Retrouver le sens du beau avec Gao Xingjian

Ecriture, peinture, théâtre, cinéma et photographie sont autant de champs créatifs explorés par Gao Xingjian au fil des quarante dernières années pour développer une œuvre à la fois intime et puissante, placée sous le signe de l’onirisme et de la poésie. Dans le cadre de sa Saison d’art 2019, le Domaine de Chaumont-sur-Loire consacre à l’artiste français d’origine chinoise une vaste exposition réunissant une quarantaine de toiles et de dessins à l’encre de Chine, une série inédite de clichés en noir et blanc pris lors d’un voyage de plusieurs mois entrepris à l’aube des années 1980, dans le sud de son pays natal – lors de ce périple, mûrit La Montagne de l’âme, ouvrage pour lequel il obtiendra le Prix Nobel de Littérature en 2000 –, ainsi que des extraits de son travail cinématographique. Le titre choisi par Gao Xingjian, Appel pour une nouvelle Renaissance, fait écho aux célébrations des 500 ans de la Renaissance auxquelles participe le domaine et, surtout, à l’invitation lancée il y a plusieurs années par l’artiste à réveiller les consciences, et influer sur le destin du monde, grâce à la culture. Retour sur le parcours d’un créateur protéiforme, à l’enthousiasme communicatif.

L’éternel, Gao Xingjian, 1998.

28 mars 2019. Tout à la fois heureux et ému, Gao Xingjian, 79 ans, se prête de bonne grâce à l’exercice de la visite guidée de son exposition qui bientôt ouvrira ses portes, au cœur du château de Chaumont-sur-Loire (notre photo d’ouverture). « C’est une chance d’être exposé en ce lieu, joyau de la Renaissance, glisse-t-il dans un large sourire, avant de développer plus avant cet appel dont il s’est fait le fer de lance. De nos jours, on a besoin de retrouver le sens du beau, qui est profondément humain, pour pouvoir affronter les conditions et contraintes existentielles qui sont les nôtres. C’est à l’artiste d’en être conscient et de parvenir à une sublimation de l’esprit, de la créativité. Mais celui-ci peut-il vraiment réfléchir, montrer, donner et s’exprimer de façon indépendante de la loi du marché, loin des intérêts politiques immédiats ? Je pense que oui. J’emploie le mot renaissance dans son acception occidentale. S’il fait référence à une période de l’histoire – j’ai été fasciné par l’art de la Renaissance, sa sensibilité, sa sensualité, tellement présentes –, il ne s’agit pas d’y revenir, mais d’infiltrer, comme à l’époque, quelque chose de nouveau, sans pour autant faire table rase de ce qui a précédé. Il faut réfléchir à ce que ça veut dire être humain. Il n’y a pas d’homme idéal, tout individu est fragile, faible. Peut-il être beau ? Ce questionnement est au cœur de cette nouvelle Renaissance. »
Qu’il s’exprime à travers les mots, le dessin, le cinéma ou la peinture, Gao Xingjian n’a de cesse d’explorer tour à tour l’univers du rêve, de cet intérieur propre à chacun, et la réalité de notre monde. Tissant des liens entre l’intime et l’universel, ses œuvres sont le fruit d’une pratique qui s’est nourrie de cultures et de pensées d’horizons divers, et ce dès son plus jeune âge. Né en janvier 1940 à Ganzhou, dans le sud-est de la Chine, Gao Xingjian a grandi auprès d’un père banquier, « passionné de littérature classique chinoise» et d’une mère comédienne amatrice « éprise de théâtre et des romans de la littérature occidentale». « Depuis l’enfance, je suis entre ces deux cultures. Je fouillais en permanence dans la bibliothèque, au lycée et à l’université. C’était mon refuge. Je lisais tout ce qui avait été traduit en chinois et notamment les grands auteurs occidentaux. Je m’intéressais à la littérature, à la philosophie, à l’histoire. J’étais heureux face à la richesse humaine universelle, richesse étouffée par la politique*. » Gao Xingjian n’a que neuf ans lorsque naît la République populaire de Chine conduite par Mao Zedong.

L’attente, Gao Xingjian, 2004.

