Le 6 octobre dernier à 19h précises se jouait la 10e édition du Prix AICA France de la Critique d’Art à l’auditorium de l’INHA à Paris [1] ; la qualité des propositions fut exceptionnelle et le « battle » jubilatoire ! Les lauréats en furent Claire Kueny, qui présentait le travail de l’artiste Joséphine Keappelin, ainsi que Marc Donnadieu, qui reçut le prix spécial des 10 ans de la Critique pour son brillant panorama de « L’intimité dans la peinture et la photographie d’aujourd’hui. » Deux mentions furent également décernées cette année à Aurélie Faure et Stéphane Corréard par le Jury. L’œuvre commentée par l’auteur et critique d’art Alexandre Castant * de l’artiste et performeuse Violaine Lochu fut l’objet, comme le veut l’exercice, d’un « pecha kucha », soit d’une intervention de 6 minutes et 40 secondes structurée en 20 diapositives d’une durée de 20 secondes chacune, dont nous publions ici le texte, qui nous a enchantées. Place à l’œuvre de Violaine Lochu que vous aurez maintes occasions de rencontrer au cours des mois à venir, et d’ores et déjà dans une exposition collective à Philharmonie de Paris et un solo show en Suisse !
Performeuse, artiste sonore, exploratrice d’une voix sculptée de torsions, Violaine Lochu fait du son et des métamorphoses de son corps son matériau plasticien. Née en 1987, diplômée en arts de l’université de Rennes et de l’École de Cergy, elle commence, dans les années 2010, une œuvre solitaire et collective qui nous transportera de la visualité au son.
Quel est le voyage sonore de Violaine Lochu ? Nous entrons dans une zone entre : entre les pratiques artistiques et entre les perceptions : humaines, non-humaine, entre les êtres. La composent le chant, le murmure, le bruit, le chuchotement, le cri comme matériaux de l’art ? Souffle, onomatopée, bruitage, émission buccale, il faudrait longuement décrire de tels sons en aventure.
Quand l’histoire du son dans l’art vient à nous ! Depuis les correspondances symbolistes, avec les avant-gardes historiques, après la galaxie audiovisuelle, les révolutions musicales et l’ère numérique. Or, dans cette constellation d’œuvres d’art sonores en forme de synthèse de l’histoire de l’art contemporain, Violaine Lochu a créé un monde esthétique, poétique et politique.
De la musique klezmer à des performances chorales, de la musique improvisée à une plasticité toujours interrogée, au commencement, pour Violaine Lochu, était la musique, classique puis vocale, avec les polyphonies bulgares ou pizzica pizzica du Salento dans les Pouilles dans le Sud de l’Italie, qu’elle visite et revisite. Quand advient le médium de la voix pour lequel elle invente la belle idée de tierce voix.
Elle est le point de rencontre entre sa voix et celle de l’Autre. Transformisme sonore qui, citant Donna Haraway, Philippe Descola et Vinciane Despret, dépasse les dualismes humanité/animal, féminin/masculin, nature/culture. Excédant une vision anthropocentrée de la parole : dans Hybird, il y a « hybrid[e] ». Allons, dit-elle, vers cet autre langage de l’Autre qui se joue à bas bruit.
Cette autre langue est celle fragile de multiples communautés : Violaine Lochu procède par collecte et enregistrement sonore pour en perpétuer l’oralité, puis elle découpe, monte, colle, disloque et réinterprète ses paroles de mémoire qui font récit. Tant de voix parlées, intimes, procèdent du soin, du care, d’un traumatisme réparé par les mots, leurs sons. Ne pas oublier, ses voix pourraient-elles nous souffler.
Langue micropolitique aussi quand, avec T(h)race, Violaine Lochu réfléchit à un « Devenir-femme du langage ». Dans la lignée de la linguiste féministe Luce Irigaray, Violaine Lochu réinvente la parole des Amazones en s’inspirant notamment de chants de la région Thrace (actuellement Bulgarie, Grèce, Turquie) ou de katjjak inuïts, de la syntaxe du japonais… Fragments, éclats scintillants de sons, phonétique circulaire, murmures aériens.
Langage de l’art enfin, quand, avec Meat Me, Violaine Lochu approche la peinture de Francis Bacon. En dialogue avec Logique de la sensation de Gilles Deleuze, un nouveau corps apparaît, mutant, souffrant, charnel et déchirant, tortueux où la voix est hurlement, cascade de sons, écho, grognement, percussion, souffle, effet larsen. Qu’est-ce qu’une défiguration sonore après la peinture ?
