Forêt primaire, jardin potager, friche urbaine, territoire autochtone ou colonisé, végétation dense ou sols épuisés… Pour Réclamer la terre, nouvelle exposition du Palais de Tokyo à voir jusqu’au 4 septembre 2022, la terre fait figure de protagoniste et se met dans tous ses états. En toile de fond, une tentative de croiser et rééquilibrer les positions, épistémologies et savoirs sur l’environnement, des approches expertes aux plus minoritaires, par l’intermédiaire des arts qui se conjuguent eux aussi au pluriel pour intégrer les pratiques artisanales.
Suspendu dans le hall principal, un troublant mobile assemblé de mille gouttes en verre soufflé. Les scintillements du matériau nous attirent sous une cascade de câbles. Se rapprochant, on découvre le travail d’orfèvre de Yhonnie Scarce, originaire de Woomera en Australie, qui expérimente la nature politique du verre. Sont-ce des perles précieuses, des stalactites, ou bien une pluie de larmes, traduisant un désespoir infini dont la cause reste à trouver ? Pour l’artiste aborigène, toutes les interprétations coexistent et se superposent. Les pièces translucides jouent le rôle de signifiants flottants ravivant l’imagination mais elles réfèrent aussi aux événements d’une histoire réelle et tragique. Cette histoire est celle des essais nucléaires menés par le Royaume-Uni en Australie-Méridionale, avec de néfastes répercussions sur les territoires et peuples concernés, qui ont longtemps été passées sous silence. Le comprendre implique d’avoir reconnu dans les gouttes en verre la forme de l’igname, légume central dans l’alimentation aborigène. La présence métonymique des mille tubercules incarne la mémoire des innombrables pertes humaines et autres qu’humaines (espèces animales, végétation, champs cultivés…) provoquées par les explosions, si brûlantes qu’il se raconte parmi les témoins et leur descendance qu’elles transformaient le sable du désert en verre. Se laissant instruire, on apprend peu à peu à percevoir l’installation Cloud Chamber et ses gouttelettes qui ballotent dans le vide tels des corps éprouvés, inanimés, dans ce qui la constitue en parodie de monument aux morts. Si ces derniers sont d’habitude réservés aux sacrifiés pour la nation, Yhonnie Scarce choisit de rendre hommage aux disparus invisibles, aux existences privées de valeur, éliminées dans l’indifférence. La dimension historique de Cloud Chamber échappant à une partie des visiteurs, la relativité avec laquelle les faits du passé sont racontés et l’asymétrie des vécus et savoirs surgissent avec évidence. L’œuvre, qui peut tenir de manifeste à toute l’exposition, montre qu’il y a devoir et nécessité à prêter l’oreille aux récits alternatifs.
Avec un titre choisi en référence au mouvement écoféministe « reclaim », attaché à révéler les liens entre exploitation humaine de l’environnement et domination de l’ordre masculin sur le féminin, l’exposition inaugurée le 15 avril au Palais de Tokyo s’affirme engagée. D’après la chercheuse Emilie Hache, coordinatrice de Reclaim, un recueil de textes écoféministes (1) paru en 2016, « reclaim » signifie un geste tant de réappropriation que de réhabilitation et de réinvention (2).
Inaugurée dans la foulée de la publication du dernier rapport du GIEC, Réclamer la terre intervient dans un contexte d’urgence et compte bien être à la hauteur des enjeux en refusant la carte de l’indifférence. Pour ce faire, les différents espaces de l’institution accueillent non pas par une mais par huit expositions, dont une collective réunissant quatorze artistes pour la plupart non-occidentaux, et au moins autant de cosmologies représentées. L’exposition assume une dimension délibérément chaotique sans s’éparpiller. « C’est un ensemble de propositions qui ne font pas système mais qui font jardin », résume le nouveau directeur Guillaume Désanges. Pour lui, une « communauté d’intention » relie bel et bien les travaux hétéroclites.
Mais alors, quel rapport entre le Jardin aux habitant·es de Robert Milin, œuvre « carré de potager collectif » aménagé en 2001 dans une friche qui jouxte le Palais de Tokyo, et le temple démontable Nono : Soil Temple par Tabita Rezaire et Yussef Agbo-Ola, conçu comme une architecture méditative destinée à resanctifier l’élément terre et ses multiples pouvoirs ? Le premier s’ancre dans une dimension de proximité et met en place une démarche qu’on peut qualifier de très « terre-à-terre », fondée sur la pratique, le geste. Robert Milin compose avec les interactions sociales des habitants du quartier qu’il s’attache à mettre en mouvement autour d’un projet partagé, et pour lui c’est ce mouvement qui constitue l’œuvre. Quant à l’installation Nono : Soil Temple, sa structure a été pensée pour se fondre dans la forêt amazonienne de la Guyane française où Tabita Rezaire a ouvert un centre pour les sagesses du corps. Elle vise à accueillir des rituels d’enfouissement pour reconnecter spiritualité et matérialité des sols. Bien que radicalement différents dans leur approche, Robert Milin et Tabita Rezaire partagent tous deux l’idée d’une co-implication, d’un continuum biologique et d’une interdépendance entre les processus propres à la terre et ceux du corps.