Parallèlement à sa passion pour les livres, il suivra des cours de peinture et de sculpture durant ses années de lycée, qui se déroulent à Nankin où la famille s’est installée en 1950. Mais lorsqu’en 1957 vient le choix des études supérieures, sa mère l’incitera à entrer à l’Université des langues étrangères de Pékin, plutôt qu’à l’Institut national des Beaux-Arts. Il en sort diplômé en français en 1962 et gagne dès lors sa vie comme traducteur. Eugène Ionesco, Jacques Prévert ou encore Henri Michaux comptent parmi les auteurs dont les textes lui sont confiés. En parallèle, il commence à écrire de courtes pièces, des nouvelles, et pratique la peinture à l’huile. En 1970, il est envoyé dans l’Anhui, province voisine de son Jiangsu natal, pour travailler la terre en camp de « rééducation », comme nombre d’intellectuels pendant la Révolution culturelle (1966-1976). Il y passe six ans, durant lesquels il s’adonne secrètement à l’écriture, devenue vitale.
De retour à Pékin, Gao Xingjian reprend ses activités de traduction. Affecté au Comité des relations internationales de l’Association des écrivains chinois, il se voit offrir une première opportunité de sortir de son pays, en 1979, à la faveur d’un voyage à Paris – l’année suivante, ça sera l’Italie – d’un groupe d’auteurs auquel il sert d’interprète. Un tournant s’opère dans sa pratique picturale, qu’il développait jusqu’alors pour lui-même. « Quand j’étais jeune, je faisais beaucoup de figuration. Mais après avoir découvert les chefs-d’œuvre du Louvre et des maîtres de la Renaissance italienne, je me suis vraiment demandé si ma peinture valait la peine d’exister… Après avoir lu beaucoup d’ouvrages d’histoire de l’art, je savais par ailleurs que si je suivais un courant quelconque, j’appartiendrais déjà au passé. Cela m’a poussé à chercher une voie plus singulière. » L’observation d’un petit dessin de Picasso réalisé à l’encre de Chine, qu’il découvre à Antibes à cette même époque, va conforter le pressentiment qui est alors le sien : « Même ce grand peintre, que je respecte et admire, ne connaissait vraisemblablement pas toute la richesse et le potentiel de l’encre ! » Débutent quarante années d’une exploration assidue des jeux de transparence, de lumière et de texture qu’offre cette technique, menée à la frontière entre figuration et abstraction et résolument ancrée dans l’onirisme. « Il y a là un vaste champ à arpenter. Le rêve n’est pas abstrait, par exemple ; il y a toujours une image, qui évoque plein de choses sans qu’il soit possible d’en définir le détail. Comment traduire les visions intérieures qui naissent dès lors qu’on ferme les yeux, quand l’esprit s’envole et qu’une image multiple prend forme. Comment capter l’impression ainsi générée ? Les toiles que vous voyez ici sont le résultat de cette recherche. »

Ecroulement, Gao Xingjian, 2018.

