Le 23e congrès de la Société Française des Sciences de l’Information et la Communication (SFSIC) a débuté hier à l’IUT Bordeaux Montaigne. A cette occasion, la 4e édition Arts.SIC.Culture poursuit sa volonté de « mise en culture » des dynamiques de recherche en sciences de l’information et de la communication à travers une programmation artistique en lien avec le thème de la manifestation : « La numérisation des sociétés ». Durant trois jours, expositions, courts-métrages, mapping vidéo, salon littéraire sont accompagnés de temps d’échanges pour faire vivre un dialogue art-SIC autour des questions de circulation et de traçabilité de l’information numérique, du stockage et archivage des données, des usages des nouveaux médias, des langages de programmation, des industries de contenus numériques et des pratiques de travail associées, des nouvelles technologies de l’information-communication et des problématiques qui leur sont liées (surveillance, hyper connexion, économie de l’attention…). Au cœur du Congrès, sur le plateau-télé de l’IUT, l’exposition Info Data Art réunit 4 œuvres de 4 artistes singulièrement préoccupés par ces sujets : David Guez avec Disque dur papier, Lauren Huret avec Praying for my haters, Olga Kisseleva avec Memory Garden, et Bérénice Serra avec Customs. Réalisée par Marie-Laure Desjardins, cette sélection se consacre tout particulièrement aux données numériques et s’interroge sur les questions de circulation de l’information dans l’espace public, la traçabilité de l’information et des données, l’organisation du travail dans les entreprises de contenus numériques et sur les langages de programmation informatique. ArtsHebdoMédias vous les présente. Ici, celle d’Olga Kisseleva.
L’œuvre
Depuis l’expérience avec le cèdre Chateaubriand en 2016, qui a permis la réalisation du système T2N (Tree to Network, soit de l’arbre vers Internet), puis la mise en place du système T2T (Tree to Tree, soit de l’arbre vers l’arbre), toutes deux réalisées avec une équipe de scientifiques spécialisés en protocoles de communication, tous les arbres auxquels Olga Kisseleva s’intéresse ont pu bénéficier d’une lecture scientifique des données qu’ils émettent et reçoivent. LISP est un langage de programmation informatique inventée par l’Américian John McCarthy en 1958, au MIT, et veut dire en anglais « bruissement » ou « babillage ». C’est ce langage qui est utilisé par l’artiste pour analyser la retranscription des signaux reçus par les capteurs posés sur les arbres. Le programme permet notamment de traduire en mots les signaux émis, rendant possible un entendement interspécifique entre les humains et les arbres. Pour Memory Garden, Olga Kisseleva a choisi de livrer une retranscription artistique et visuelle des mouvements intérieurs des arbres et a travaillé également à partir de leurs données dendrochronologiques.
L’artiste
Olga Kisseleva est artiste-chercheure, MCF HDR, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle opère principalement dans les domaines des sciences et des arts médiatiques. Son travail utilise divers médias dont la vidéo, la réalité virtuelle, le Web, la technologie mobile, et se décline le plus souvent sous forme de performances, d’installations et d’expositions interactives. L’artiste fait appel aux sciences exactes, ainsi qu’aux sciences politiques et sociales. Ses expériences, calculs et analyses respectent les méthodes du domaine scientifique en question. Cette façon d’aborder les environnements et les individus permet à Olga Kisseleva d’adopter une position inhabituelle, consistant à interroger, confronter ou tester afin d’imaginer et de réaliser diverses médiations, supports et modes de représentation. Des objets étranges comme des dispositifs étonnants dévoilent des univers invisibles, souvent peuplés de chiffres et de lignes de code, où le temps joue toujours un rôle important. Souvent, ses pièces interrogent une société hyperconnectée et consommatrice à l’excès.
