Panorama 24 : le monde sous un autre angle

Chaque année, Le Fresnoy-Studio national des arts contemporains organise une exposition des productions artistiques réalisées en son sein au cours de l’année. La 24e édition de Panorama est actuellement à l’affiche et sera visible jusqu’au 31 décembre.  Un éclairage singulier sera apporté sur quelques-unes des œuvres exposées – 3 films et une installation –, lors de la quatrième édition de Studio Critique, un événement organisé par l’Aica France, l’Adagp et Le Fresnoy. Les critiques d’art, Aude de Bourbon Parme, Marie-Laure Desjardins (ArtsHebdoMédias), Léon Mychkine et Laura Samori feront découvrir, en présence des artistes et respectivement, Bleu Silico de Julia Borderie& Eloïse Le Gallo, Syntonie d’une ruine de Norman Nedellec, Electrographie de l’argent d’Hugo Pétigny et Paradise de Jérôme Cortie. La soirée se prolongera avec la projection en exclusivité d’Heaven in matter, film d’animation signé Emanuele Coccia et Faye Formisano, suivi d’un échange entre cette dernière et Jean Jacques Gay, initiateur de Studio Critique. RDV le jeudi 1er décembre à 18 h 15, à l’Adagp, à Paris.

Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains, à Tourcoing au cœur de la métropole Lilloise, présente jusqu’au 31 décembre la 24e édition de Panorama. Grand rendez-vous annuel de l’institution, l’exposition permet de découvrir, chaque année, plus de 50 œuvres inédites, dans les domaines de l’image, du son et de la création numérique, réalisées par les artistes du Fresnoy*. Placée sous le commissariat de Marie Lavandier, directrice du Louvre-Lens, et de Pascale Pronnier, responsable de la programmation artistique de l’école, De l’autre côté aborde le thème du passage, de la capacité à voir le monde autrement.  « L’autre côté, c’est celui auquel l’art donne accès, notre monde mais un autre à la fois ; soudain habité, mystérieux, enchanté, révélé : l’incendie de Notre-Dame projeté sur des visages hébétés ; le désert tunisien animé d’éponges géantes et de chanteurs antiques ; le monde carcéral expérimenté dans un film haché des blancs de la censure et un espace aux proportions strictement similaires à celles d’une cellule… l’autre côté est parfois convoqué par des danses et transes, des rituels guérisseurs, mais aussi par le truchement d’une technologie dont la discrétion marque la réussite », explique Marie Lavandier. A l’occasion de cet événement, ArtsHebdoMédias vous propose une sélection de 11 œuvres présentées par les artistes eux-mêmes. Juste de quoi vous donner envie d’aller les visiter !

Les Neiges électriques de Quentin L’helgoualc’h. Film, 19’ 34. Panorama 24, Production Le Fresnoy – Studio national

Les Neiges électriques de Quentin L’Helgoualc’h. Film, 19’ 34

Le film met en scène l’entretien décisif d’un réfugié climatique avec un examinateur de l’Etat et une interprète, afin de faire la demande d’un droit d’asile. Le déroulé de l’entretien est consacré au récit du demandeur d’asile qui doit minutieusement relater les faits qui l’ont contraint à s’exiler. Au travers de ce protocole juridique strict, le protagoniste va devoir revivre le parcours de son exil de façon à prouver la véracité de son histoire. L’entretien oral se transforme peu à peu en une reconstitution des forces climatiques vécues durant son parcours. Le protagoniste va alors subir le vent et le froid auxquels il aurait survécu. Il devient lui-même cet objet d’étude qui ne peut être convaincant que par sa performance physique et sa force mentale mise à l’épreuve. Affecté par le traumatisme répété et amplifié par la simulation, le dispositif administratif va progressivement se dérégler.

Paradise de Jérôme Cortie. Film, 16’. Panorama 24, Production Le Fresnoy – Studio national

Paradise de Jérôme Cortie. Film, 16’

Au moment où sa mission scientifique s’achève, un satellite chargé de surveiller l’évolution du climat chute à près de 28 000 km/h vers une Terre dévastée. Dans cette course folle pour sa survie, il rencontre une guide opérant pour Pèlerin, l’agence de tourisme de l’apocalypse. Elle propose aux survivants, dans un ultime élan consumériste, des expéditions vers des lieux sensationnels. Assistant à ces propositions commerciales, le satellite y confronte les données dont il dispose, ce qui vient alimenter son imaginaire naissant. Alors que son temps est compté, il se surprend à rêver ces espaces singuliers. Dans ce conte d’anticipation, la récolte de données, c’est-à-dire l’activité du satellite, vient rencontrer l’image de synthèse qui est la manipulation de la donnée numérique. Le projet Paradise trouve sa source dans cette interaction entre le sujet et le matériau qui le véhicule.

