Retour vers le futur au Grenier à sel !

Douze postures contemporaines et un treizième invité à la table ! Prophètes, Cassandre, ou témoins avertis de leur temps, douze artistes contemporains sensibles aux cultures numériques veillent au Grenier à sel, ou plutôt, ont veillé à des scénarii parfois anticipés bien avant le début du siècle. Ils sont plasticiens photographes, développeurs ou sculpteurs : observateurs critiques flirtant avec la robotique, l’IA ou le transhumanisme ou acteurs investis dans des expérimentations cybernétiques sur leurs propres corps. Leurs œuvres sont déjà emblématiques d’une histoire des arts numériques en train de s’écrire et sont visibles à Avignon au sein de l’exposition Le Futur est déjà là, dans le cadre de la biennale Chroniques des arts numériques qui se déploie entre Aix et Marseille jusqu’au 19 janvier 2025.

Dès les premiers symptômes d’une révolution digitale tout juste balbutiante, l’australien Stelarc (né à Chypre en 1946) constatant la fragilité du corps humain dans son milieu naturel décidait d’en augmenter les capacités par des prothèses parfois commandées à distance, qu’il endossait dès le début des années 1980 lors de performances et dont on peut admirer les reliques, Exoskeleton Arm, ou Third Hand dans la belle architecture du Grenier à sel.

©Stelarc, Third Hand, 1980 Aluminium, acrylique, électrodes, moteurs, carte de circuit imprimé. DR

Depuis sa réhabilitation par l’architecte Jean-Michel Wilmotte, le lieu culturel avignonnais est spécifiquement dédié aux formes d’expression artistiques qui relient l’art, la science et les technologies du monde contemporain. Le regard aiguisé de sa directrice et commissaire d’exposition, Véronique Baton, offre une chance aux publics d’y découvrir des œuvres et des artistes souvent exemplaires qu’un confinement dans le champ des arts numériques avait parfois invisibilisés sur une scène plus large.

©France Cadet, Robot mon amour,
Cyborg 15 et 16, 2015 [ci-dessous, à d.] Tirages duratrans montés sur plexiglas diffusant, capteurs tactiles, LEDS, bois. 50 x 70 cm chaque
L’artiste France Cadet (1971), dont l’atelier-laboratoire est à Marseille, s’y met en scène dans la peau d’un gynoïde, mi-femme mi-robot préférant la figure du cyborg à celle de la déesse. Résolument ancrée dans l’hybridation art-science, l’artiste chercheuse décortiquait dès le début des années 2000, le petit robot chien industrialisé par Sony pour le reprogrammer, épinglé en trophée de chasse en galerie. Sollicitée en tant qu’enseignante-chercheuse à la School of The Art Institute of Chicago, à Toulon ou Aix-en-Provence, France Cadet explore sans fascination ni parti pris, les relations fusionnelles qu’entretient l’homme avec la machine et leurs dérives à travers la vidéo (Aujourd’hui les IA, 2021), la sculpture, la photographie ou la sérigraphie, ou encore par des créations mix média originales. Dans la série Robot mon amour, par exemple, elle invite avec drôlerie, les visiteurs à interagir avec ses impressions digitales par des caresses, tandis que sa galerie de portraits, Man VS Machine révèle à la lecture d’une torche, les identités des personnalités qui ont influencé l’histoire de la cybernétique. Y siègent Alan Turing et son test de reconnaissance, Gary Kasparov face à Big blue, mais aussi des concepteurs de logiciels comme le développeur du « COMPAS » (Correctional Offender Management Profiling for Alternative Sanctions) conçu pour assister les juges nord-américains dans l’évaluation d’une probabilité de récidive criminelle, « et dont les algorithmes se sont avérés racistes », nous met-elle en garde.  (1).

©France Cadet, Man VS Machine, 2019 Impressions jet d’encre invisible UV 30 x 40 cm. ©orevo

« Bienvenus dans le monde connecté que vous nous avez conçu », semble nous dire en fond de salle, les regards des enfants (Binary Kids en ouverture de notre article), un peu tristes et déjà conscients de leurs futurs affrontements, dans la série de portraits shootés entre 2006 et 2008, par le photographe Thierry Cohen (1963). Pionnier, dès 1987 d’une post-production créative, l’artiste a associé à la pureté originelle des visages d’enfants de ses proches, les cartes informatiques usagées des ordinateurs qu’il utilisait à l’époque, retravaillant contours, ombres et motifs, dans un questionnement sur l’avenir de cette génération « binaire » autant que sur celui de la photographie dont on ignorait encore tout du futur boom exponentiel lié aux smartphones.

