Repenser le monde au château d’Aubenas

Depuis juillet dernier, Ardéchois et autres curieux peuvent découvrir l’art de leur temps au somptueux Château d’Aubenas ! Réaménagé par l’architecte Laurent Volay (sept ans de travaux), ce joyau patrimonial propose deux expositions inaugurales, pour un parcours à la fois historique et artistique. La première est monographique. Intitulée Gérard Lattier, mythologies ardéchoises, elle dévoile l’œuvre d’un peintre et conteur ardéchois, né en 1937. Avec son regard ironique sur les petites gens de sa région et l’humanité en général, l’artiste nous partage, au 2e étage du château, des histoires inédites, accompagnées par une narration sonore. A l’affiche jusqu’au 5 janvier 2025. La seconde exposition, Habiter le monde, est, quant à elle, un projet collectif. Elle partage une vision de notre époque composée par 12 artistes de 10 pays. D’après Victor Secretan, commissaire de l’événement et directeur du Château – Centre d’Art Contemporain et du Patrimoine d’Aubenas, Habiter le monde met en cause « la position de l’homme au sommet de la hiérarchie du vivant » et imagine son renvoi à un « statut d’espèce parmi les espèces ». Ainsi, les artistes cherchent-ils à changer le paradigme de l’anthropocène et à rapprocher l’homme avec son environnement. C’est ainsi qu’on pourrait peut-être habiter le monde différemment… À l’occasion de cet ambitieux défi, la rédaction d’ArtsHebdoMédias vous propose d’en découvrir quelques marquantes étapes. Au programme du lieu jusqu’au 13 octobre.

Puisque l’homme n’est pas le seul à posséder un potentiel d’intelligence et de création, quels autres êtres pourrait-on imaginer à sa place ? Une réponse est avancée dès la première salle, située à droite de l’entrée. L’espace est habité par… des oiseaux de chairs et de plumes ! Véritable volière spéciale, dont les mangeoires sont des guitares, amplificateurs, voire autres cymbales, from here to ear [d’ici à l’oreille] est un terrain d’expérimentations créatives pour des Diamants mandarins d’Australie. Volant de leurs nids suspendus du plafond aux guitares électriques, ces petits vivants pincent les cordes et jouent leur propre musique. Céleste Boursier-Mougenot, compositeur devenu plasticien, cherche à amplifier le potentiel musical des oiseaux qui se déplacent en fonction de la présence des visiteurs. C’est ainsi que s’initie un jeu d’interactions entre eux, susceptible d’engendrer une production autonome, indépendante de l’artiste, et de permettre à l’installation d’évoluer au gré de notre contemplation curieuse.

from here to ear [d’ici à l’oreille] (v. 4), 2007. Détails de l’installation au château d’Aubenas. ©Céleste Boursier-Mougenot. Photos Polina Tkacheva

Mais nous ne sommes pas bout de nos surprises : d’autres expériences inspirées par la nature sont à découvrir. Passionné par la force des environnements et des paysages, Ruben Brulat cherche à la reproduire. Face à l’œuvre, dans l’ombre, le spectateur admire la forêt merveilleuse, faite de morceaux de bois, de champignons, de cire d’abeille et de divers minéraux. Suspendus par des cordes et reliés par du fil de soie, ces éléments sont éclairés et accompagnés par des sons enregistrés par l’artiste dans les environs. Les murmures des habitants d’Aubenas arrivent à nos oreilles comme par magie. Toute en subtilité, Tu souffres tes strates sur toutes les mers distille un esprit poétique propre à l’émerveillement. Un sentiment que Ruben Brulat prolonge par deux autres installations réalisées spécialement pour l’occasion : sous la charpente de l’escalier en vis du XVIe siècle et le long du chemin de ronde au deuxième étage. En résidence au château d’Aubenas, l’artiste nous propose d’abandonner au moins pour un temps nos mondes numériques et de nous attacher à la beauté de la nature. Également guide accompagnateur en haute et moyenne montagne, il nous invite à renouveler notre regard sur notre environnement quotidien.

Tu souffres tes strates sur toutes les mers, 2024. ©Ruben Brulat. Photo Polina Tkacheva

Au rez-de-chaussée, près de l’escalier et s’élevant jusqu’au plafond, une spectaculaire colonne de fils noués se dresse. Composée de fibres acryliques pigmentées, Vers des horizons inconnus est un projet monumental de Sheila Hicks qui s’empare des traditions textiles d’Amérique du Sud pour réaliser des formes contemporaines vibrantes et colorées. Évoquant une colonne, l’œuvre s’inscrit dans l’architecture du lieu interrogeant la mise en catégorie des arts. A l’étage, une autre fusion s’offre au regard. Présage d’Hicham Berrada poursuit un singulier éloge de la nature. Non que l’artiste cherche à en représenter les formes, mais plutôt les inciter à apparaître. Pour ce faire, il utilise des méthodes expérimentales scientifiques afin d’activer différents processus naturels. « J’essaie de contrôler les phénomènes que je mobilise comme un peintre contrôle ses pigments et ses pinceaux. Mes pinceaux et pigments seraient des paramètres tels que la température, le magnétisme ou la lumière », explique l’artiste. Avec Présage, appartenant à une série débutée en 2007, Hicham Berrada montre comment des métaux, plongés dans la substance aqueuse d’un aquarium, s’altèrent et se modifient. Des mondes microscopiques naissent et meurent sous nos yeux. Dans l’invisible, des acteurs créent le sublime, produisent des paysages surréalistes de coraux et de lianes. Une incroyable poésie se dégage de cette vidéo. Plongé dans un paysage éphémère et fascinant, notre regard est captivé par la puissance féconde et créatrice de l’élément liquide.

