Recherche onirique, immersive, convocation des images par le son, Evidence est présentée telle une ode à un monde sans frontières – peut-on encore le rêver ? –, une réflexion contemporaine sur l’infini et l’universel. L’exposition qui se tient du 20 octobre au 6 mars 2023, au Centre Pompidou à Paris relie la quête spirituelle personnelle de deux artistes – Stephan Crasneanscki plasticien photographe, fondateur du Collective Soundwalk dévoué à la création sonore, et l’écrivaine, poétesse et chanteuse Patti Smith –, deux globe-trotters en recherche d’expériences, connectés aux âmes du passé qui les hantent, à la sensibilité des poètes qui les habitent : Antonin Artaud, Arthur Rimbaud et René Daumal. Au cœur de l’œuvre, la question du paysage et cette même nécessité du voyage vers d’autres horizons pour en sonder parfois l’invisible et y découvrir une nouvelle perspective d’eux-mêmes et de leur art, dont ils nous restituent ici, les pièces à conviction.
Démonstration manifeste d’une rencontre, Evidence est assurément le fruit de deux quêtes individuelles et communes qui se rejoignent. Nous avions déjà rencontré le Soundwalk Collective au Centre Pompidou en 2010 : était alors projetée une « action painting » filmée des drippings du peintre new yorkais d’origine coréenne RoStarr, à partir d’un collage sonore du collectif, fondé en 2000 par Stephan Crasneanscki, Kill the Ego, une dérive immersive dans New York City réalisée à partir de « field recordings » montés en cut off où s’entrechoquent le bruitisme survolté de la ville, coups de fouets et claquements de portes, conversations interlopes… et des saillies telles que la voix de Ginsberg ou le rap d’un MC surfant sur les paroles de Lou Reed…
À cette pulsion de vie constante que convoque New York City, au télescopage offensif des égaux qui s’affrontent, firent place des compositions au rythme ralenti par le bercement des vagues, des errances énigmatiques dont les paroles et les voix captées par des antennes hertziennes sur un bateau « éponge » deviennent matière sonore, concrète, absorbée dans des strates de mémoire portées par le vent : Le Soundwalk Collective s’était jusqu’alors essentiellement consacré à la création sonore en milieu urbain, s’évertuant à créer des parcours, audio-guidés par la voix d’une actrice, ou d’un personnage emblématique des lieux, sur les traces d’espaces poétiques en voie de disparition. Or Stephan Crasneanscki décide de larguer les amarres, de quitter le studio de Broadway et de prendre la mer, embarquant avec lui ses complices – Dug Winningham, Simone Merli et Kamran Sadeghi dans le sillage d’Ulysse dont le collectif restitue en 2013 à Paris, l’épopée sur d’une dizaine de platines installées dans les jardins du Trocadéro, accompagnées de visions extatiques filmées à bord, projetées sur écran. A partir de captations sonores en mer, de conversations scannées le long des côtes, le Soundwalk Collective re-dessine des cartographies dont les ressorts géopolitiques sous-tendus s’effacent au profit de la poésie des voix qui les traversent. Deux ans plus tard, il met le cap sur la route de Jason et des argonautes en Mer Noire, dont le récit sonore s’illustre par une série de performances et un livre-objet paru aux éditions Dis-[voir] : Medea, une composition sonore, mystérieuse et sombre, qui rappelle la puissance mélancolique de la deep, où vont s’immiscer, comme la percée d’un rayon de soleil dans un ciel de novembre, le chant d’une femme accompagnée à la guitare, la lecture d’un poème, un extrait d’opéra intercepté sur la bande FM…
Les pêches sonores remixées de Soundwalk Collective, abolissent les frontières politiques ; elles recomposent à leur manière les psychogéographies sensibles des paysages qu’elles traversent. Il était donc « évident », qu’un beau jour, dans l’éther au milieu de l’Atlantique, Stephan Crasneanscki artiste idéaliste et globe-trotter croise les trajectoires poétiques de Patti Smith, autrice rimbaldienne et musicienne punk qui clamait en 1975, Free Money!