À propos du parcours
« Je suis née à Saint-Pétersbourg dans une famille de scientifiques. Mes parents étaient physiciens et tous étaient chercheurs. Il était donc évident pour mon entourage que je me tournerais vers les sciences. Mais j’ai préféré
l’art. A cette époque, il n’existait qu’une seule école d’art à Saint-Pétersbourg pour 50 écoles d’ingénieurs. Raisons probables pour lesquelles mon travail artistique entretient un rapport étroit avec des domaines scientifiques comme la technologie, la biologie ou la physique quantique. Quand je suis arrivée en France, je me suis intéressée à la vidéo et j’ai suivi touséles cours sur les nouvelles technologies que j’ai trouvés. Mon sujet de thèse, qui était au départ “Comment peut-on créer de nouveaux langages avec la tapisserie”, est devenu “Quels sont les nouveaux langages de l’art ?” Aux Etats-Unis, j’ai appris à me servir d’Internet et j’ai travaillé pour différentes entreprises, notamment Google qui venait de naître. Ces expériences ajoutées à mes recherches artistiques sur les nouveaux médias
m’ont poussée vers l’exploration du monde numérique et technologique mais toujours à travers un prisme sociologique et politique. Des années plus tard, alors que je passais une grande partie de ma vie d’artiste devant un écran, j’ai répondu à l’appel de la municipalité de Biscarosse qui souhaitait dresser un monument en mémoire d’un orme disparu. Pour la première fois, je décidais de travailler avec la nature. C’était il y a plus de 10 ans et depuis j’ai collaboré avec des dizaines d’arbres. Autant d’expériences regroupées sous le titre générique d’EDEN pour Ethics and Durability for an Ecology of Nature. Chaque projet est l’occasion de collecter des informations, imaginer des dispositifs, provoquer des expériences, à même de faire évoluer le regard que nous portons sur la nature. Je suis convaincue que son intelligence devrait nous servir de modèle, de guide. »
À propos du processus créatif
« J’ai d’abord une idée et ensuite je cherche comment la mettre en œuvre. Elle me vient en observant la société et en cherchant comment corriger ses dysfonctionnements. Alors je me tourne naturellement vers la science. Ce qui ne veut pas dire que j’expose des manips de labos aussi impressionnantes, étonnantes ou spectaculaire, soient-elles, au contraire, j’aime que tout le matériel scientifique ne soit pas apparent. Ce qui m’intéresse, c’est la mise en évidence de raisonnements philosophiques et artistiques, souvent critiques. Pour ce qui est du projet EDEN dont Memory Garden fait partie, il existe une sorte de protocole. Chacun des projets déclenche à la fois une analyse des données récoltées sur l’arbre
par les scientifiques avec lesquels je travaille et une étude de l’environnement biologique, historique, sociologique, culturel, des arbres étudiés. Une fois que la recherche est terminée, j’interprète les données récoltées et cela peut se traduire sous forme de vidéo, de dispositif interactif avec les arbres, d’installations ou de performances. »
À propos de Memory Garden
« Memory Garden me touche particulièrement car il me ramène non seulement aux récits de guerre de mon enfance en Union soviétique – ma famille est originaire de Kiev – mais aussi parce que la question de l’établissement des faits et de la constitution de la mémoire est d’actualité avec la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. A l’origine, j’ai été invitée à intervenir là-bas dans le cadre de la construction du Babi Yar Holocaust Memorial Center (BYHMC). Le site, qui s’étend sur 150 hectares, se préparait à devenir le plus grand mémorial au monde du génocide juif. Depuis 2014, j’y ai travaillé à différents dispositifs traitant de la capacité de l’art à représenter et dépasser les traumatismes du passé. Il faut rappeler qu’en ce lieu des dizaines de milliers de Juifs et aussi de Tziganes, opposants politiques, homosexuels, handicapés… ont péri exécutés d’une balle dans la nuque par des divisions SS jusqu’à combler entièrement le ravin de Babi Yar. Le nombre des victimes est estimé à 100 000 personnes. Mais tuer ne suffisait pas, il fallait également que l’oubli passe. Les