Vers des horizons inconnus, 2023. ©Sheila Hicks. Photo Polina Tkacheva
Présage, 04/05/2024, 2024. ©Hicham Berrada. Photo Polina Tkacheva

Une expérience qui nous renvoie à la notion d’harmonie, dont s’empare également Xiyao Wang. Inspirée par la pratique de la danse et des arts martiaux, la peintre déploie des mouvements libres et des formes fluides, offrant un rythme particulier à sa toile. De l’alliance de la couleur et du fusain naît une peinture aux accents musicaux. À la croisée de la tradition orientale et de l’art occidental, l’artiste chinoise résidant en Allemagne nous partage un état méditatif, résultat de la connexion que son esprit a établi avec le monde qui l’entoure. La dynamique de son écriture picturale évoque tant des mythologies anciennes que la manière de Cy Twombly, l’esprit de la musique électronique que la culture de masse des générations Y et Z.

Battement Fondu No. 1, 2024. ©Xiyao Wang. Photo Polina Tkacheva

Un processus encore plus spectaculaire se développe dans la salle suivante. Devant nous, deux créations s’attachent à la représentation d’une humanité en cours. Il y a d’abord une énigmatique sculpture à l’aura futuriste. Originaire de Séoul, Yein Lee ne cache pas sa fascination pour les technologies. Ses humains en pleine gestation sont connectés à des câbles. Rassemblant des déchets technologiques et autres matériaux industriels ou naturels comme des branches séchées, la pièce induit qu’une mutation est à l’œuvre. Ces créatures hybrides se questionnent sur l’avenir de l’humanité tout en faisant montre d’une subtile esthétique de l’assemblage de matériaux contraires. D’autres figures dansantes d’Yein Lee sont à découvrir au fil de la visite du château.

Devouring chaos – growth of reconstructed time, overflowing bodies, and static electricity [Le chaos dévorant – croissance du temps reconstruit, des corps débordant et de l’électricité statique], 2022. ©Yein Lee. Photo Polina Tkacheva

De son côté, comme pour contrer ce futur incertain, Three figures de Daniel Crews-Chubb propose des figures comme surgies de mythes anciens. L’irrégularité de ses lignes à demi-effacées et l’aspect disproportionné de ses silhouettes ont un air de famille avec l’œuvre de Willem de Kooning, figure de proue de l’expressionnisme abstrait. Le caractère ludique et spontané du collage évoque, quant à lui, les œuvres mixtes de Robert Rauschenberg. Mais de face, les visages convoquent une référence plus contemporaine, le culte du selfie ! Le tableau agit tel un écran. Les personnages nous observent autant que nous les regardons. Qui sont-ils ? De futurs ancêtres ? D’après la vision curatoriale, Daniel Crews-Chubb ouvre un monde mutant auquel appartient l’espèce humaine, ce qui relie immanquablement cette peinture à la sculpture d’Yein Lee.

Three figures (immortals), 2022. ©Daniel Crews-Chubb. Photo Polina Tkacheva

C’est dans un enthousiasme certain que nous allons conclure notre visite avec la perle de cette exposition : L’Antichambre de Bianca Bondi. Pour s’en approcher, il faut enfiler des sur-chaussures. Créé in situ, une vallée de sel s’étend à nos pieds. De ce fantasque paysage, émerge un lit de style entouré d’autres objets mobiliers ou de décoration, en cuivre ou en porcelaine, mais aussi des plantes médicinales synthétiques et un miroir reflétant les lambris décorés. L’ensemble fait référence aux bouleversements subis par notre écosystème qu’il faut, selon l’artiste, traiter avec une approche écologique et holistique. « Le lit est l’espace où l’on est conçu, celui de notre vie psychique et physique intime, et enfin, souvent, celui du dernier souffle », indique le descriptif de l’œuvre. La capacité du sel à rendre les terres infertiles, véhiculée de siècle en siècle par la narration des guerres puniques entre Rome et Carthage, est ici battue en brèche. Des fleurs y poussent témoignant de l’incroyable résilience de la nature. Bianca Bondi ausculte la matière et interroge son pouvoir transformateur. L’installation propose un espace transitionnel qui invite à réfléchir au cycle de la vie et de la mort, aussi bien qu’aux métamorphoses du vivant.

L’Antichambre (Mythes de descente et de retour II), 2024. ©Bianca Bondi. Photo Polina Tkacheva

Comment va le monde aujourd’hui ? Comment ira-t-il demain ? Les œuvres exposées au château d’Aubenas tentent des réponses singulières et éclairent des processus qui laissent le choix entre équilibre et déséquilibre. Elles nous montrent à quel point le monde est en prise avec une dynamique de vie. A chacun de choisir comment l’habiter.

Contact> Habiter le monde, du 6 juillet au 13 octobre 2024 au Château – Centre d’Art Contemporain et du Patrimoine d’Aubenas. Pour plus d’informations, consulter le site.

Image d’ouverture> Vue du château d’Aubenas – Centre d’Art Contemporain et du Patrimoine d’Aubenas. ©Photo Polina Tkacheva

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