Gratifiée d’un magistrale honoris causa à Parme, tandis qu’on lui attribuait un doctorat honorifique en littérature euro-américaine à l’université de Padoue, Docteure P. Smith expose ses photographies, dessins et installations dans des galeries et les musées du monde entier. L’auteure pour qui « Tout est évidence », nous offre la lecture d’un texte sur la genèse de l’exposition et du dialogue qui s’est imposé entre les deux artistes :
« Vérification, justification, corroboration, affirmation, authentification, attestation, documentation, déclaration, signes, traces, manifestation. »
Parler d’Evidence, c’est parler d’une amitié née dans les airs, loin du monde. Sur un vol Paris-New York, Stephan Crasneanscki et moi étions assis l’un en face de l’autre. Je ne me souviens plus comment s’est engagée la conversation mais je sais qu’au terme du voyage, nous n’étions plus des étrangers l’un pour l’autre. Nos discussions nous ont rapidement amené à une intense collaboration visuelle et sonore. De ce rapprochement est né Killer Road, un album centré sur la mort de la chanteuse Nico, qui faisait ressurgir une route à Ibiza, un accident mortel dans le chant des grillons et le crépitement des étoiles dans la nuit. Mon interprétation de la poésie et des textes de Nico puise dans la langue frénétique de Soundwalk Collective, toile de fond chatoyante pour le rythme effréné de ses textes.
Une fois Killer Road terminé, ni Stephan, ni moi ne voulions interrompre le flux de nos échanges et nous avons poursuivi avec de nouveaux projets. Sur les traces d’Arthur Rimbaud, l’aventurier-poète, Stephan est parti pour Harar, la ville sainte de l’islam, puis sur les hauts plateaux d’Abyssinie. Il en est revenu avec des images, des films, des enregistrements, me rapportant ainsi les évidences de ces lieux sacrés, qui m’ont permis de créer une atmosphère et d’entrer en communication avec Rimbaud en Abyssinie. Inspirée par les mélopées soufies des musiciens éthiopiens, par le bruit du vent, par des pluies interminables et par les tourbillons de poussière montant de la terre rouge, j’ai trouvé la voix de notre deuxième album, Mummer Love.
Jamais aussi heureux que lorsque nous multiplions les projets, nous nous sommes lancés dans une autre aventure, celle de Peyote Dance, qui reflète notre amour pour Antonin Artaud. Résolu de l’aborder sous un angle inédit, Stephan s’est rendu au Mexique, dans le Copper Canyon en Sierra Tarahumara. C’est là qu’Artaud avait participé au rituel du peyotl, cérémonie qui à la fois épuise et transporte. Tandis que Stephan réunissait différentes composantes sonores dans cette région pleine de dangers, je restai à New York, où je me livrai à l’étude. Le sol de ma chambre était recouvert de livres, de croquis,
de photographies, tandis que je méditais sur la danse extatique et déchirante du peyotl, m’imprégnant de la voix étrangement poignante, viscérale d’Artaud.
Stephan recherchait la proximité avec ces artistes complexes, et moi, leur état d’esprit. En hommage à René Daumal, le poète-mystique, il fit une fois de plus ses bagages et se mit en route pour le Nanda Devi – « déesse-qui-donne-la-félicité », montagne majestueuse et sommet le plus élevé du Garhwal-Himalaya. De mon côté, je me préparais à ma propre ascension, en lisant des traductions de textes sanskrits, ainsi que l’extraordinaire roman inachevé de Daumal, Le Mont Analogue.
Notre trilogie s’est conclue par l’enregistrement physique des œuvres d’Arthur Rimbaud, Antonin Artaud et René Daumal. Pour cette installation au Centre Pompidou, nous avons rassemblé les ephemerarecueillis au fil de notre pèlerinage, qu’il ait été physique ou mental : fragments de tissu, perles, morceaux de bois, pierres, instruments indigènes. Pour nous, tout est Evidence, tout porte témoignage. Stephan a passé au peigne fin des monceaux de ces fragments préparatoires, tandis que je traçais, composais et constituais des cartes qui n’étaient pas des cartes, mais des empreintes de l’imagination.
C’est lui qui a voyagé jusqu’à ces grottes, ces déserts, ces altitudes, inaccessibles pour moi, lui qui a gravi des montagnes menaçantes, nagé dans des eaux perfides et traversé les plaines africaines à l’arrière des camions. Tout recelait les odeurs de ces endroits – ce fut ma fenêtre, ma terre. J’ai pu marcher dans ses pas.