Au long de Réclamer la terre, l’écologie est abordée comme un certain angle, une sensibilité plutôt que comme un projet ou discours particulier. Elle définit une manière de se positionner sans rapport hiérarchique au sein des écosystèmes. Avec Study for a Monument, l’iranien Abbas Akhavan étend, par exemple, des sculptures en bronze à l’effigie d’espèces végétales menacées des rives du Tigre et de l’Euphrate sur des linceuls. Il ouvre les rites funéraires à l’ensemble du vivant comme pour déconstruire le privilège anthropologique. A ses yeux, d’autres disparitions que les morts humaines méritent d’être pleurées.
Les artistes inventent des langages non discursifs et non verbaux en s’appuyant sur la force d’évocation des sons, des matériaux, des couleurs… pour proposer d’autres manières de faire sens et d’être attentif aux langages d’autres espèces. Le grand panorama photographique From Green to Orange (2020) de Thu-Van Tran, constitué de vues de paysages d’Amazonie et de serres tropicales dans une tonalité à forte dominante orange, utilise un code couleur pour révéler des interrelations entre des réalités a priori étrangères. Orange comme l’est le feu, qui ravage des milliers d’hectares de forêts, ou comme l’agent orange, herbicide pulvérisé à grande échelle par l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam pour anéantir les surfaces cultivées et condamner les combattants ennemis à la famine, causant des dégâts humains et paysagers à long terme. La logique du signe se substitue à la logique empirique. La couleur associe des faits disparates et révèle qu’à chaque fois, un même système est à l’œuvre, qui se traduit par le sang, les déflagrations, l’anéantissement. L’artiste Megan Cope, elle, s’en remet à l’œdicnème bridé, oiseau australien menacé de disparition et à son chant gémissant, semblable au cri d’un nourrisson, qui met nos instincts de survie en alerte. Le son du volatile, reproduit par l’installation Untitled (Death Song), a une résonance macabre car il sera bientôt celui d’un fantôme, la trace d’un être renvoyé au néant qui vient, comme par anticipation, nous hanter pour le crime que nous nous apprêtons à commettre en le laissant s’éteindre.
La fiction est un autre ressort récurrent. Elle permet d’envisager d’autres rapports au monde, d’autres possibles et invertit l’endormissement de la pensée responsable, notamment, d’un certain laisser-faire et d’une adhésion aveugle à l’idéologie du progrès. On pense à la vidéo The Family and the Zombie (2021) du collectif australien Karrabing Film Collective composé d’une trentaine de cinéastes autochtones, qui met en scène la voracité du mode de vie occidental et le cannibalisme culturel du colonialisme à la manière d’un film de zombies.
Si la commissaire de l’exposition collective, Daria de Beauvais, peut se permettre de parler de Réclamer la terre comme d’un « cri de ralliement », c’est qu’à la différence de nombreux projet ayant une dimension écologique, celle-ci n’a pas vocation à opposer humains et environnement. Le problème n’est pas l’être humain en soi mais un certain type d’organisation collective. Des travaux comme ceux de Laura Henno rendent compte de mécanismes de domination et d’exclusion où des individus trouvent eux-mêmes refuge dans des environnements sauvages loin des autres humains, tels les esclaves ayant fui les plantations, mais aussi en compagnie d’espèces animales. La photographe et réalisatrice a longtemps travaillé dans l’archipel des Comores, ancienne colonie française. Interpellée par d’étranges sifflements nocturnes s’échappant des zones boisées, elle est allée au-devant des Boucheman, communauté de jeunes sans-papiers, qui vivent en bande, isolés de leur famille, et négocient chaque jour les conditions de leur survie en s’enfonçant dans la forêt. Pour se protéger, ils vivent aux côtés d’une meute de chiens en semi-liberté et ont développé, pour communiquer avec eux, tout un langage sifflé. Laura Henno en a tiré le film Ge Ouryao ! Pourquoi t’as peur ! Elle s’intéresse à leur mode de vie en marge, lié au fait qu’ils sont illégaux, ainsi qu’à la peur qu’ils suscitent du fait qu’ils sont en bande tandis qu’eux-mêmes ont tout à craindre d’une rencontre importune avec d’autres hommes, qui pourraient les arrêter, les battre, les jeter en prison sous prétexte que sans statut légal ils n’ont aucun droit. Pour les corps des minorités et le « corps » de la terre, le danger est le même. Les luttes, qui unissent protection de l’environnement et défense des droits communautaires, sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses, comme celle des Krenak au Brésil.
