Dans le cadre de la Biennale des arts de Nice, le Mamac présente jusqu’au 29 septembre une remarquable exposition sur les relations entre l’art cinétique et le cinéma. Imaginée par Hélène Guenin, la directrice de l’institution, et Pauline Mari, historienne de l’art, l’événement rassemble 150 œuvres appartenant aux précurseurs de l’Op Art et à ses représentants les plus prestigieux, ainsi que 30 films. Il propose également une passionnante sélection de documents, témoignant des liens entre cette avant-garde, le monde de la mode, et le 7e art, dès le début des années 1960. Le diable au corps – Quand l’Op Art électrise le cinéma est, avec La révolution permanente présentée jusqu’au 20 octobre à la Fondation Vasarely, une superbe opportunité de (re)découvrir un mouvement essentiel, né au XXe siècle mais dont les principes et l’esthétique continue d’innerver la création contemporaine.
Nous sommes au début des années 1960 et l’air du temps vibre. Depuis Le Mouvement, l’art se métamorphose, devient insaisissable. Organisée à la galerie Denise René en 1955, cette exposition rassemble, avec et sous la direction de Victor Vasarely, Agam, Bury, Calder, Duchamp, Jacobsen, Soto et Tinguely. A cette occasion, le critique d’art Roger Bordier met en évidence ce et ceux qui ont concouru à la (r)évolution. « L’on s’est souvent demandé quel visage nouveau prendrait l’art dans cette seconde moitié du vingtième siècle, et si même, après une aussi folle générosité d’invention, ayant fait montre d’un tel génie de la liberté, il saurait trouver en lui assez de jeunesse encore pour en changer. C’est qu’en fait, l’esprit tout occupé de la grande aventure qui venait, en cinquante ans, d’imposer le cubisme, l’abstrait, et, nourries d’eux, d’autres tentatives moins aisément définissables, l’on s’obstinait à découvrir les indices d’une action nouvelle dans la répétition d’une poétique remarquable mais devenue sans surprise… […] Nous voici donc devant l’œuvre transformable. Qu’il s’agisse de la mobilité de la pièce elle-même, du mouvement optique, de l’intervention du spectateur, en fait, l’œuvre d’art est devenue, de par sa propre substance, de par sa propre nature, constamment, et peut-être indéfiniment recréable », écrit-il dans le Manifeste jaune – ainsi qualifié en raison de la couleur du papier sur lequel il est imprimé – marquant les débuts officiels de l’art cinétique.
En 1961, François Morellet, Julio Le Parc, Jean-Pierre Yvaral, Joël Stein et Horacio Garcia Rossi fondent le Groupe de recherche d’art visuel. Intéressé par la cybernétique, la neurologie ou la psychologie comportementale, le GRAV place le spectateur au centre de ses préoccupations et lui propose des expériences inédites au cœur desquelles formes et couleurs agissent en agents d’instabilité. L’art cinétique poursuit son développement. Paris se comporte en véritable épicentre du phénomène, qui s’impose en Europe, notamment en Italie et en Grande-Bretagne et fait des émules outre-Atlantique. Peut-être contrits de ne pas l’avoir inventé, les Américains le rebaptisent Op Art, pour Optical Art. Beaucoup plus affriolant. Il faut le reconnaître. A New York, le MoMA entre dans la danse en 1965 avec l’exposition The Responsive Eye. Partout, l’Op Art diffuse son esthétique nouvelle bien au-delà des ateliers, des galeries et des musées. Parfois même sans le savoir et encore moins le vouloir. L’Express, Marie-France, Vogue, Paris Match, Time… se font l’écho de ce qui devient une tendance, une mode. Les couvertures des magazines s’exaltent et les grands couturiers s’emparent de l’esprit Op. En 1966, Paco Rabanne offre au regard ses inoubliables robes à sequins et plaques en Rhodoïd ou lamelles d’aluminium riveté. « Ouvertement inspirées des Continuels-Mobils de Julio Le Parc », apprend-on dès la première salle de l’exposition Le diable au corps – Quand l’Op Art électrise le cinéma, actuellement proposée au Mamac, à Nice.