Vue d’ensemble de l’exposition Le futur est déjà là ! ©orevo

Et pourtant Le Futur est déjà là ! dans ce deuxième volet d’une trilogie intitulée « Symptômes du vivant », dont la première exposition était consacrée au végétal. Celui-ci expose le corps !  « Elle renvoie de manière très actuelle aux craintes et espérances de notre époque, précise sa commissaire et directrice des lieux, Véronique Baton. Elle interroge la relation homme-machine autrefois mécanique, électronique puis algorithmique dans un contexte de déploiement croissant des Intelligences Artificielles et de grandes porosités des frontières, fantasmée ou réelles, entre l’humanité et la robotique, entre la chair et le code »… lorsque celles des territoires géographiques se referment, dans un contexte de cybersécurité belliqueuse.

©Maxime Matthys, série photogrpahique, 2091 : The Ministry of Privacy, 2019
C-Print, Ricoh GR, facial recognition software. 60 x 80cm. DR
©Maxime Matthys, série photogrpahique, 2091 : The Ministry of Privacy, 2019
C-Print, Ricoh GR, facial recognition software. 60 x 80cm. DR

En témoignent 2091 : The Ministry of Privacy, trois photographies d’habitants de Kachgar l’un des derniers bastions de la culture ouïghoure, prises dans l’espace public en 2019. Sur les visages des personnages se superposent des données biométriques prodiguées par un logiciel de reconnaissance faciale révélant ici la nature omniprésente du tracking mis en place par les états (quels qu’ils soient) et pourtant invisible. Né à Bruxelles en 1995, le photographe Maxime Matthys, benjamin de l’exposition dont le talent de photographe s’est déjà illustré dans la presse, pour Libération, Le Monde, Fisheye Magazine, Polka Magazine ou Médiapart, s’intéresse à la manière dont les technologies affectent notre vie quotidienne et modifient notre perception de la réalité.

©Julien Prévieux, What shall we do next ? 2014. Vidéo HD couleur 16’47” ©orevo
©Esmeralda Kosmatopoulos, Fiteen pairs of Mouths, 2016, plâtre et métal. DR

Elles en modifient les gestes et les comportements dans un rapport à soi, aux autres, à l’histoire et au temps confisqués : dans une salle adjacente, la vidéo What shall we do next ?, réalisée par l’artiste plasticien Julien Prévieux (1974) en 2014, répond par la danse orchestrée de nos mouvements répétitifs reconditionnés, aux sculptures de mains pétrifiées sur des téléphones portables que l’artiste grecque Esmeralda Kosmatopoulos (1981) appelle avec beaucoup d’humour et de discernement Fifteen Pairs of Mouths, réalisées en plâtre sur des tiges de métal, en 2016. D’une observation sociologique, d’un constat commun dont l’accélération nous effraie, tous deux nous offrent une vision poéïtique transcendée.
De manière allégorique, critique, manifeste, ou poétique, les douze artistes contemporains ici réunis nous donne à voir sous des formes innovantes une production intergénérationnelle qui selon l’époque interroge l’identité propre de l’humain, sa corporéité et son devenir, mais aussi de façon urgente, son intégrité remise en question.

©Heather Dewey-Hagborg, Stranger Visions, East Hampton Sample 7, 2012-2013 Impression 3D sur base de matériel génétique Collection Le Cube Garges © orevo

Ainsi, l’artiste new-yorkaise Heather Dewey-Hagborg (1982) revisite depuis 2012, l’art du portrait, à l’ère du phénotypage ADN. Mi scientifique mi démiurge, docteure en arts électroniques animée par des questions de biopolitique, elle a reconstitué en 3D, toute une série de visages humains hyperréalistes, Stranger Visions, à partir d’analyses de matériel génétique – cheveux, mégots de cigarettes, chewing-gum mâché – collecté dans des lieux publics, et expose ici l’un de ses spécimens.
Issu de la même génération Matthieu Gafsou (1981) dont les grands clichés épurés confèrent à l’espace du Grenier à sel une esthétique de laboratoire, procède lui aussi à sa manière, par enquête, parcourant l’Europe, pour documenter dans de grandes séries photographiques le transhumanisme. Non pas fantasmé, mais bien réel, s’intéressant notamment à la médecine du futur autant qu’aux biohacking :  deux images se font face dans la salle d’exposition – l’une révèle l’implant d’aimants dans le doigt d’un biohacker qui lui permettraient de mieux ressentir les champs magnétiques, l’autre déjà montre un jeune cyborg revendiqué comme tel, augmenté d’une antenne transcodant les couleurs en ondes sonores pour palier à l’achromatopsie qui l’empêche de les distinguer.
Le travail de Matthieu Gafsou nous rappelle l’aventure humaine de Peter Scott-Morgan (1958-2022) premier cyborg célèbre de l’histoire qui avait pu transformer son corps grâce à la science et aux nouvelles technologies, pour lutter contre la maladie de Charcot dont il est pourtant décédé à 64 ans.