nazis ont déversé des produits chimiques pour mieux faire disparaître les corps, après la fin de la guerre, l’URSS a préféré ignorer le génocide et pour finir une crue a emporté le dernier espoir d’identifier quelque victime que ce soit. Puis, des arbres ont été plantés. Ce sont certains de ces peupliers que j’ai étudiés grâce à une équipe de scientifiques ukrainiens. Ensemble, nous nous sommes particulièrement penchés sur leurs données dendrochronologiques, mesurant avec précision la largeur de chaque cerne pour lui attribuer une date de formation et cherchant ensuite les causes des variations d’épaisseur. Tout est inscrit dans le corps de l’arbre mais la multiplicité des facteurs agissant sur lui – le sol, le climat, les pollutions… – rend les interprétations complexes. J’ai concentré mon travail artistique sur la conviction que les racines de ces arbres sont plongées dans la terre comme dans l’histoire, que les peupliers conservent la mémoire des tragédies humaines de Babi Yar. Pour le Congrès, deux vidéos sont projetées côte à côte. D’une part, l’image des peupliers et d’autre part, l’interprétation artistique de leurs données de communication. »
À propos des technologies de l’information et de la communication
« J’ai commencé à réfléchir à la capacité de communication des médiums artistiques quand j’ai choisi un sujet de thèse à propos de la tapisserie. Je me suis vite rendu compte que vouloir transmettre un message avec ce médium était comme tenter de communiquer avec un contemporain en grec ancien ! Ce qui m’a amenée à élargir mon sujet et poser la question : quels sont les nouveaux langages de l’art et comment communiquer avec le spectateur ? Il m’est apparu qu’il fallait adapter l’outil de communication à son époque.
J’ai jeté ceux de la tapisserie et acheté un ordinateur Amiga Commodore avec quatre pixels sur l’écran ! Ce qui m’a conduite à faire mes premiers pas à l’université en Info-com et non en art. J’enseignais le design et la création
visuelle. Dans ma recherche artistique, je suis toujours restée attachée à ces questions d’information et de communication. On peut citer Time Value, un dispositif composé d’horloges reliées à des serveurs qui calculaient pour un pays ou un autre le temps de travail nécessaire pour gagner un euro, ou encore Power Struggle, qui mettait en scène une bataille d’antivirus commentée par divers spécialistes : juriste, économiste, militaire ou philosophe. J’ai également beaucoup travaillé avec les QR codes, notamment pour CrossWorlds, qui s’intéressait à la manipulation de masse à travers les propagandes soviétiques et américaines. Aujourd’hui, les informations qui m’importent le plus sont celles émises par les arbres et la communication, celle qu’ils établissent entre eux, avec leur environnement et peut-être aussi avec nous. »
À propos du rôle de l’artiste au XXIe siècle
« J’ai toujours pensé que le rôle de l’artiste était de faire des propositions pour améliorer le monde. Une de mes premières œuvres s’intitule How are You ? J’ai posé cette question simple aussi bien à la Biennale de Venise qu’au Tibet. Je voulais prendre le pouls de notre planète, découvrir des réponses mais aussi en sonder les raisons, faire en quelque sorte un état des lieux. Puis, j’ai développé, avec des scientifiques, des projets artistiques qui mettaient en évidence certaines problématiques mais surtout proposer des pistes de réflexion. Depuis 10 ans, je m’intéresse particulièrement aux arbres et j’apprends d’eux. Alors que le monde semble tout entier concentré sur l’Intelligence artificielle et autres machine learning, la nature diffuse en continu des connaissances que nous ne savons plus recevoir, comprendre, mettre en pratique… Si la science m’aide à préciser mes idées, c’est l’imagination qui me guide. Cette imagination est pour moi l’outil le plus précieux au quotidien. En user est le seul moyen d’avancer dans l’existence. L’artiste peut devenir celui qui propose de s’en servir, de se décaler, d’innover. »
Image d’ouverture> Vue de l’exposition Info Data Art, plateau-télé de l’IUT, Université Bordeaux Montaigne. Sur les deux écrans, Memory Garden. ©Photo MLD