Photographie & Abstraction : l’équation à plusieurs inconnues

Trois lieux d’exposition simultanés, 69 artistes participants, un cycle d’ateliers et conférences, un ouvrage à paraître prochainement… La photographie à l’épreuve de l’abstraction est avant tout l’histoire d’un projet, qui ne craint pas la démesure, imaginé et déployé conjointement par le Centre Photographique d’Ile-de-France, le Frac Normandie Rouen et le centre d’art Micro Onde. Constatant qu’aucune exposition collective d’envergure n’avait encore été menée sur la relation entre photographie contemporaine et abstraction, les trois institutions se sont mises au défi d’en faire l’état des lieux. Une proposition qui, selon elles, marque la résurgence de cet enjeu et jouit d’une belle dynamique. Entre Paris et Rouen, ArtsHebdoMedias balise pour vous ce parcours dense et brillant qui restitue la fécondité de la photographie et des nombreuses ressources dont elle dispose de nos jours.

L’abstraction : bête noire de la photographie contemporaine

« Convoquer la photographie et l’abstraction, cela va a contrario du sens commun », indique Véronique Souben (1) en guise de mise en bouche à l’entrée du Centre Photographique d’Ile-de-France. D’entrée de jeu nous sommes prévenus. Selon elle, ce sujet tiendrait même de la terra incognita dans le monde des expositions de photographie contemporaine. Ce à quoi nous pensons avoir, dans l’histoire et les discours, trouvé quelques raisons… En art, l’abstraction procède d’un langage visuel affranchi de la reproduction du monde extérieur. Son univers puise dans un répertoire de formes, de jeux de lumière et de couleurs mais se passe des objets qui occupent d’ordinaire notre champ de vision. Dans une œuvre abstraite, reconnaître ce qui est représenté et comprendre de quoi il s’agit relève d’un inépuisable jeu esthétique, ou bien pour certains du casse-tête. A l’inverse, l’image photographique – du moins dans son sens courant – consiste à fixer durablement l’apparence des objets par l’action mécanique de la lumière sur une surface sensible. La transfiguration, l’impressionnisme et l’abstraction seraient à la peinture ce que la pure captation du réel et l’exactitude visuelle sont à la photographie. Autrement dit, à chacun sa fonction et les moutons seront bien gardés.

Visite de presse au Centre Photographie d’Ile-de-France.

Avec l’apparition des premiers appareils photographiques et suivant les évolutions techniques, des artistes se sont bien évidemment livrés à des expérimentations sur le dispositif et les tirages produits, donnant naissance à des images surprenantes aux sujets méconnaissables… Ce furent les précurseurs de l’abstraction photographique, tel Alvin Langdon Coburn qui combine des miroirs à l’objectif de son appareil pour générer des prises de vue fragmentées ou encore le suédois August Strindberg et ses célèbres photogrammes de ciels étoilés réalisés sans appareil ni objectif qui servent de point de référence à toute l’exposition de Micro Onde.
A son époque, le modernisme a su atténuer les frontières entre peinture, photographie et sculpture et pénétrer l’image photographique d’une dimension abstraite. Mais passé l’étape de la découverte des nouveaux procédés photographiques, que reste-t-il à expérimenter ? Quel intérêt du point de vue artistique ? « Aujourd’hui, les photographes se montrent souvent réticents à se voir accoler l’attribut d’art abstrait », note Nathalie Giraudeau (2). De fait, l’abstraction renvoie à un mouvement révolu dans le temps, lequel ne fait pas vraiment fantasmer la nouvelle garde. Kandinsky et ses toiles exprimant « la vie invisible que nous sommes » (3) n’ayant plus grand-chose de révolutionnaire, les jeunes artistes ont cessé de se réclamer du mouvement. Pour autant, ils n’ont jamais totalement rompu avec ce type d’approches. « Certains vont même jusqu’à opposer les statuts d’artiste et de photographe !, poursuit la directrice du CPIF, or, la photographie a toujours à avoir avec l’abstraction puisqu’elle opère par découpes, par extractions d’images sur le réel ».

Puits, Francisco Tropa, 2014. Sérigraphies exposées à Micro Onde.

Un problème qui demeure du fait d’une discipline dont la reconnaissance s’est constituée autour des idées de réel et d’arrêt sur image. On le voit, le progrès en termes techniques vise essentiellement à optimiser la rapidité et la précision des prises de vue. Quant au public, il peut être déçu de déambuler au milieu de toutes ces photographies à la beauté chromatique indéniable mais sans jamais rien y voir de concret. Où sont les scènes de rue pittoresques et les drôles de dégaines des passants pris à la volée d’un Henri Cartier-Bresson ? Dans un tout autre genre, que sont devenus les portraits de malades en pleine épidémie de sida dans les années 1980 de Nan Goldin, témoin de son époque ? Qu’y a-t-il à voir dans une photographie sans objet ? Que peut l’objectif si ce n’est montrer ce qui lui fait face ? On l’aura bien compris : en photographie, l’abstraction est une épreuve. Et ceci tant du fait que l’abstraction confronte la photographie à des usages et finalités qui ne vont pas de soi que parce que leur combinaison est associée à un sous-genre temporellement dépassé.