©Matthieu Gafsou, H+, Transhumanisme(s), 2015-2018. Série photographique.DR

De tout temps, l’humain a tenté d’augmenter ses capacités à travers l’usage de la machine, de l’antiquité aux automates du siècle des Lumières à nos jours, pour se décharger de certaines charges pénibles, pour pallier à des handicaps ou par pure fascination scientifique, mais surtout, pour gagner du temps, au sein de l’industrie, pour y générer des gains de productivité et pour y assoir son pouvoir !
Le bras robotique équipé d’un compteur manuel, Humans Need Not to Count développé sous licence libre par le duo hispano-estonien VARVARA & MAR, met en évidence ces métiers laborieux de contrôle en usine, qui laissent place à des machines plus efficaces et moins onéreuses. Il nous introduit dans l’ère moderne de l’industrialisation alors que dans une alcôve en préambule de l’exposition nous est présenté, Pierrot écrivain (2) du XIXe siècle, une subtile réplique d’un automate à squelette apparent fabriqué par André Soriano (dans la première moitié du XXe siècle) pour la maison Vichy et dont on peut apprécier la complexité du mécanisme en bronze.
Si l’invention du mot « robot » revient au dramaturge tchèque Karel Capek en 1920, il est amusant de constater que de nos jours, celui qui suscite l’admiration, Unitree H1, est plébiscité pour sa puissance et sa rapidité.
Installé à sa table d’écriture, interagissant avec sa plume, sa lampe et sa musique inspirante Pierrot accueille avec délicatesse les visiteurs dans son environnement et donne le tempo de son époque.

©Pierrot écrivain, André Soriano
1ère moitié du XXème siècle
 64 x 53 x 35 cm
. Collection Philippe Sayous, Lutèce créations, Paris. © Galerie Ivoire, Chartres.

Bien avant l’avènement de la robotique, la littérature s’est beaucoup intéressée à la création par l’homme d’un être artificiel à son image. « La créature qui échappe au créateur est un mythe classique de Golem à Frankenstein, constate l’artiste Filipe Vilas-Boas, debout devant une peau de banane-robot (Dumb City, la peau de banane intelligente, 2022). Et la peur que cette créature à laquelle nous avons donné la vie ne nous le rende par la mort est rejouée par l’humain à chaque avancée technologique.» Né au Portugal en 1981, Vilas-Boas se demande bien ce que veut dire l’apprentissage aujourd’hui et le transfert de nos connaissances vers une machine ? Alors que l’humain se construit sur ses erreurs et le processus de la chute ? Tandis qu’un bras robot industriel penché sur une table d’écolier (The punishment, 2017) exécute une punition préventive au titre de son éventuelle désobéissance future, la peau de banane s’active dans la pièce… Mais plutôt que de tenter de nous faire chuter dans un hommage à Chaplin, celle-ci se carapate à notre approche. « Elle est dépitée par l’attitude des humains », précise l’artiste avec humour et philosophie.

©Bastien Faudon, Game Over, 2024. Installation interactive Techniques mixtes. DR

Game Over (2024), l’installation vidéo interactive de Bastien Faudon (1993), formé à l’École d’art d’Avignon, génère un dessin automatique en détournant « Le jeu de la vie » découvert par le mathématicien John Conway en 1970. Véritable allégorie du vivant et de son apparition mystérieuse, « le Jeu de la vie » se dessine avec grâce dans l’espace central du Grenier à sel au gré du hasard et des gestes des visiteurs.
Ce lieu aux expositions exigeantes existe aujourd’hui par la grâce du fonds de dotation EDIS, qui a pour vocation de soutenir et diffuser les pratiques artistiques émergentes par la production d’œuvres ou d’expositions, l’accueil d’artistes en résidence ou encore par des bourses en soutien d’auteurices et vidéastes tels que le prix Emergence proposé par la Scam (Société Civile des auteur.e.s multimedia) également soutenu par Le Centquatre, à Paris. Cette inscription dans un réseau à la fois institutionnel et privé est une manière de partager quelques productions ambitieuses.