C’est ainsi que je suis entrée dans le château de l’alchimiste, où toute chose est changée en or. Pas les petits lingots d’or ou les lourdes pièces qui pesaient à la ceinture de Rimbaud, ni cette drogue qui atténuait pour Artaud les souffrances de son existence, ni même le minuscule peradam diaphane que l’on trouve, chez Daumal, sur les pentes du Mont Analogue. Rien de tout cela, sinon les richesses inestimables d’une amitié née dans les nuages, loin du monde. »
Stimulée par ces voyages métaphysiques, la composition musicale et sonore de Perfect Vision est le point de départ de l’exposition : entre 2019 et 2021, Stephan Crasneanscki et Patti Smith ont concocté trois albums, un triptyque qui puise son inspiration dans les textes des trois poètes français : Antonin Artaud, Arthur Rimbaud et René Daumal. Enregistrés respectivement dans la Sierra Tarahumara au Mexique, les montagnes de l’Abyssinie en Éthiopie et au sommet de l’Himalaya en Inde, ces albums reposent sur l’idée que chaque espace renferme des souvenirs endormis, témoins du passage de l’homme dont nos plasticiens sonores échangent les indices, dans la construction d’un paysage visité par la voix incantatoire de Patti Smith.
Dans une monumentale installation exploratoire qui juxtapose des objets collectés au cours de leurs voyages, composée de sons, de photographies, de dessins et de textes, inspirés par les trois poètes Evidence se déploie telle la transmission d’un héritage fomenté par un jeu de synchronicités poïétiques
A l’exposition s’arrime une programmation de concerts et d’ateliers, dans le cadre du Poetry Day* célébré par le Centre Pompidou ainsi qu’une vingtaine de lieux partenaires, en France et à l’étranger : chaque édition de la journée de la poésie, se plaçant sous le signe d’une figure remarquable et emblématique : en 2020 hommage était rendu à John Giorno, en 2021 à Charles Baudelaire ; Patti Smith en est cette année l’artiste invitée.
Complément d’informations >Evidence : Soundwalk Collective & Patti Smith, un commissariat de Chloé Siganos, cheffe du service des spectacles vivants et Jean-Max Colard, chef du service de la parole, département culture et création.
Au Centre Pompidou à Paris : du 20 octobre 2022 au 6 mars 2023, Niveau 4, Galerie 0, accès avec un billet Musée sur réservation d’un créneau horaire.
Il est impératif de réserver pour pouvoir obtenir un casque indispensable à la visite de l’exposition !
Signature : le 20 octobre 2022 – 18h – 19h15 à la librairie de Centre Pompidou : À l’occasion de l’exposition Evidence, conçue spécialement pour le Centre Pompidou, Patti Smith, Stephan Crasneanscki et Simone Merli du Soundwalk Collective signeront le catalogue Evidence (92 pages, édition bilingue sous la direction de Chloé Siganos et Jean-Max Colard) ainsi que le coffret The Perfect Vision- Soundwalk Collective with Patti Smith (7 vinyles, un livre relié de 72 pages, un print signé par Patti Smith et numéroté à la main), une édition limitée à 500 exemplaires.
Programmation associée>
Perfect Vision – Live– Soundwalk Collective & Patti Smith
Musique : 22 octobre 2022 à 20h- Grande salle Centre Pompidou.
Les artistes seront rejoints par des invités pour cette performance unique en Grande salle, autour du projet Perfect vision sur les traces d’Antonin Artaud, René Daumal et Arthur Rimbaud dont les trois albums ont été produits en collaboration avec Russell Elevado, Leonardo Heiblum, Nicolas Becker et Simone Merli, membre du Soundwalk Collective depuis 2008.
Patti Smith Poetry Day* : 22 et 23 octobre 2022
Les 22 et 23 octobre 2022 au Centre Pompidou à Paris, au Centre Pompidou Metz, à la Maison de la Poésie à Paris, à La Fab. (Fondation Agnès b), à la Cave Poésie à Toulouse, à la Fondation Luma à Arles, à la Villa Médicis à Rome, au Budapest Autumn Festival et ailleurs dans le monde célèbreront le « Poetry day » par l’invitation d’autres créateurs en filiation avec l’héritage et l’œuvre contemporaine de Patti Smith. Un programme conçu en collaboration avec l’écrivain Boris Bergmann.
Visuel d’ouverture > Patti Smith et Stephan Crasneanscki au studio new-yorkais de Soundwalk Collective © photo Satya Crasneanscki