On y pense aussitôt, il est là, dans cette œuvre, avec nous, expressionniste et primitif : Le Cri. Fondation de la condition humaine, et rupture inaugurale de la modernité en art (depuis Lessing, Edvard Munch, Guernica, Cathy Berberian, Geneviève Cadieux, Nina Hagen). Tout, chez Violaine Lochu le décline sous plusieurs formes et jusqu’à la révolte ! Ce sera SHOUT! : le chant du soulèvement !
Avec Tomomi Adachi, elle n’est jamais si loin, la poésie sonore. Même si Violaine Lochu lui préfère la polysémie trans-esthétique de la performance. La poésie sonore ? Ou des jeux de langages oulipiens constituant une poétique : l’anadiplose, par exemple, qui fait commencer une phrase avec le mot qui clôturait la précédente. Écrite, sonore ? Où est-elle : l’image ?
Car toutes les inventions sonores ont été accompagnées d’un nouveau système visuel de notes : nouvelles créations pour l’écoute ? Nouvelles partitions graphiques/nouvelles images ! Entre lettre, gribouillage, dessin abstrait, rature, les partitions que Violaine Lochu réalise sont un patchwork de signes, un puzzle qui codifie ses sonorités. Objet éditorial et matrice d’une hyper-visualité.
Images mentales des synesthésies, d’abord ! Au fil des vibrations multi-sensorielles de Signal-Mouvement ou des états hypnagogiques de demi-conscience qui, dans HypnoQueen, proposent les passages d’un état imaginaire à un autre : animal, végétal, machinique, hermaphrodite. La pratique transdisciplinaire de Violaine Lochu définit la forme comme nécessité d’une pensée artistique en actes.
Images toujours : Plasticité des couleurs ! Car Violaine Lochu est une plasticienne de la couleur et, peut-être, de la couleur des sons. Les assemblages chromatiques et pop de ses installations ou de ses corps-volumes procèdent du fard, du travestissement, des rêves et d’un théâtre de l’imaginaire. Son vocabulaire sonore des couleurs produisant un certain néo-baroquisme Queer.
Or cette plasticité est matière. Dans une œuvre qui malaxe le râpeux, le gluant ou le visqueux comme dans Battle où des personnages, en conversation avec l’œuvre de Picasso, ingurgitent des mots-matière. La plasticité y rejoint un matiérisme sonore, la tessiture des voix, la granularité des bruits : vers un monde tactile des histoires enregistrées : l’espace.
Historiquement, les artistes s’intéressèrent au son, car le son est sculpture invisible dans l’espace visible : le son s’y diffuse : volume, mise en abyme ! L’espace sonore de Violaine Lochu sera fait d’installation, de dispositif et de perception irréelle dans la péniche La Pop de Orpheus collective ou de corps-volumes orchestrés dans l’espace chromatique de Moving Things.
Entre les médiums et les pratiques artistiques, Violaine Lochu porte donc sa voix inouïe dans le champ des arts plastiques et le tremblement des positions. Politique, l’œuvre d’art sonore, inclassable par principe, prend le parti-pris esthétique de la transdisciplinarité comme des relations poïétiques entre les arts. Or il existe un passage de la porosité des arts à celui entre les êtres.
Fine lectrice de Platon comme de Paul B. Preciado, forte d’une vision qui donne à repenser le monde dans l’incertitude des genres, Violaine Lochu a réalisé, avec Love Circle, une œuvre entre homme, femme, minéral et spatialité : le chant, le geste et la voix, sa tension immatérielle, y participent de l’androgynie en interrogeant l’assignation des genres.
Or il y a, avec le son, une éthique subversive, en l’occurrence du minimalisme. À la Synagogue de Delme, un écho de treize secondes peut se produire et Violaine y a réalisé Song for Debbie, Debbie ? C’est Debora qui, dans l’Ancien Testament, chantait un cantique, à l’égal des hommes… Passage d’un murmure incandescent à un chant de l’éther et de l’utopie des êtres à celle des signes.
Comment écrire le son ? Il faut bien sûr l’entendre. Faut-il le voir ? Imaginer ses images silencieuses souvent éloquentes. Comment décrire la voix ? L’expérience critique et l’exercice d’écriture sont ici manifestes, et l’œuvre de Violaine Lochu irrigue de ses métamorphoses l’énigmatique espace intermédiaire des images et des sons. Écoutons voir ce monde, nous dit-elle à son approche.