Germinal Georges de Ange Lempaszak. Film, 13’. Panorama 24, Production Le Fresnoy – Studio national

Germinal Georges de Ange Lempaszak. Film, 13’

« On ne voyait, du couteau, que le manche d’os, où la devise galante, ce mot simple : AMOUR, était gravée en lettres noires. » En pleine banlieue pavillonnaire lilloise, un soir d’après Noël, un rituel se prépare. Son but : retrouver la trace d’un fantôme centenaire, qui porte les clés d’une mythologie familiale longtemps enfouie. Pour faire sortir le spectre de l’au-delà rocailleux dans lequel il sommeille, s’organise une partie de rami… mais qui, de Huguette, Sybille, matriarche autoproclamée, ou de Domitille, bimbo aux milliers d’abonné·e·s, remportera la mise ? Germinal Georges est une chasse au fantôme qui nous conduit sur les routes pavées du Nord-Pas-de-Calais, pour retracer le parcours de quatre générations confondues. Un mélange d’ancrage minier et de tickets à gratter, de la lutte communiste pour les droits ouvriers au gender trouble de Judith Butler.

Le film s’engage dans les fissures évoquées par Dustan, à l’image du Stone Butch Blues de Leslie Feinbeirg, en utilisant un outil historique commun à ces résistances : la subversion politique comme outil d’émancipation. Cette fresque explore les acteurs d’une famille nucléaire, au sein de générations qui n’ont plus les mêmes codes ni les mêmes attentes, alors comment, dans cet interstice de près de 100 ans, retrouver une mémoire généalogique passée sous silence ?

À la mer sans Camille d’Antoine Mayet. Film, 23’ 35. Panorama 24, Production Le Fresnoy – Studio national

À la mer sans Camille d’Antoine Mayet. Film, 23’ 35

Trois personnages à la recherche d’un étrange signal, à travers une nuit sans fin. Perdus dans les forêts artificielles, ils se souviennent de leur vie d’avant.

Achewiq-Le chant des femmes courage d’Elina Kastler. Film, 19’. Panorama 24, Production Le Fresnoy – Studio national

Achewiq-Le chant des femmes courage d’Elina Kastler. Film, 19’

La Kabylie incendiée. Les lambeaux des oliviers brûlés surplombent les montagnes. Au milieu, des femmes chantent. Leur chant ancestral, Achewiq, sublime les souffrances. Les cendres de la terre brûlée vont devenir des germes qui fleuriront. Avec simplicité, le quotidien de ces femmes se dévoile. Cet été, la Kabylie connaît des incendies ravageurs. Malgré ces pertes terribles, les femmes kabyles continuent de survivre. Nous suivons le quotidien de Ouiza et de sa mère Taos, qui, au travers du rire et de la joie, parviennent à sublimer toutes ces peines.

Électrographie de l’argent d’Hugo Pétigny. Installation. Panorama 24, Production Le Fresnoy – Studio national

Électrographie de l’argent d’Hugo Pétigny. Installation

Un panneau solaire provenant d’une entreprise chinoise, suspectée d’avoir fait appel à de la main-d’œuvre ouïghour, alimente trente-deux ampoules qui éclairent des cellules solaires collées sur une plaque de verre. Ces cellules produisent différentes puissances de courant électrique grâce à l’effet photovoltaïque qui, au contact d’une solution d’eau et de nitrate d’argent, va déclencher la création de cristaux d’argent sur la plaque de verre. Suivant le nombre d’heures d’ensoleillement du lieu d’exposition, les formes mettent plus ou moins de temps à se construire, jusqu’à créer une plaque de verre recouverte de connexions de cristaux dont la taille définit leur résistance dans le temps. Une fois la composition terminée, la plaque de verre est retirée du système de lumière et devient une électrographie possédant une énergie électrique cumulant la puissance de toutes les cellules solaires. Ce projet est un début de recherche concernant la création d’un nouveau type d’image, dont les composants sont hérités de la photographie, et qui inscrit une réponse écologique dans son processus de création. L’extraction de l’argent, dont l’épuisement des mines est prévu aux alentours de 2035, est le sujet de cette électrographie qui rappelle la responsabilité du médium photographique dans l’utilisation de l’argent pour la création d’émulsions photosensibles, et la continuité de cette extraction dans la création des connectiques de cellules photovoltaïques. L’infiniment petit se construit sur la plaque de verre tant que l’on y ajoute de l’eau et fait apparaître un monde où l’argent est moteur des connexions des différentes puissances de cellules cherchant à se rejoindre pour se développer.