Mais revenons en 1979, date à laquelle ses premiers essais et nouvelles sont publiés en Chine. D’autres suivront, et avec eux des polémiques. Avant-gardistes, jouant sur l’absurde pour mieux pointer les travers de la société chinoise, ses pièces de théâtre, notamment, sont rarement au goût du pouvoir en place. « A chaque fois que j’ai présenté mon travail en Chine, il y avait soit polémique, soit volonté de censure. » En 1986, L’Autre Rive – qui met en scène trois personnages débattant des notions de valeurs individuelles et collectives avant de traverser pour rejoindre une autre rive qui s’avère n’être qu’une illusion – est interdite avant même sa première représentation. La crainte croissante d’être réduit au silence le pousse bientôt à l’exil. Un ami fraîchement nommé au ministère de la Culture lui obtient un passeport qui lui permet de répondre à l’invitation lancée par l’un des premiers collectionneurs de ses toiles et dessins, Franz Armin Morat, qui l’invite à venir exposer en 1987 à Fribourg, en Allemagne, au Morat Institut for Künst und Wissenschaft qu’il a fondé. C’est ensuite Claude Martin, rencontré alors qu’il était en poste à l’ambassade de France à Pékin, entre 1978 et 1984, qui facilitera son arrivée dans l’Hexagone, quelques mois plus tard ; Gao Xingjian s’installe en banlieue parisienne, où il vit toujours aujourd’hui. Au lendemain des événements de la place Tian’anmen, en juin 1989, il dénonce publiquement l’action du gouvernement chinois et demande l’asile politique en France. C’est en tant que citoyen français – il obtient la nationalité en 1997 – qu’il reçoit en 2000 le Prix Nobel de littérature pour La Montagne de l’âme. Achevé dix ans plus tôt, l’ouvrage relève tant du roman initiatique que de la quête spirituelle.
« Si aujourd’hui je peux vous montrer tout cela, c’est grâce à ces amis. La France m’a offert une autre vie, une liberté entière pour m’exprimer, j’y ai réalisé tous mes rêves. Parmi eux, celui de créer un opéra, à Marseille dans les années 2000, de tourner des films, également, mêlant rêve et réalité, toujours, et se situant au-delà des conventions commerciales du cinéma. Il s’agissait pour moi de se débarrasser radicalement de la narration. J’appelle cela cinépoème, chacun pouvant interpréter à sa manière ce qu’il voit. » Cette interprétation libre du regardeur, invité à appréhender son travail « avec ses propres expériences visuelles, ses propres sensations, pour créer un dialogue avec l’œuvre », Gao Xingjian la revendique aussi pour ses toiles, qui sont pour lui, non pas de l’ordre de la représentation, mais du domaine de l’« évocation » et de la « subversion ». « La création artistique permet de sublimer, insiste-t-il. Quand on s’exprime, il faut se détacher de ses angoisses, de ses contraintes, de ses soucis, de toute forme de dépression intérieure. Pour laisser place à un élan de l’esprit de création et à l’enchantement qui en découle. »

* Les propos suivis d’un astérisque sont extraits d’un entretien conduit par Chantal Colleu-Dumond, directrice du Domaine de Chaumont-sur-Loire, et publié dans le catalogue édité à l’occasion de l’exposition Appel pour une nouvelle Renaissance.

L’exceptionnel cru 2019 de la Saison d’art

El Anatsui au pied de Cire perdue (2019).

Chaque année depuis 2008, la Saison d’art du Domaine de Chaumont-sur-Loire offre l’opportunité d’appréhender une douzaine de nouvelles propositions tout en (re)découvrant un ensemble d’œuvres pérennes – ou confiées pour quelques années – au fil d’une déambulation dans le château, ses dépendances et le vaste parc environnant. Toutes ont en commun un lien avec la nature et s’inscrivent dans un dialogue avec l’architecture et le paysage. Parmi les temps forts de cette édition 2019, notons la présence, pour la troisième fois depuis 2015, de deux grands noms de la scène internationale de l’art contemporain : Sheila Hicks et El Anatsui. L’univers textile et chromatique singulier de la plasticienne américaine est déployé dans les appartements des invités ainsi que dans les sous-sols du château – réalisée en 2017, Sens Dessus Dessous est le fruit d’une commande spéciale de la Région Centre-Val de Loire –, tandis qu’une nouvelle installation du sculpteur ghanéen*, composée de trois anciennes gabarres de Loire (Cire perdue) vient rendre hommage au rôle fondamental joué dans nos civilisations par les bateaux en tant que « passeurs » d’hommes, de marchandises, mais aussi d’idées. Quelques mois avant sa disparition, le 29 mars dernier, Agnès Varda avait accepté de présenter dans les Galeries de la Cour des Jardiniers l’une de ses serres réalisées à partir des pellicules de ses films – c’est celle dédiée au Bonheur qui est montrée ici –, ainsi qu’une série photographique, A deux mains, et une installation, figurant son chat perché sur l’arbre occupant la cour de son logement parisien, conçues spécifiquement pour Chaumont-sur-Loire.

Rupture, Lakmé’s Dream, Cornelia Konrads, 2019.