Intitulé « Pillage et collaboration », cet espace plante le décor et propose d’explorer les deux voies privilégiées par la mode, le cinéma, la télévision, la presse et, plus largement encore, le marketing, pour s’emparer de l’Op Art. Il y a d’abord : le pillage. Sans vergogne, d’aucuns s’emparent d’œuvres pour les intégrer, les digérer, les transformer, les détourner… « A Londres, maquillages et coiffures op. A Rome, à Madrid, ou dans les villes allemandes, les mouchoirs, les torchons de cuisine ou les imperméables, comme aux USA, les maillots de bain, les lunettes de soleil ou le papier d’emballage reproduisent les tableaux des peintres de ce qu’une vaste opération publicitaire a appelé l’art optique », écrit Jacques Michel dans Le Monde, le 25 février 1966*. Dans Life Magazine, des mannequins posent devant des œuvres que leurs tenues parodient ou auxquelles elles rendent hommage. Question de point de vue ! A la télévision française, Jean-Christophe Averty opte pour des décors et des génériques aux accents vasaréliens très prononcés. Brigitte Bardot tourne le clip d’une chanson écrite par Gainsbourg parmi les œuvres d’Yvaral et de Schöffer, entre autres, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Tout ce qui souhaite être dans le vent se doit d’être op !
Puis vient le temps de la collaboration. Les cinéastes toquent à la porte des artistes et les engagent. Claude Lelouch fait appel à Nicolas Schöffer pour la dernière scène de son premier long métrage, Le propre de l’homme (1961). William Klein, lui, s’intéresse aux structures sonores des frères Baschet (François et Bernard), qui seront au générique de Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? (1966) pour avoir créé des robes musicales. De son côté, Henri-Georges Clouzot s’adjoint la collaboration de Jean-Pierre Yvaral et de Joël Stein pour son film La Prisonnière (1968). « Considéré comme ringard par les artistes cinétiques, le cinéaste va aller les chercher et cette collaboration lui apportera modernité et jouvence », précise Laura Pippi-Détrey, chargée de médiation et d’expositions au Mamac. Le 27 septembre 1967, L’Aurore titre en page intérieure : « Clouzot annexe l’Op Art ». A l’écran, un vernissage se déroule. L’œil aperçoit les œuvres exposées dans la galerie Denise René et se délecte d’une assemblée hétéroclite qui mêle acteurs, figurants, visiteurs et galeristes jouant leur propre rôle. Au sous-sol, un dédale se déploie. Il retient prisonnière la femme de l’artiste. Au mur de la salle d’exposition, divers plans. « Le thème du labyrinthe est récurrent dans l’art cinétique. Celui que nous voyons ici renferme des jeux plutôt sadiques et pervers présentés par des dessins très peu montrés jusqu’à présent. Autour de nous, des pièces qui apparaissent dans la scène du vernissage. Voyez celles de Julio Le Parc, François Morellet, Francesco Sobrino et Martha Boto. A l’époque, la critique avait qualifié le film de “ludiparc” mais loin d’être déstabilisé, Clouzot s’en était amusé. Yvaral et Stein deviendront même ses amis. »
Non sans avoir évoqué la collaboration de Davide Boriani avec le cinéaste italien Elio Petri (notre photo d’ouverture) pour La Decima Vittima (1965) et admiré Schema luminoso variabile-R.R 66 de Grazia Varisco – l’art cinétique n’est pas exclusivement réservé aux hommes –, nous pénétrons dans la deuxième partie de l’exposition : « Cinétiser la révolution ». L’histoire s’invite dans le parcours. Il est question de l’exposition Le Mouvement, des pièces de Calder et de Tinguely. Le visiteur découvre que l’art n’est pas seulement sujet d’inspiration ou de fascination pour les cinéastes, mais aussi objet de moquerie. Georges Lautner se gosse gentiment. Dans L’Œil du Monocle (1962), le réalisateur propose une vision simpliste de l’art de son temps. « Martigue est sculpteur ou, plus exactement, il fabrique des mobiles comme Calder. Son atelier est rempli d’objets volants qui se déplacent suivant les courants d’air dans un doux bruit métallique », est-il mentionné au scénario. Paul Meurisse en commandant Théobald Dromard, dit Le Monocle, apparaît flingue à la main dans cet atelier où flottent nuages et petits oiseaux. L’art y perd peut-être de son sérieux mais la scène est irrésistible ! Souvenons-nous que l’année suivante, Les Tontons flingueurs, du même facétieux Lautner, se paieront la tête du jeune compositeur Antoine Delafoy (incarné par Claude Rich). Il lancera à la tête de Fernand, le protecteur de Patricia, l’amoureuse du musicien : « Monsieur Naudin, vous faites sans doute autorité en matière de bulldozer, de tracteur et caterpillar, mais vos opinions sur la musique moderne et sur l’art en général, je vous conseille de ne les utiliser qu’en suppositoire. Voilà ! Et encore, pour enfants… » Illustration s’il en est de l’éternelle querelle entre les anciens et les modernes !
