Scopitone 2023 : l’art numérique sera politique ou ne sera pas

Pendant que se renforcent les liens entre art et science, la création numérique s’engage et prend position sur des questions de société cruciales. L’écologie, en particulier, a pris une place centrale dans la 21e édition du festival Scopitone, qui s’est déroulée du 13 au 17 septembre, à Nantes. Retour sur cet événement en prise directe avec l’urgence planétaire.

Depuis plus de vingt ans, la cité des Ducs s’affirme, sans aucun doute, comme l’épicentre de la création numérique en France. La 21e édition de Scopitone, rendez-vous incontournable des arts numériques et des cultures électroniques, en apporte une nouvelle fois la preuve. Du 13 au 17 septembre 2023, Stereolux, vaisseau amiral du festival international, a jeté l’ancre sur l’île de Nantes et s’est installé dans les espaces d’exposition des Beaux-Arts de la ville et les halles de l’ancien site Alstom.
Mathieu Vabre, à la barre de l’exposition, y propose alors un parcours en trois volets sur le thème de l’aller-retour (artistes explorateurs, voyage et mobilité, carnet de voyage), rassemblant douze installations d’artistes français et internationaux. Le choix des œuvres, d’une grande diversité et d’une cohérence remarquable, fait la part belle à la coopération entre art et science et vient inscrire la création numérique au centre des grandes préoccupations de notre époque : catastrophes naturelles, changement climatique, migrations internationales, intelligence artificielle, etc.

Entre recherche et création

Parmi les œuvres présentées, nombreuses sont issues de l’étroite collaboration entre artistes et chercheurs, en sciences de la nature comme en sciences de l’homme. The Lights Which Can Be Heard de Sébastien Robert et Manicouagan de Paul Duncombe ont en commun d’être le résultat d’expéditions menées par deux artistes soucieux de faire résonner, dans leurs pratiques respectives, la relation vivante et singulière qui nous unit à notre environnement. Sébastien Robert s’intéresse à la musique des aurores boréales, un phénomène bien connu des peuples arctiques, malgré la réticence de la communauté scientifique à en reconnaître l’existence. Il propose alors un ensemble de dispositifs sonores et visuels qui nous permettent d’entendre les aurores boréales qui se manifestent à des milliers de kilomètres d’ici. Un témoignage de la nature d’autant plus émouvant que l’on sait que les assauts des ondes électromagnétiques et des télécommunications militaires ont pour conséquence d’assourdir ce mystérieux chant du ciel.
Paul Duncombe explore, quant à lui, les méandres du cratère Manicouagan au Québec, réserve mondiale de la biosphère reconnue par l’Unesco depuis 2003, à l’occasion d’une série d’expéditions qui lui fourniront le matériau nécessaire à la création de nombreuses œuvres multimédias. Dans l’une des installations, le cratère, préalablement numérisé par un scanner lidar, est représenté sous la forme d’un nuage de points lumineux, à la manière des Lightscapes de Joanie Lemercier. Outrepassant nos limites physiques, une caméra virtuelle navigue dans les méandres et les recoins les plus inaccessibles du cratère, traverse les reliefs et les forêts qui le recouvrent, passe de l’intérieur à l’extérieur sans que rien lui fasse obstacle. L’artiste nous invite à faire une expérience singulière de la nature, non sur le mode orthodoxe de la vision humaine qui rationalise, structure et transforme la nature en paysage, c’est-à-dire en image, mais sur le mode hétérodoxe de la vision machinique, capable d’embrasser la nature dans la pluralité de ses dimensions, dans tout ce qu’elle peut avoir d’inaccessible à notre regard. Nous ne sommes plus devant le paysage, comme devant une toile de Friedrich, mais dedans, comme une partie du tout.

Paul Duncombe, Manicouagan, 2023, installation art et science. ©Photo David Gallard

De la science à la fiction scientifique

Bien qu’ils s’appuient, eux aussi, sur une démarche scientifique, d’autres artistes choisissent d’emprunter les chemins moins balisés de la fiction. Avec le concours de chercheurs en sciences humaines, Anne de Giafferri et Christian Delécluse ont ainsi mis en récit le voyage de personnages en situation de migration. Marocain, Palestinien, Soudanais ou Tunisien, chacun des personnages est interprété par un comédien de la même origine, en français et dans sa langue maternelle. Cargo, une installation sonore immersive, tisse toutes ces voix plurielles, miroir de la diversité et la complexité des flux migratoires en Méditerranée. Ces migrations en provenance du sud, marquées par le désespoir et la nécessité, trouvent leur contrepoint, au nord, dans le tourisme de masse. C’est le sujet de la série de photographies d’Émilie Brout et de Maxime Marion, Ghosts of Your Souvenir, qui pose un regard amusé sur nos modes de consommation de l’espace à l’ère d’Internet et de la mondialisation. Il s’agit en fait d’une véritable performance dont le concept est assez simple : se rendre sur des sites touristiques célèbres, se glisser dans les photographies des touristes et tenter de les retrouver ensuite sur les réseaux sociaux.
Stéphanie Roland travaille, elle aussi, sur l’imaginaire et les pratiques du tourisme, mais cette fois-ci pour alerter sur les dangers du changement climatique. Science-fiction Postcards repose, en effet, sur un objet emblématique du tourisme de masse : la carte postale. Un immense mur de cartes postales, complètement noires et opaques, se dresse face à nous. Si l’on prend l’une d’entre elles et qu’on l’expose à la source de chaleur prévue à cet effet (synecdoque évidente du réchauffement de notre planète), une image apparaît comme par magie : la vue satellite d’une île en proie à la montée des eaux, telle qu’elle pourrait nous apparaître dans dix, cent ou mille ans. À cette fiction géographique (qui risque de ne plus en être une) répond une autre fiction, cette fois-ci phylogénétique, élaborée par Golnaz Behrouznia et Dominique Peysson. Phylogenèse inverse se présente comme une véritable petite galerie de l’évolution ou, plutôt, de la déévolution : l’œuvre se donne pour mission d’imaginer ce à quoi ressemblerait des créatures capables de remonter l’arbre de l’évolution, tout en s’hybridant avec les technologies humaines.

