Morehshin Allahyari, Eduardo Kac, Nicolas Maigret, Maria Roszkowska, Clément Renaud, Davide Quayola, Evan Roth, Laurent Mignonneau & Christa Sommerer sont les archéonautes ! Invités actuellement de la galerie Charlot, à Paris, ils y présentent des œuvres à l’esthétique différente mais reliées entre elles par une même interrogation opiniâtre de notre temps. Plongée avec Valentina Peri, directrice de la galerie et commissaire de l’exposition, dans un voyage qui renouvelle le mythe de la Toison d’or.
Explorer le passé et le présent pour faire émerger des avenirs. Voici donc ce que nous propose Valentina Peri. Diplômée en anthropologie culturelle et en histoire de l’art, cette spécialiste en art digital s’intéresse essentiellement à l’influence que la technologie peut avoir sur la culture contemporaine. Avec Archéonautes, ce n’est pas seulement une exposition qu’elle nous propose, mais la définition d’une notion, d’un processus de réflexion, dans lesquels de nombreux artistes contemporains inscrivent tout ou partie de leur œuvre. Mais laissons l’intéressée nous expliquer.
ArtsHebdoMédias. – Comment est née l’idée des « Archéonautes » ?
Valentina Peri. – L’exposition est née de l’observation des pratiques artistiques contemporaines. Au fil des accrochages et du suivi que j’effectue dans le cadre de ma mission pour la galerie Charlot, j’ai observé une sorte de trait commun entre nombre de productions. Certains artistes ont une approche archéologique du monde, que ce soit à travers le thème abordés dans leur travail, la pratique employée, l’attention portée à l’archive ou à la ruine, aux déchets médiatiques ou matériels. Certains encore développent une sensibilité prononcée à ce qui pourrait être qualifié d’obsolescence culturelle. Je suis donc arrivée à la conclusion que le fil rouge qui reliait l’ensemble des œuvres, présentées aujourd’hui, était ce que j’ai défini comme un regard « archéologique ». Qu’il s’intéresse au passé comme au présent : matérialisation de données, collecte d’objets dans un souci de préservation, relecture de l’art des siècles précédents… Prenons l’exemple des Iconographies de Davide Quayola. Cette série est fondée sur l’analyse des peintures de l’époque de la Renaissance et du Baroque à l’aide de méthodes informatiques. Des scènes religieuses et mythologiques – il s’agit ici de différentes versions du tableau de la peintre italienne Artemisia Gentileschi (1593-1652) intitulé Judith décapitant Holopherne – sont transformées en apparitions digitales complexes, qui défient la frontière entre abstrait et figuratif. Par cette lecture computationnelle du motif iconographique, les peintures perdent ainsi leur contexte original et deviennent des abstractions qui ne laissent plus que deviner la composition de départ. Pour moi, cette pratique relève de l’archéologie parce que c’est une analyse quantitative de l’œuvre, qui offre une compréhension détachée comme le feraient des archéologues en utilisant leurs techniques et moyens de datation.
Etablissez-vous un lien entre votre proposition et l’archéologie des médias ?
Absolument, même s’il me faut dire tout de suite que je n’en suis pas une spécialiste. Ce domaine de recherche, qui concerne la théorie, l’histoire et l’esthétique des médias, s’est beaucoup développé ces dernières années. Et c’est lui qui a offert un cadre théorique à ma réflexion et a permis de conforter le projet d’exposition. Mais je ne voulais pas que celle-ci l’illustre ou l’explique de quelque manière que ce soit. De mes lectures, j’ai conservé l’idée que c’est en explorant le passé pluriel qu’il est possible de tracer un futur pluriel. Les artistes réunis ici le font tour à tour, même s’il est impossible de construire un discours unique commun pour tous. Avec ce nom « archéonaute », je dresse le portrait d’un être en errance qui traverse les temps et les espaces tant géographiques que ceux de l’Internet, j’évoque des rencontres entre des mondes éloignés et des croisements imprévus entre « les passés et les futurs, les passés futurs et les futurs passés », selon la formule du chercheur finlandais Jussi Parikka. Le néologisme « archéonaute » représente ainsi un universel anthropologique lié à une recherche de sens qui mobilise un regard archéologique.
Vous avez déjà évoqué la série de Davide Quayola. Pouvez-vous nous dire quelques mots des autres pièces exposées ?