Photographie et abstraction par-delà ce qu’on croyait savoir ou qu’on pensait voir

Au pari risqué de l’exposition La photographie à l’épreuve de l’abstraction, le CPIF, Micro Onde et le FRAC Normandie Rouen ont répondu par l’audace. Audace, d’abord, d’avoir vu les choses en grand – seul moyen de porter un regard suffisamment évocateur sur l’ensemble de la question – et déployé la programmation sur trois sites qui plus est dans des territoires périphériques. Audace, aussi, de l’avoir fait avec une économie de justifications. Sur la légitimité de ressusciter la notion d’abstraction, les œuvres parlent d’elles-mêmes. Des paires d’images siamoises d’Adrian Sauer (4) générées dans leurs versants « négatif » et « positif », dédoublant et confondant des visions de paysages, aux intérieurs de studios et décors nus de Broomberg & Chanarin (American Landscapes, 2009) où le vide dévore toute perspective en écho à la crise des subprimes, qui a anéanti le rêve américain, on découvre une pratique photographique protéiforme, qui se joue de la perception du spectateur et va puiser dans un champ de significations bien plus ouvert que ce qui est trivialement vu par l’œil. Avec James Welling et son travail sur les différences d’échelles, la prise de vue de feuilles d’aluminium froissées se transforme en une surface sombre, rocailleuse et métallique (5) si bien qu’on s’imagine arpenter un paysage lunaire. La matière déterritorialisée prête à la contemplation pure, tout comme elle est une façon de désacraliser la réalité contenue dans les images qui saturent notre monde, une réalité de l’ordre du fantasme… Et on s’aperçoit qu’en plus de sa capacité à « capturer » l’image du réel, l’appareil est également un outil qui permet d’explorer et de se jouer des lois de l’optique, comme un troisième œil au choix plus performant, grossissant, ou encore déréglé.

Vue de l’exposition du FRAC Normandie Rouen.

Pour se saisir de leur sujet commun, l’abstraction, les trois lieux d’exposition ont simplement fait le choix de le diviser en trois axes : formaliste pour le CPIF, matériologique et expérimental pour Micro Onde et archéologique et technique pour le FRAC Normandie Rouen. « Il était nécessaire de délimiter notre sujet pour coordonner notre travail commun, car l’abstraction est un champ vertigineux », explique Véronique Souben. Pour le reste, les trois directrices ont pris le parti de laisser les spectateurs aborder les œuvres de façon sensible. Le fil conducteur d’un lieu à l’autre n’est autre que le motif de la lumière et de l’éblouissement – dans le double sens de l’évidence et de ce qui empêche de voir. Pour reprendre les mots de Nathalie Giraudeau, « l’abstraction désigne l’idée dans son essence ». Soit une quête de ce qui se situe au-delà du visible, d’une vérité autre. Le paradoxe que soulève l’abstraction étant que c’est lorsqu’on croit voir le mieux qu’on voit en réalité le moins. On retient à ce niveau la vidéo magistrale Film Proyección d’Ignasi Aballí qui, en reproduisant l’expérience sensorielle de l’aveuglement, révèle ce que notre vision immédiate a finalement de lacunaire.

Photo de la vidéo « Film Proyección » d’Ignasi Aballí.

Dans une acception large, la notion d’abstraction se révèle en mesure d’englober tout un pan de la création contemporaine. Etonnamment, on observe même sa résurgence chez des artistes généralement connus pour leurs travaux documentaires. C’est par exemple le cas de Karim Kal et de ses clichés de nuit pris dans les banlieues des métropoles (photo d’ouverture). Le noir ambiant absorbe, isole et contamine tout l’espace au point qu’il abolit l’ensemble des repères spatiaux. La réalité capturée se dilue au profit d’une lecture plus symbolique mais toujours sociologique. « Avec l’abstraction, il est possible d’atteindre des propos politiques, mais de façon non évidente », nous fait remarquer Véronique Souben. Cette piste est même particulièrement intéressante pour repenser le genre du documentaire. Pour l’artiste Taysir Batniji, il est impossible de montrer le réel dans son intégralité car certains sujets sont affectés par la disparition ou ne sont pas visibles, d’où les limites de la photographie. Documenter revient alors à inventer des alternatives pour rendre saisissable l’implicite et matérialiser l’absence. Devenues « membres fantômes » de toute une génération, les tours jumelles du World Trade Center n’ont pas pleinement cessé d’exister dans la conscience collective. Ce dont Taysir Batniji rend compte avec Mirage, où les formes donneront au plus grand nombre l’impression de voir à nouveau les vertigineuses façades des deux gratte-ciels alors que ce ne sont que des reflets de lumière sur une table basse.