©Donatien Aubert, Veille infinie, court métrage en images de synthèse, full HD, 25’38’’
Co-production Biennales Chroniques, Nemo, le Centquatre et le 3bisF, Centre d’arts contemporains. Captures video ©orevo

Là où au XVIIIe siècle nos ancêtres s’acquittaient de la gabelle, le sel pour unité de valeur livré à l’hôtel de l’impôt, nous pouvons désormais nous installer confortablement dans l’ombre de la salle de projection et nous laisser instruire par les différentes voix off savamment articulées dans un texte de l’artiste-chercheur Donatien Aubert qui reconstitue en 25’38 chrono une épopée cybernétique qui a mal tourné. Son film Veille Infinie est une plongée vertigineuse érudite dans l’histoire des nouvelles technologies illustrée par des images de synthèse ahurissantes : une sorte de retour vers le futur guidé par une théorie de l’information qui de l’invention du téléphone, aux découvertes détournées de Nikola Tesla, nous fait basculer de la préhistoire des télécommunications aux dérives actuelles de la cyber surveillance, jusqu’à l’utilisation de notre temps de sommeil au profit des Gafam et de la monétisation de nos datas. La démonstration est ici faite qu’une série de décisions politiques et de choix technologiques menés à un train d’enfer sur les rails bien scellés d’un capitalisme forcené, finissent par induire des postures nauséabondes auxquelles il devient de plus en plus laborieux de ne pas s’inféoder.

Les profileurs profilés (Jeff, Elon et Mark), 2022 Aluminium, PMMA diffusant, LED programmables, connecteurs en polyamide imprimés en 3D par frittage de poudre 72 x 72 x 60 cm chaque
. Co-production Biennales Chroniques, Nemo, le Centquatre et le 3bisF, Centre d’arts contemporains. ©Donatien Aubert

Précisons, s’il est utile, que Nikola Tesla, cité dans le film à l’époque où le progrès technologique faisait encore rêver, était un inventeur, un ingénieur issu d’une famille de migrant de L’Europe de l’Est et promoteur avant l’heure d’une sorte de « wifi gratuit pour tous » dont les recherches ont été contrariées par une industrie naissante plus favorable à soutenir les recherches de Thomas Alva Edison et la commercialisation de l’ampoule électrique. Le patronyme de Tesla fut plus récemment galvaudé par le patron musclé du réseau X pour une marque de voitures électriques. Le film de Donatien Aubert n’est pas anecdotique, il est foisonnant de détails pointus issus d’une thèse. Certains trouveront l’exercice trop partisan. C’est celui d’un auteur engagé historien et chercheur dont la forme expérimentale du témoignage nous est précieuse. Le film est ici présenté avec une série de sculptures holographiques qui en reprennent parfois les personnages ou les symboliques. Veille Infinie s’inscrit dans un projet vidéo immersif et plastique global dont quelques modules avaient déjà été montrés au 3BisF, l’hôpital psychiatrique d’Aix-en-Provence, où sont aménagés régulièrement, aux côtés d’ateliers avec les patients, des résidences d’artistes, notamment dans le cadre de la Biennale Chroniques des imaginaires Numériques d’Aix-Marseille, partenaire du Grenier à sel, encore cette année… Et dont on peut voir jusqu’à dimanche des installations radicales à La Friche Belle de Mai sur le thème du plaisir !

©Vilas Boas, Dumb City | La peau de banane intelligente, 2022. Techniques mixtes ©FermeduBuisson_Emile_Ouroumov.

Pendant ce temps-là, Los Angeles, la mégapole où dès les années 1990, il devenait difficile de distinguer qui de la recherche scientifique et technologique ou de la fiction hollywoodienne inspirait l’autre, est en train de disparaître et ni les milliardaires de la Silicon Valley et leurs fantasmes de cryogénisation des corps, pas plus que les pompiers ne peuvent en arrêter les flammes. Une tragédie qui nous ramène aux contours bien fragiles de notre condition humaine. Saura-t-elle calmer d’autres ardeurs prométhéennes ?

(1) https://controverses.minesparis.psl.eu/compas-un-outil-impartial-ou-biaise/
(2) https://www.automates-boites-musique.com/boites-a-musique-traditionnelles/boites-a-musique-lutece-creations.

Infos pratiques> Le Futur est déjà là, symptômes du vivant #2. Commissariat : Véronique Baton, avec les artistes Donatien Aubert, France Cadet, Thierry Cohen, Heather Dewey-HaGgborg, Bastien Faudon – Mathieu Gafsou – Esmeralda Kosmatopoulos, Maxime Matthys, Julien Prévieux, STELARC, VARVARA & MAR, Filipe Vilas-boas. Du 5 octobre au 18 janvier 2025. En accès libre

Le Grenier à sel, 2 rue du Rempart Saint-Lazare – 84000 Avignon. www.legrenierasel-avignon.fr – Tel  04 32 74 05 31

Image d’ouverture> ©Thierry Cohen, Binary kids, 2006-2008. Série photographique. 
Impression numérique
137 x 113 cm ©Thierry Cohen