Solar Noon de Fredj Moussa. Film, 11’. Panorama 24, Production Le Fresnoy – Studio national

Solar Noon de Fredj Moussa. Film, 11’

En Afrique du Nord, entre la fin de l’Atlas et la plateforme saharienne, un lac asséché sépare le Machrek (le Levant) du Maghreb (le Couchant). Contre toute attente, c’est un paysage en perpétuel changement. Solar Noon en réinvente les coordonnées, y greffe des fragments de récits, sous forme de tableaux vivants où se croisent différentes croyances, symboles et rituels, dans une perspective imaginaire composite. Le film fait basculer la réalité du désert dans celle des mythes, en explorant ses strates d’histoires, en y révélant des souvenirs ensevelis. Déterminé par le soleil, Solar Noon compose avec son zénith.

Bleu silico de Julia Borderie & Éloïse Le Gallo. Film, 16’. Panorama 24, Production Le Fresnoy – Studio national

Bleu silico de Julia Borderie & Éloïse Le Gallo. Film, 16’

La diatomée peut parler rouge, parler bleu, parler vert. Le documentaire expérimental Bleu silico est traversé par la question de l’incorporation du paysage océanique dans l’expérience du film. Des mires en silice lovés au creux des rochers jouent le rôle principal : les yeux du paysage. Des mains les prélèvent, faisant basculer le film dans l’univers des laboratoires qui étudient les propriétés photosynthétiques des micro-algues. Cette dérive poético-scientifique raconte la parenté ancestrale, décryptée in silico, entre algues et cellules rétiniennes humaines. Une voix guide le spectateur d’un espace liminaire à l’autre, aux confins des temps terrestres et au cœur des noyaux des cellules, procédant par changements d’échelles, du visible à l’infime. Renverser l’horizon, à l’image d’une camera obscura, pour passer de la terre ferme à l’ondulation permanente, là où nos corps humains ne sont plus adaptés et n’y voient rien.

Témoignant d’une perte de vision due à une rétinose pigmentaire, maladie génétique dégénérative, la voix nous fait entrer dans une quatrième dimension. Elle navigue au seuil du connu, là où la science s’interroge. Des chercheurs tentent d’injecter de l’ADN d’algue photosensible pour soigner nos rétines. Alors, l’écran de cinéma chavire : surface vibrant au rythme des neurones du nerf optique. Bleu silico. Du bleu océan au bleu écran.

Near Life Experience de Victor Villafagne. Installation. Panorama 24, Production Le Fresnoy – Studio national

Near Life Experience de Victor Villafagne. Installation

Near Life Experience est un essai cinématographique sur la naissance des formes, prenant la forme de sculptures. Le mot « forme » vient du latin forma, et son équivalent grec est morphé. Morpheus est la déesse des rêves prophétiques qui endort les hommes en les caressant avec des fleurs de pavot. Leurs corps deviennent alors semblables aux morts ; ils prennent forme, prennent position. C’est dans cette nuit que l’humanité se soustrait à la machine des dieux, qui régit le monde, pouvant à son tour traquer les pistes et les clés offertes par son imaginaire et leur donner un corps.

Near Life Experience est une tentative de résoudre mes propres obsessions. La forme est ce qui est plongé dans cet état liminal, état critique entre l’idée et l’objet, l’énergie et la matière. La forme naissante tente tant bien que mal de résister à la mort : immobile, le temps la dégrade, en mouvement, elle est trop fragile pour résister au poids du temps. L’exposition neutralise pour mieux montrer, c’est une machine à pulvérisation atomique au service de l’abstraction. Elle donne naissance à la valeur et à l’expérience. Elle canalise l’art, lui donne une temporalité et un espace, elle crée un système économique, d’où des métiers émergent, des savoirs s’échangent.

La forme joue toujours le jeu de cet espace pour tenter de lui survivre. Il n’y a pas d’acte réellement rebelle qui puisse exister au sens de cet espace, car ce qui tente de sauver sa vie n’est pas rebelle mais profondément vivant. Les formes tentent de nous expliquer comment elles survivent, se reproduisent, infectent les gens avec les idées qu’elles encryptent, et comment elles meurent. Les objets d’art sont des objets de pouvoir et de puissance, ce sont eux qui le transmettent et la symbolisent : c’est la reproduction du fond par la forme.

Phalène de Sarah-Anaïs Desbenoit. Film, 20’. Panorama 24, Production Le Fresnoy – Studio national

Phalène de Sarah-Anaïs Desbenoit. Film, 20’

Dans Phalène, le territoire et l’époque sont incertains. Tout au plus peut-on évoquer un caractère prémoderne puisque la nature semble être encore la principale interlocutrice. Les deux héroïnes s’affairent ici à des tâches quotidiennes dont la régularité décrit une existence réglée par les rituels les plus anodins : dormir, manger, laver, soit des activités qui inscrivent le récit dans la sphère de la domesticité.