Stéphanie Roland, Science-fiction Postcards, 2013, installation participative. ©Photo David Gallard

Le projet Artificial Botany, à l’initiative du collectif italien fuse*, est le pendant floral de cette faune imaginaire. Une IA, alimentée par une vaste collection d’illustrations botaniques, est spécifiquement programmée pour générer, de toutes pièces, une espèce d’herbier fantasmagorique. Le génie végétal se déploie sous la forme d’arabesques, de motifs incongrus et de compositions abstraites. Ici, la syntaxe délirante des formes et des couleurs, qui se lient et se délient, l’emporte sur les descriptions objectives et rigoureuses propres à la science des plantes. Dans un autre registre, Of Machines Learning to See Lemon, créée par Alistair McClymont et John Fass, porte un discours davantage axé sur la réflexion. Comment l’IA perçoit-elle le monde ? Comment classifie-t-elle les objets qu’on lui présente ? Quelles sont les conséquences politiques et sociales des décisions prises en fonction de ces classifications ? Toutes ces questions découlent… d’un simple citron ! On remarquera que les deux œuvres, toutes deux issues de l’IA, ont un lien intime avec le monde végétal, au même titre que certaines œuvres de Miguel Chevalier, Sarah Meyohas, Anna Ridler ou David Young. Ce n’est pas un hasard : tout se passe comme s’il existait un lien consubstantiel entre phytogenèse et technogenèse, entre la croissance des plantes et la génération d’images par IA.

Golnaz Behrouznia et Dominique Peysson, Phylogenèse inverse, 2022, parcours scénographique art et science. ©Photo David Gallard

Rendre la catastrophe présente

Le dénominateur commun des œuvres présentées cette année est qu’elles reposent, pour la plupart, sur un dispositif de présentification, la mise en présence de ce qui n’est pas là, de ce que l’on ne voit pas ou n’entend pas ordinairement, de ce qui tend à disparaître : le son des aurores boréales, les réserves naturelles, la voix des migrants, les espaces insulaires ou encore la mémoire de l’esclavage, matérialisée par la réalité virtuelle dans Anba tè, adan kò de Magalie Mobetie. Cet effet de présence est encore plus saisissant dans l’installation de David Bowen, tele-present water, qui consiste en un maillage métallique articulé censé reproduire les mouvements des vagues depuis un endroit perdu en mer, à partir des données transmises par une bouée connectée partie à la dérive dans le Pacifique. Il est difficile de ne pas être sensible à la poésie malhabile et gracile de ces vagues, témoin hic et nunc d’un ailleurs indéfini. L’œuvre de David Bowen apparaît, en ce sens, comme le symétrique de celle de Sébastien Robert : l’une rend visible un morceau d’océan dans l’espace de l’exposition, l’autre rend audible le son d’aurores boréales à des milliers de kilomètres, le tout en temps réel.

David Bowen, tele-present water, 2011, installation interactive. ©Photo David Gallard

Dans toutes ces œuvres, la présentification est non seulement un geste artistique, mais aussi un acte politique. Celui-ci consiste à confronter le spectateur à l’urgence du réel, qu’elle soit climatique, politique ou sociale. C’est précisément le but de Cymopolée, une installation proposée par l’agence Luminariste et présentée comme le point d’orgue de l’exposition. Il s’agit d’une espèce de tornade lumineuse et sonore, censée nous donner à vivre l’expérience d’un phénomène climatique extrême. Les réserves restent de mise vis-à-vis de cette œuvre qui, à bien des égards, verse dans l’esthétisation de la catastrophe, sans toutefois parvenir à en retranscrire toute la violence et le chaos. Tandis que Nantes serait la deuxième ville française la plus touchée par le changement climatique d’ici à 2100, on se demande ce que cette colonne de lumière, plantée au beau milieu de l’île nantaise, pourrait bien changer. Au spectacle grandiloquent de Cymopolée, on préférera l’installation brimbalante de Gabriel Lester, Conveyor-belt Series, sorte de théâtre d’ombres sur tapis roulant dont Mathieu Vabre nous confiait qu’il fallait régulièrement en recoller les pièces, une œuvre donc à la mesure de notre devenir sur terre : fragile, mais, espérons-le, réparable.

Gabriel Lester, Conveyor-belt Series, 2011-2016, installation. ©Photo David Gallard

Contact> Site de Stereolux.

Image d’ouverture> Paul Duncombe, Manicouagan, 2023, installation art et science. ©Photo Planet for the Planet, Skysat et RapidEye. ADAGP, Paris, 2023.