Parmi les sept expositions périphériques, « Nous étions mille sous la table », présentant le travail d’Aïcha Snoussi, apparaît à la fois comme un ovni et une bouffée d’oxygène. L’artiste tunisienne reconstitue le décor d’un bar souterrain autour d’une table de billard, d’où s’étendent des racines d’arbres à la recherche d’eau, et réalise un habillage sonore, qui rappelle les boîtes de nuit alternatives comme le Plug, à Tunis, bien connu d’elle. Cet univers onirique aux airs de memento mori queer et écologique, qui fait cohabiter la fête et le deuil à travers des références aujourd’hui disparues (Frida Kahlo, Halim Hafez, Van Gogh…) et des souvenirs de jeunesse, semble décalé par rapport au sujet global. Mais en réalité, elle recoupe les thèses de la deep ecology et du philosophe Félix Guattari selon lequel il n’y aurait pas une mais trois écologies (3) : l’environnementale, la sociale et la psychique. Pour Félix Guattari, le péril actuel est aussi bien climatique que social et psychique. Il se caractérise par un assèchement des sols, des liens relationnels et de notre propre subjectivité, entièrement captée par un système qui formate jusqu’à nos désirs. L’imaginaire, le rêve, la création et la mémoire se présentent comme voies de secours et remèdes.
Ainsi, Réclamer la terre se traverse à la manière d’un corps-à-corps sensible, sensuel, par moments conflictuel avec la matière du monde. L’itinéraire tracé dessine une topographie sans limite, télescopant les éléments physiques et l’univers des songes.
Pour cette exposition, le Palais de Tokyo a su s’entourer des bonnes personnes. Il a formé un conseil scientifique réunissant Léuli Eshraghi, commissaire d’ascendance samoane, persane et cantonaise axant ses recherches sur le bassin de l’océan Pacifique, et Ariel Salleh, sociologue australienne, qui compte comme l’une des plus grandes penseuses écoféministes. Ancrant leurs travaux dans un « matérialisme incarné » en lien avec différentes communautés autochtones, reculées et/ou marginalisées, l’une comme l’autre étaient en mesure de servir de relais, de courroie de transmission.
Parfois critiqué pour être déconnecté des problématiques sociales qu’il aborde, le Palais de Tokyo a aussi su questionner ses propres pratiques. Réclamer la terre a été l’occasion pour lui de reprendre conscience de son environnement proche par le biais du Jardin aux habitant·e·s, qui fête cette année ses vingt ans. Créé à l’époque où Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans dirigeaient l’établissement, le jardin-œuvre collective de Robert Milin avait, depuis, été quelque peu oublié. L’équipe actuelle s’est fait la promesse de le réintégrer à la vie de l’établissement et lui consacre pour cela une exposition. Des portraits de jardiniers posant à côté de leur lopin de terre témoignent des relations qui se tissent dans cet espace à la fois ordinaire et atypique. « C’est une œuvre qui a une autonomie non revendicative, qui perdure dans le temps », observe la commissaire Adélaïde Blanc.
Ces images, comme un appel à la lenteur, à la quiétude et la désobéissance fertile, viennent clore une odyssée parmi des visions de milieux saccagés et d’êtres vivants ne trouvant plus leur place dans ce monde dont le Palais de Tokyo n’a pas craint de convoquer les spectres, pour sonner l’alerte.
(1) Reclaim, un recueil de textes écoféministes, sous la direction d’Emilie Hache, éditions Cambourakis, 2016.
(2) « Emilie Hache : « Pour les écoféministes, destruction de la nature et oppression des femmes sont liées » », propos recueillis par Emilie Massemin pour Reporterre, dans un article publié le 18 octobre 2016.
(3) Félix Guattari, Les Trois écologies, éditions Galilée, 1989.
Image d’ouverture> Karrabing Film Collective, The Family and the Zombie, 2021. Vidéo HD, courtesy des artistes.
Contact> Réclamer la terre, jusqu’au 4 septembre 2022, au Palais de Tokyo, Paris.