Les actions se substituant aux mots, l’absence de dialogue a pour effet d’accroître la précision des gestes. Pareille chorégraphie ménagère est d’autant plus visible que les deux personnages sont comme le double de l’autre. Leur ressemblance physique se déploie d’ailleurs dans leur étrange mouvement en miroir. Ainsi, la vie journalière est empreinte d’un mystère que le film ne va cesser d’intensifier, à travers le soudain décalage entre ces deux corps synchronisés. Il est ainsi question de fièvre et d’eau, de grotte et de peau, de brume et de sortilège, l’ensemble de ces motifs glissant comme dans un rêve, à l’image d’une embarcation brouillant la surface d’un lac, au-devant d’un orgue de pierres, sans que les deux protagonistes n’aient à donner un seul coup de pagaie. Entre le devenir statue des deux sœurs jumelles et leur inscription dans un monde liquide, Sarah-Anaïs Desbenoit laisse poindre une dialectique quelque peu magique. La dimension fantomatique qui traverse son film est l’expression d’un dialogue entre les éléments, comme si ces derniers ne pouvaient surgir que sous la forme d’un trouble, face à l’ordonnancement de ces vies trop bien réglées. Le corps et l’esprit font alors césure, le réel se fissure, et la psyché s’ouvre à une humeur vagabonde. Les plans-tableaux de Sarah-Anaïs Desbenoit sont teintés par le mythe, et avec lui, par un récit presque premier qui chercherait à inventer des figures – finalement jamais égales à elles-mêmes. Texte de Fabien Danesi.

Syntonie d’une ruine de Norman Nedellec. Film, 19’. Panorama 24, Production Le Fresnoy – Studio national

Syntonie d’une ruine de Norman Nedellec. Film, 19’

La Bastide du bois comporte de nombreux points d’entrée. Il ne reste plus que d’anciennes portes ou cadres de fenêtres pour l’imaginer. Il n’y a plus vraiment de frontière entre elle et les versants nord du Luberon où elle repose. Bientôt, ces points d’entrée finiront par s’écrouler d’eux-mêmes, comme le reste des murs et des toitures qui se dressaient auparavant autour. C’est ce mouvement naturel des choses à retourner à la terre. Mais, quiconque s’aventure à l’intérieur de ces cadres, peut encore voir les sentes des animaux sauvages de passage, entendre les échos de la vallée environnante ou lire les traces des derniers habitants, comme les motifs d’un portrait à saisir, tant qu’il en est encore temps. Syntonie d’une ruine s’essaye à le faire, au travers des rencontres que la Bastide provoque encore, au travers de l’hiver silencieux qui voit naître les agneaux de la bergerie avoisinante, et de ce cycle interminable des corps en mutation.

*Les artistes : Judith Auffray, Younès Ben Slimane, Anna Biriulina, Lucien Bitaux, Julia Borderie & Éloïse Le Gallo, Ghyzlène Boukaïla, Alice Brygo, Léa Collet, Anaïs-Tohé Commaret, Jérôme Cortie, Rolando Cruz Marquez, Bianca Dacosta, Charline Dally, Edith Dekyndt, Guillaume Delsert, Sarah-Anaïs Desbenoit, Ana Edwards, Justine Emard, Julián García Long, Yann Gonzalez & Alain Garcia Vergara, Che-Yu HSU, Adam Kaplan, Elina Kastler, Lina Laraki, Lou Le Forban, Ange Lempasak, Quentin L’Helgoualc’h, Ethel Lilienfeld, Marin Martinie, Gohar Martirosyan, Antoine Mayet, Joachim Michaux, Magalie Mobetie, Fredj Moussa, Marcel Mrejen, Norman Nedellec, Toshihiro Nobori, Daniel Penaranda Restrepo, Hugo Pétigny, Charlotte Pouyaud, Julie Ramage, Chuxun Ran, Sabrina Ratté, Ben Rivers, Julia Tarissan, Guillaume Thomas, Kris Verdonck, Pierre- Lefrançois Vérove, Victor Villafagne, Agata Wieczorek, Jisoo Yoo, Yunyi Zhu.

Contact> Panorama 24, De l’autre côté, Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains, Tourcoing. Studio Critique #4,  le 1er décembre 2022 à l’ADAGP, 11, rue Duguay-Trouin, 75006 Paris, 18h15 à 21h.

Image d’ouverture> Tournage de Syntonie d’une ruine, film signé Norman Nedellec. ©Norman Nedellec