Plus sérieusement, ce volet du Diable au corps traite de la période autour de Mai 68. Elle observe comment l’art cinétique résonne fortement avec les revendications des manifestants. Le Mamac rappelle qu’initialement : « C’est une avant-garde politisée, qui entend supprimer les médiateurs (institutions, critiques d’art) pour redonner au spectateur les pleins pouvoirs dans son interaction avec l’œuvre d’art. Des cinéastes de la Nouvelle Vague, française ou étrangère, plutôt que de copier l’Op Art, reconduisent ou réinterprètent à l’écran ces gestes d’émancipation de nature impertinente sinon dérangeante. » D’un côté, la jeune génération des cinéastes veut rompre avec l’académisme trop écrit des studios, descendre dans la rue, caméra à l’épaule, pour filmer le réel. De l’autre, les artistes cinétiques veulent sortir des musées, des galeries, rejoindre aussi la rue pour dispenser un art accessible à tous.
Dans la salle d’expo, œuvres et films se disputent l’attention du visiteur. L’image cinématographique donne la réplique au mouvement des pièces signées Sobrino, Morellet, Sedgley, Riley… Au centre de l’espace, le Labyrinthe de transchromie B de Carlos Cruz-Diez flotte. Expression des recherches de l’artiste sur la couleur et la lumière, il arbore des panneaux de Plexiglas coloré, similaires à ceux qui constituaient les cabines installées à la sortie de la station Odéon en 1969. Comme des filtres, ils teintent de vert, de bleu, de rouge ou de jaune toutes les images. En se glissant à l’intérieur, le visiteur d’hier comme d’aujourd’hui métamorphose son environnement, déconditionne son regard. Né à Caracas et installé à Paris en 1960, Carlos Cruz-Diez s’en est allé le 27 juillet dernier à l’aube de ses 96 ans. Au mur, Pierrot le Fou de Godard sonne comme un hommage. Même si à l’origine, le cinéaste usait de filtres essentiellement pour critiquer le technicolor du cinéma américain.
Dans une longue pièce aveugle et constellée, Lumière en mouvement célèbre l’exposition. Imaginée spécialement pour l’occasion par Julio Le Parc, elle poursuit les travaux entamés en 1962. « L’artiste est venu au Mamac pour l’installer. Tout est calculé pour optimiser le jeu de lumière : la distance entre les deux pièces et les murs mais aussi entre elles, ainsi que la hauteur des suspensions qui sont différemment éloignées du plafond. En l’observant, on distingue clairement l’ADN commun entre le cinéma et l’art cinétique : la lumière, le mouvement, et aussi le temps », commente encore Laura Pippi-Détrey avant de rejoindre la troisième partie de l’exposition. Intitulé « Cinépsyché », cet ultime volet est sans doute le plus sensationnel, avec en guise d’introduction un extrait hypnotique de L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot. Dans la peau du mari jaloux (Serge Reggiani), nous subissons les assauts de ses hallucinations. Persuadé de l’infidélité de sa femme, il est comme possédé par des visions d’une beauté vénéneuse. Yvaral et Stein s’en donnent à cœur joie. Leurs formes insaisissables, ondulantes et crépitantes s’emparent du corps de l’actrice. Nos sens sont abusés, troublés. Diabolique !