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* Biographie de l’auteur : Alexandre Castant est essayiste et critique d’art. Auteur d’ouvrages sur l’art contemporain et, en particulier, les relations entre la littérature et les arts plastiques, sur la photographie ou les relations entre la création sonore et les arts visuels, il a notamment publié, dans le champ des arts sonores, Planètes sonores – Radiophonie, arts, cinéma, Monografik, 2007 ; Journal audiobiographique – Radiophonie, arts, cinéma, Nouvelles Éditions Scala, 2016 ; Les Arts sonores – Son & Art contemporain, Transonic, 2017. Docteur en esthétique, il est professeur à l’École nationale supérieure d’art de Bourges où il anime le séminaire L’Atelier sonore d’esthétique. En 2022, il est l’auteur du catalogue en ligne de la Biennale Big Science du festival Ars Musica, à Bruxelles, dont l’invitée d’honneur est la compositrice, musicienne et plasticienne Laurie Anderson. www.alexandrecastant.com
Les rendez-vous de Violaine Lochu
Expositions>
Du 20.09.2022 au 29.01.2023 : Exposition collective Musicanimale à la Philharmonie de Paris.
Du 04 .11.2022 au 30.11.2022 : Solo show, MblaHah, avec une performance Amuser la galerie lors de l’opening Galerie Analix Forever, à Chêne-Bourg, en Suisse.
Du 19.05. 2023 au 10.10.2023 : Duo show avec Marcel Gbeffa, Hoxo au FRAC MECA Nouvelle Aquitaine, Bordeaux.
Du 11.03.2023 au 14.04.2023 Solo show à la Galerie Dohyang Lee, à Paris.
Performances
Le 06.02.2022 à 21h : Trio Omijé : avec Oluwatosin (basse électrique) et Folly Azaman (percussion, voix). Festival Faraway // CNCM Césaré au FRAC Champagne-Ardennes, à Reims.
Le 7.02 -2022 à 21h : Trio Omijé : avec Oluwatosin (basse électrique) et Folly Azaman (percussion, voix) dans le cadre de Banlieues Bleues, à Pantin.
Le 11.03.2023 à 19h : Opening performance, Galerie Dohyang Lee, à Paris.
Le 25.03.2023 à 21h : Trio Ortie : avec Julien Desprez (guitare électrique) et Francesco Pastacaldi (batterie) ainsi qu’ Oluwatosin (basse électrique) et Folly Azaman (percussion, voix) Banlieues Bleues, à Pantin.
Résidences de recherche et création
Du 15.09.2022 au 15.06.2023 : Résidence de création et de recherche : Projets Omidjé, Ortie et AngRRRR à la Dynamo/ Banlieues bleues, à Pantin.
Du 22 au 26.11.2022 : Résidence de création, Hoxo, avec Marcel Gbeffa (chorégraphe) au FRAC Nouvelle Aquitaine MECA, à Bordeaux.
Site de l’artiste : www.violainelochu.fr
[1] Les 10 critiques d’art en compétition
Benoit Lamy de La Chapelle, Claire Kueny, Marie Gayet, Aurélie Faure, Fanny Drugeon, Marc Donnadieu, Florence Cheval, Stéphane Corréard, Alexandre Castant, et le duo Samuel Belfond & Arnaud Idelon.
Découvrez l’ensemble des images du dixième prix de la critique d’art sur le site de l’AICA France, et bientôt les vidéos : ici
Le jury était présidé par Annie Cohen-Solal, distinguished Professor, Université Bocconi, au département de Sciences Sociales et Politiques, Milan et composé de Fabrice Bousteau, journaliste et écrivain, directeur de la rédaction de Beaux-Arts Magazine, Khaled Bouzidi, directeur de Rhizome, à Alger, Victor Claass, historien de l’art, coordinateur scientifique à l’Institut national d’histoire de l’art, Alexia Fabre, conservatrice en chef du patrimoine, directrice des Beaux-Arts de Paris et Stéphanie Pécourt, sociologue et directrice du Centre Wallonie-Bruxelles à Paris.
Visuel d’ouverture> Alexandre Castant concourant pour le 10° prix de la critique d’art AICA pendant sa présentation de l’artiste plasticienne et performeuse Violaine Lochu. ©orevo