, avec un objectif prédéfini. C’est dans son développement même qu’elle trouve son ordre singulier et, peut-être, son but. Cette capacité émane-t-elle d’un travail de l’inconscient ? C’est possible. Mais disons plutôt qu’elle naît d’une série d’enchaînements, d’associations, dans laquelle de nombreux facteurs peuvent intervenir, le sentiment, le doute ou l’inquiétude, une autre économie que celle du discours. Tant d’artistes nous l’apprennent… Apollinaire ou Jack Spicer disent tout cela. Sur les « autres », les « gens », Apollinaire écrit : Je connais gens de toutes sortes/Ils n’égalent pas leurs destins/Indécis comme feuilles mortes/Leurs yeux sont des feux mal éteints/Leurs cœurs bougent comme leurs portes. Beaucoup de choses sont dites ici sur le fait d’être un guetteur, un créateur, pour lequel rien n’est encore écrit et, sans doute, ne le sera jamais définitivement. C’est cela, je crois, qui ressemble à l’art. Je pense que ce qui advient dans cette situation est « premier ». C’est à partir de cela que l’art peut se faire.

Le dessin comme impulsion et catalyseur

Quand j’enseignais à l’université, j’expliquais lors du dernier cours de l’année qu’après avoir passé l’art au tamis de l’histoire, de la sémantique, de la sociologie, de la psychanalyse ou encore de la thématique… il ne me fallait jamais oublier que l’art est irréductible à autre chose que lui-même. C’est à partir de cela qu’il faut chercher son sens. L’architecture, les symptômes du visible, sont une chose, l’art en est une autre. Comme l’indique Jean-François Lyotard, l’art ne se réduit jamais à un argumentaire. Interrogé, voilà bien des années, par la revue d’art Ninety, je me souviens d’avoir réagi à l’expression « art primitif ». Je la trouvais ambiguë et proposais plutôt « art premier », qui correspondait mieux à ce que j’avais en tête sans rien connaître précisément au périmètre de création évoqué. Le dessin m’avait offert l’occasion de tenter une démonstration dans cet esprit. Il est ma passion fondamentale. J’aime les artistes qui pensent avec ou par le dessin. Aujourd’hui, comme Fabrice Hyber, mais je pense aussi à Joseph Beuys, Enzo Cucchi, François Bouillon ou Wolfgang Gäfgen, qui vient de disparaître. Avec eux, la complexité de la pensée se métamorphose en d’étonnantes formes. Certes, le dessin est aussi une technique mais il possède une liberté essentielle due à sa simple nature. De ce point de vue, je le qualifierai volontiers de « premier ». Les observateurs peuvent toujours affirmer que tel ou tel dessin n’a été possible que par un très lent apprentissage. Mais l’art ne se résout jamais à la seule technique. Je pense, ici, à de nombreuses aventures ou le dessin joue ce rôle d’impulsion et de catalyseur.

Un monde qui se donne lui-même naissance

Dans l’exposition d’A.R. Penck, que j’ai organisé à la Fondation Maeght, je me souviens d’un petit tableau inspiré de l’art rupestre, qui me fascinait et auquel j’avais donné une place-clé dans l’accrochage. Un personnage s’y balade tenant dans ses mains un « A », ce signe étant en correspondance avec le « primitivisme » du trait. Lui aussi me soufflait : « Comment ne pas commencer ? ». Il faut dire simplement que par-delà les connaissances que nous accumulons, c’est ainsi que je vis notre relation à l’art. Rappelons les quelques mots évoqués : premier, commencement, mouvement… ajoutons-y le « je ne sais quoi que l’on atteint d’aventure ». Je viens de citer un vers de Saint Jean de la Croix et son propos sur le « savoir ne sachant ». Un savoir qui ne sait pas mais qui permet chaque jour de s’aventurer dans cet espace que nous offre les artistes. Qu’est-ce que nous apprend cette situation ? Je pense à Travel de David Claerbout, cette vidéo, que j’ai exposée à la Biennale de Busan, en Corée du Sud. La première chose qu’elle donne à voir est la lisière d’une forêt obscure et profonde. L’artiste nous invite au premier pas, au « pas au-delà ». Elle nous pousse en son sein, secrète jusqu’à ce que nous nous rendions compte qu’elle n’est qu’un virtuel numérique, sans saisie physique d’une « réalité » que nous découvrirons plus tard au milieu de champs de betteraves et de réseaux autoroutiers. Ainsi est posée la question du réel, de ses pièges, d’un jeu de perspectives et de limites, qui nous échappe ou nous trompe. L’art et le réel, n’est-ce pas la question essentielle ? Le phénomène, l’avènement d’une pensée et d’une forme, voilà ce que nous fait l’art. Cette situation. N’est-ce pas la force de l’art ? Un monde qui se donne lui-même naissance. Ainsi un peintre comme Liu Shangying, par exemple, va mettre en place, dans le désert, toutes les expériences lui permettant de générer sa peinture. Les forêts de Fabrice Hyber sont également des réinventions de l’être et du monde. Donner toute son importance à ces mouvements premiers, c’est apprendre que rien ne finit jamais. C’est donner toute son importance à l’énergie qui nous fonde et nous compose dont l’art est l’un des acteurs manifestes avec lequel nous ne cessons de nous entretenir.

Ce texte est le fruit d’un échange entre l’auteur et Marie-Laure Desjardins.

Painting, Wandering. ©Courtesy of Liu Shangying and FutureLand Art Center

Image d’ouverture>Vue de Painting, Wandering de Liu Shangying, actuellement à Pékin. Commissariat d’exposition : Olivier Kaeppelin. ©Courtesy of Liu Shangying and FutureLand Art Center