A l’entrée de la cour de la ferme, Ma Desheng lance un appel à la simplicité et entonne un hymne à la nature à travers trois sculptures en bronze évoquant tout autant un acrobatique empilement de pierres que de singuliers personnages. La Grange aux Abeilles et la Galerie basse du Fenil accueillent deux pièces témoignant, avec force poésie, de la réflexion sur le temps menée par Stéphane Thidet : Les pierres qui pleurent et There is no Darkness (Il n’est pas d’obscurité ; plongée dans l’obscurité, la seconde est un plan d’eau parsemé de lentilles à travers lesquelles une ampoule lumineuse de bonne taille trace doucement son chemin, générant un dessin aux variations infinies et mélancoliques. Le temps est également au cœur du méticuleux travail de la Brésilienne Janaina Mello Landini, une étonnante forêt de fils de cordes (Ciclotrama) occupant le rez-de-chaussée de l’Asinerie, qui invite tant à la contemplation qu’à appréhender l’avenir de manière (écologiquement) responsable. Sa passion pour le carton, « l’un des plus beaux produits du génie humain », n’a d’égale que la virtuosité avec laquelle Christian Renonciat travaille le bois. Créées ces trente dernières années et présentées au château, dans la Galerie haute de l’Asinerie ainsi que dans les écuries, différentes pièces ont en commun de solliciter, voire troubler, tant la vue, que l’ouïe, l’olfaction et le toucher. Au milieu des anciennes stalles, l’Allemande Cornelia Konrads donne magnifiquement forme au rêve qu’elle prête à l’un des poneys ayant vécu là, celui de voir un appétissant ruban d’herbe grasse jaillir du sol en chamboulant le sage alignement de briques (Rupture, Lakmé’s Dream) ! Non loin, sur une pelouse bordant le chemin, se dresse une imposante sphère signée Vincent Mauger : composée d’une multitude de chevrons taillés en pointe, Géométrie discursive interpelle par le contraste opéré entre la douceur de la silhouette et l’agressivité du contour hérissé.

Milflores (détail), Luzia Simons, 2019.

Mais revenons au château, où une autre artiste brésilienne, Luzia Simons noue un dialogue entre les époques en présentant un travail inédit de tapisserie florale (Mil Flores) qu’accompagne une création olfactive mêlant effluves en vogue au XIXe siècle (bergamote, cannelle, jasmin, rose, entre autres) à d’autres venues d’Amazonie (racine de Piri-piri et fève tonka). Dans un couloir baigné par la lumière du jour, cinq orangers en bronze s’élevant dans des bacs de porcelaine « emplis » de bleu sont autant de métaphores des cinq continents ; les fruits en barbotine évoquent pour leur part étoiles et planètes, la masse végétale, en bronze et laiton, l’univers. Vous êtes ici est une proposition aussi philosophique que plastique signée Marc Couturier. Dans le cellier, enfin, Côme Mosta-Heirt déploie ses Portes ; véritable peinture dans l’espace, l’œuvre composée de blocs d’altuglas arborant plus de vingt nuances de vert fait écho à la terre natale de l’artiste où tombent à pic les falaises d’Etretat. Un jeu de transparence nourrit une (fausse) impression de légèreté, et invite à prendre le temps de la contemplation.
* Deux autres œuvres d’El Anatsui sont par ailleurs à découvrir : Ugwu (2016), installation constituée de rondin de bois et divers matériaux de récupération, et XiXe (2015), vaste tissage de capsules et étiquettes de bouteilles de gin ré-accroché cette saison dans la Galerie du Fenil.

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Saison d’art 2019, jusqu’au 3 novembre au Domaine de Chaumont-sur-Loire.

Crédits photos

Image d’ouverture : Gao Xingjian au Domaine de Chaumont-sur-Loire, le 28 mars 2019, devant Face au feu (2006) © Gao Xingjian, photo S. Deman – L’éternel © Gao Xingjian, photo S. Deman – L’attente © Gao Xingjian, photo S. Deman – Ecroulement © Gao Xingjian, photo S. Deman – Cire perdue © El Anatsui, photo S. Deman – Rupture, Lakmé’s Dream © Cornelia Konrads, photo S. Deman – Milflores © Luzia Simons, photo S. Deman