Se pourrait-il que l’Op Art possède une face cachée ? Que ses formes habiles et légères ne soient en quête d’émotions enfouies ? La lumière n’a-t-elle pas toujours quelque chose à voir avec la vérité ? Si la société des années 1960-1970 veut croire qu’une page est tournée, que l’air devient plus léger, les traumatismes de la guerre rampent encore dans les esprits. Un part du cinéma l’a bien compris et tente de les exorciser. L’Op Art saura l’aider à exprimer ce qu’une prise de vue seule ne saurait faire. Ses effets démultiplient, déforment, provoquent l’image, tant et tant qu’elle donne l’impression de surgir tout droit de l’inconscient. Et puis la libéralisation des mœurs encourage l’apparition de plus en plus fréquente du corps à l’écran. Ce corps qui s’exhibe se laisse posséder par de nombreuses géométries. Ici, des photographies d’Heinrich Heidersberger, dont l’esthétique happe d’emblée l’œil d’Alain Bernardin, le patron du Crazy Horse qui s’en servira pour parer ses danseuses. Au mur, Néon abscons de François Morellet balance sa lumière artificielle toutes les 10 minutes en un clignotement qui neutralise nos yeux et permet de glisser à l’adresse de notre subconscient quelques dessins grivois. Preuve que les images peuvent nous influencer à notre insu et pourquoi pas nous contrôler.
Du corps au sexe, du désir à la perversité, de l’attente à la frayeur, les œuvres distillent une atmosphère parfois étouffante, voire oppressante. Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick s’érige alors en sommet du genre. « En plus de raconter le lessivage psychique par le régime iconographique inoculé à Alex, le film impose lui-même des battements cauchemardesques de visions ultra-rapides, en particulier lorsque la tête d’une vieille danseuse est écrasée par une sculpture de phallus (la Rocking Machine d’Herman Makkink) détournée en arme contondante », lit-on dans le catalogue. Non loin, La prisonnière de Clouzot nous rappelle que le monde est une vaste mise en scène, tandis que Spazio elastico (1967) de Gianni Colombo nous fait perdre pied. Des élastiques fluorescents quadrillent l’espace et se déforment à partir de quatre points. Lentement, les lignes se déplacent jusqu’au vertige, nous obligeant sans cesse à « réinitialiser » notre équilibre. Pendant ce temps, La fille qui en savait trop (1963) de Mario Bava a peur. Elle tire à partir de la porte d’entrée un fil qui finira par sillonner tout l’espace. Se pourrait-il cette fois que le cinéaste ait inspiré le plasticien ?
Les figures obsédantes de l’Op Art affolent et enferment l’œil. Suspendus le long du mur, quatre doubles miroirs à manche invitent à tendre la main. Signés Julio Le Parc, ils renvoient une image fragmentée de chaque visage exprimant la complexité de l’être mais aussi le doute. Sait-on jamais qui l’on est ? En passant devant Fall de Bridget Riley, Laura Pippi-Détrey glisse que cette œuvre est la plus pillée de l’art cinétique. Alors que le cinéma digère les apports de ce dernier depuis une bonne dizaine d’années, certains cinéastes décident de s’affranchir de la relation aux artistes. L’esthétique inventée par l’Op Art est comme tombée dans le domaine public. Avec eux, elle relève des effets spéciaux. Ainsi par exemple, Guy Hamilton, pour L’Homme au pistolet d’or (1974), fait courir James Bond dans un décor totalement inspiré par l’art cinétique sans pour autant être de la main d’un artiste, et Romolo Guerrieri, pour Il Divorzio (1970), dresse un faux Mur lumière de Nicolas Schöffer pour singulariser une scène de fête. Si le parcours de l’exposition se termine l’histoire, elle, continue. La galerie Denise René continue de promouvoir l’art cinétique et de jeunes artistes s’emparent des principes de leurs aînés pour faire œuvre singulière. L’Op Art revient sur le devant de la scène et l’art contemporain mesure un peu mieux ce qu’il lui doit. Au fait…, le titre de l’exposition n’a rien à voir avec le film de Claude Autant-Lara. Il évoque une question posée par Antoine, personnage principal des Quatre Cents Coups de Truffaut (1959) : « Nous le reprochait-on assez de ne pas tenir en place et d’avoir le diable au corps ? »
* Cet article doit la plupart de ses références au catalogue de l’exposition Le diable au corps – Quand l’Op Art électrise le cinéma. Véritable mine d’informations, il reproduit notamment des documents (visuels et textuels) et des citations d’époque. Il témoigne fidèlement du parcours proposé, des œuvres présentées, et offre de revenir sur les détails qui échappent quand tout à la joie de ressentir, le visiteur n’a pas envie de trop lire. Un ouvrage de référence sans aucun doute.