Commençons par Material spéculations : ISIS de Morehshin Allahyari (photo d’ouverture). Grâce à la collaboration d’historiens et d’archéologues, ce projet a permis la modélisation et l’impression en 3D de douze objets détruits par l’Etat islamique en 2015. Mais son geste dépasse largement le souci de restitution ou de préservation du passé. En effet, l’artiste iranienne a inséré dans chacun des objets une clé USB et une carte mémoire contenant l’ensemble des informations disponibles les concernant. Plans, textes et vidéos sont ainsi scellés à destination de générations, voire de civilisations, futures. Mais pour y accéder, il faut détruire la sculpture… Pour Eduardo Kac, j’ai choisi Reabracadabra. Créé en 1985 à São Paulo, ce poème visuel installé dans un minitel a dû être restauré pour l’occasion, obligeant l’artiste à faire en quelque sorte l’archéologie de son œuvre. Si j’ai souhaité inviter Laurent Mignonneau & Christa Sommerer, c’est que leur travail touche souvent des préoccupations proches de celles de l’archéologie des médias. Avec eux, des objets vintage technologiques sont réinterprétés et tissent des relations avec les visiteurs différentes de celles qu’ils avaient avec leurs utilisateurs d’origine. Egometer est un ancien ampèremètre transformé en une machine à mesurer combien le public apprécie les deux artistes dont les portraits s’inscrivent en arrière-plan. La série Silhouettes d’Evan Roth s’inspire, quant à elle, de la technique du même nom. Courante au XVIIIe siècle, cette dernière permettait de représenter un sujet à partir de son profil découpé dans un morceau de papier noir. Elle est ici exploitée par l’artiste pour créer une sorte d’autoportrait à partir de ses données de navigation : symboles, logos… Chaque composition reprend les proportions de l’Internet moderne, dont l’esthétique très rigide nous apparaît aujourd’hui obsolète. Evan Roth parle ainsi d’une utopie disparue, soit l’Internet d’origine qui devait servir de lien entre tous, être une plateforme de créativité libre. C’est donc une vision romantique. La dernière œuvre est celle de Nicolas Maigret & Maria Roszkowska, avec la collaboration de Clément Renaud. Shanzhai Archeology est une collection de téléphones issus de métissages technologiques « made in China ». Ce projet propose un regard critique sur un fait récent et encore peu étudié : le shanzhai, c’est-à-dire la contrefaçon. Ces téléphones portables hybrides aux allures étranges interrogent un imaginaire technologique occidental hyper normalisé. Les artistes, en les mettant en scène, les préservent de leur obsolescence rapide. Et donc de leur disparition. Ils travaillent sur la notion d’innovation et sur celle de non conformité technologique face à l’uniformité technologique occidentale.
Pourquoi pensez-vous que tous ces artistes posent ce regard archéologique sur notre monde, nos sociétés ?
Je pense que c’est une attitude générationnelle provoquée par l’Internet. Son arrivée a multiplié les temporalités dans notre expérience. Il y a le présent dans lequel nous évoluons physiquement, les données dans lesquelles notre « fantôme numérique » circule et aussi tous les futurs imaginés. Il faut considérer également que l’espace, lui aussi, est pluriel. Les artistes se déplacent géographiquement et mentalement. Ils nous rapportent des informations sur des pays ou des civilisations autres. Les voyages qu’ils nous proposent sont de différentes natures. Réels, mais aussi virtuels. Tout ceci est contenu dans le terme imaginé d’« archéonautes ». J’aimerais qu’il serve à chapeauter une série d’expositions. La prochaine aura lieu dans la toute nouvelle galerie Charlot à Tel-Aviv.
En découvrant le titre de l’exposition, il est impossible de ne pas penser aux Argonautes qui accompagnaient Jason dans sa quête. Quelle pourrait être la Toison d’or de vos Archéonautes ?
Une quête de sens. L’Archéonaute donne un poids particulier au passé, qu’il soit technologique ou culturel, pour aller chercher du sens, pour le faire émerger de façon personnelle, avec pour objectif de créer quelque chose pour le présent et de contribuer à élaborer des futurs possibles. Comme l’expliquait Michel Foucault, l’archéologie parle toujours du présent. Les artistes observent et interrogent notre temps à travers une créativité ancrée ailleurs. Ils nous montrent une réalité soustraite aux conformités de notre société.