Les sculptures-machines de Xavier Antin au FRAC Normandie Rouen.

Le retour de l’abstraction en photographie a aussi beaucoup à voir avec le développement du numérique, comme nous invite à considérer le FRAC Normandie Rouen et son focus dédié à ce sujet. Les nouvelles technologies liées à l’image et à la production d’une réalité alternative, intégralement digitale, opèrent un changement radical sur le monde et nos façons de percevoir. L’époque contemporaine est l’ère de la toute-puissance des images, qui prolifèrent à l’intérieur et hors des écrans. Des images dont la nature et le contenu questionnent. En zoomant sur certains détails d’une affiche commerciale ou déclinant une image existante en une série de recadrages successifs, Sebastian Riemer pénètre la matérialité de l’image par-delà l’aspect et le sens originel voulus par son auteur, et saisit en même temps leur artificialité. On découvre ce qui sous-tend l’image : des compositions de pixels, des irrégularités, des défauts… L’abstraction s’avère d’une profondeur réflexive capable de mener une recherche de l’image sur l’image elle-même. Aussi, elle se fait le miroir de phénomènes sociaux et d’un nouveau rapport au monde éminemment abstrait où il ne s’agit plus de penser le réel en fonction de ce que l’on voit, mais de le modeler à l’image de ce qu’on pense qu’il devrait être. Pour preuve, les selfies retouchés et passés par de multiples filtres qui tiennent à présent lieu d’autoportraits. L’idée de la beauté a pris le pas sur toute entreprise de représentation des corps et des visages réels, jusqu’à les remplacer dans leurs manifestations. Ce qu’on voit – le réél – est synonyme de ce qu’on produit. Dénuées de leur valeur de vérité, les images deviennent synonymes d’unités reproductibles, d’imitation… Aussi, on ne sera pas étonnés de trouver sur notre parcours du FRAC Normandie Rouen les « sculptures-machines » de Xavier Antin, qui ne sont pas des photographies mais les machines qui permettent de produire des tirages. Si on abstrait la photographie de toute forme particulière, on comprend qu’elle est synonyme de production, de facticité. La combinaison de la photographie et de l’abstraction apparaît dès lors comme une formule qui détonne, mettant en échec l’idée de vérité contenue dans les images photographiques y compris les plus proches du « réel » ou les plus « natures », mais révélant tout ce qu’elles contiennent de créativité.
(1)  Directrice du Frac Normandie Rouen.
(2)  Directrice du CPIF.
(3)  Michel Henry, Voir l’invisible : Sur Kandisky, éd. François Bourin, 1988, p. 25.
(4)  Série Farbe & Form, 2014.
(5)  James Welling, série « Aluminium Foils », 1980-1981.

Hanako Murakami à la recherche d’images possibles

Série The Immaculate d’Hanako Murakami.

Enigmatique, intrigante, sorte de vision d’éblouissement produit par le flash d’une lampe dont le faisceau lumineux se serait répercuté sur le mur clair d’une pièce plongée dans le noir… La série The Immaculate de l’artiste japonaise Hanako Murakami est emblématique de l’exposition dans son ensemble. Initialement, il s’agit de plaques daguerréotypes – l’un des premiers appareils photographiques. Datant d’il y a plus de 160 ans, ces plaques ont été protégées car entreposées dans le noir avant que la jeune artiste ne mette la main dessus. Vierges, elles constituent des fossiles ante-photographiques se trouvant au stade antérieur du procédé qui serait venu y imprimer une image. Hanako Murakami cherche à produire une archéologie de la photographie, remontant la chaîne et l’histoire du processus jusqu’à atteindre sa forme pure. Les daguerréotypes, surfaces intactes contenant en puissance toutes les photographies imaginables et toutes les images mentales possibles, ne seraient autre que cette essence tant convoitée de l’image. Sauf que contrairement à ce que leur titre, The Immaculate, pourrait laisser croire, ces « images » ne sont pas immaculées. Quand elle photographie les daguerréotypes, Hanako Murakami en agrandit également les vues. Apparaissent alors des griffures, des tâches, des aspérités… comme une façon de contredire la croyance en une création photographique identique à la nature et pure de toute influence de son auteur.

Contact

La photographie à l’épreuve de l’abstraction, jusqu’au 13 décembre au CPIF, au Frac Normandie Rouen et au Micro Onde.

Crédits photos

Image d’ouverture : La Cage, Karim Kal, 2014. ©Karim Kal, photo Manon Schaefle. Vues de l’exposition du FRAC Normandie Rouen et du Centre Photographie d’Ile-de-France ©Manon Schaefle, Puits ©Francisco Tropa, photo Manon Schaefle, Film Proyección ©Ignasi Aballí, photo Manon Schaefle, Les sculptures-machines ©Xavier Antin, photo Manon Schaefle, The Immaculate #5 ©Hanako Murakami.

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