Climax ce week-end, pour la clôture de la biennale NOVA XX, au Centre Wallonie Bruxelles ! La programmation « pantopique » d’un festival art-tech aux plasticités sculpturales, virtuelles, audiovisuelles et soniques qui depuis le 8 décembre, privilégie les spéculations artistiques queer (dans une exposition – à voir ou à revoir jusqu’au samedi 12 février) et des postures non binaires lors de débats et performances hybridées, nous convie en son centre névralgique, les 11 et 12 février, à des festivités performatives et reliées ainsi qu’à une nuit radiophonique sur Kiosk Radio, qui pour se « souvenir du futur », nous accompagnera jusqu’à l’aube du 13 février ! La Biennale NOVA XX s’est annoncée sous le signe de la Pantopie et de la métastabilité : si Meta du grec ancien μετά, metá (au-delà, après) désigne « tout ce qui suit, ce qui change », ou « participe de », et par extension, renvoie à la réflexion, mais aussi à la notion de changement en profondeur, alors cette méta stabilité n’engendre-t-elle pas quelques paradoxes et un parfum d’oxymore ? Qu’en pense le dieu Pan, divinité protectrice de la nature, des bergers et des troupeaux dont le nom utilisé pour préfixe signifie « partout », c’est-à-dire le contraire de « nulle part » et de l’utopie ? Dans son essais La légende des anges en 1993, Michel Serres avançait avec l’idée de pantopie, « que tous les lieux sont en chaque lieu et chaque lieu en tous lieux ». La nébuleuse NOVA XX serait-elle alors le lieu, les lieux de toutes les métamorphoses en cours ? (1)
L’exposition dont la dramaturgie se déplie, du rez-de-chaussée au sous-sol du Centre Wallonie Bruxelles, n’a pas de titre, son inauguration même fut célébrée par le bal des Inappropriés, une fête masquée paganiste dont on ne sait si elle enterrait, dans la joie contaminée, les dernières récurrences d’un monde licencié ou fêtait l’avènement d’une nouvelle manière de penser ?
A l’étage l’impression première est glaçante : d’une effroyable beauté ! Tout semble converger à la tragédie d’un crash programmé. Devant le fond bleu de la galaxie, une sculpture, un paquet et son épithélium d’information sensible, pendant telle une feuille de cellophane déchirée sur de la viande froide ; une inclusion plastique, smash!, issue de la collision entre un satellite et une figure humaine, (There is no Further Universe, 2021) d’Anouk Kruithof. A nos pieds, un monticule de terre – une tombe ? – recouverte de plantes dont l’activité énergétique s’étire sous forme de glitchs difractant le spectre de leurs pigments photosynthétiques sur des écrans plats (Vers un parlement du vivant, 2021 de Katherine Melançon). Au fond à gauche, un gisant au cœur subtilisé par la machine dont la transparence de l’impression 3D imite la glace et le cristal (Shitsukan of objects, 2019) d’Eva L’Hoest. Iel me fait penser à « Star Watcher », intercepté au cours d’un de ses voyages intergalactiques… Il s’agit bien d’une archéologie, d’une stéréolithographie réalisée à partir des données du projet anatomique Visible Human project initié en 1985 par la National Library of Medicine aux USA. Me revient en mémoire ce paysage désert, irréel, traversé par un faisceau lumineux bleu pointé vers le ciel et puis les apparitions d’une silhouette mystérieuse assise au loin dans l’attente ou plutôt dans l’écoute comme nous autres, assis dans les fauteuils du CWB, subjugués par ce patient dialogue entre la terre et le cosmos, par la discrétion du son, de ses aspérités amplifiées pour la restitution d’une exploration qu’ont réalisée Félicie d’Estienne d’Orves et Julie Rousse sur les hauts plateaux l’Altiplano dans le désert chilien d’Atacama (23°02’ 42,4’’ – 67°16‘ 59’’ – Tara salt flat, 2016).
L’alerte a été donnée
Mais pour dire quoi ? Dans la dramaturgie de l’exposition déployée, un trépied est surmonté d’un de ces miroirs magiques japonais (Makyo)utilisés lors de persécutions religieuses. Cette forme archaïque de l’héliographe, dans lequel se reflète mon image, dissimule un message adressé dans les années 1970 aux civilisations extraterrestres, celui d’une séquence ADN du génome humain, (Mirror Worlds, 2016 de Marjolijn Dijkman). Des tentatives de dialogue avec le cosmos ont été amorcées incluant – errare humanum est – une erreur de calcul quant à la position de la Terre, que l’artiste Marjolijn Dijkman vient de corriger avec des scientifiques par une reformulation du code dans son œuvre. Un témoignage en somme que la science avance en trébuchant et qu’elle peut bien se tromper. Plus l’on s’enfonce dans l’exposition, plus les œuvres agissent comme les protagonistes du drame dont le chœur et la skênê nous donnent les indices. Les artistes sont-ils ces anges, lanceurs d’alerte chers à Michel Serres ?
La seule figure humaine vivante dans cette scène est celle transmise par un écran plat, sans le son, d’une jeune femme filmée en temps réel à bout portant dans son lit (Molly Soda d’Amelia Soto), blottie sous une couette rouge à pois blancs qui me rappelle les visions obsessionnelles de l’artiste Yayoi Kusama : est-ce un signe, un SOS ? Pourquoi Molly Soda apparaît-elle comme recluse au fond d’une grotte ? Pour quelle raison les photographies de Noriko Yamaguchi et son hybridation fantasmée d’une femme à la peau recouverte de nos déchets électroniques (Keitai Girl– 2003-2004) encadrent-elles cette fenêtre télévisuelle ? Préfigurent-elles les aspirations chimériques auxquelles serait promise la jeune fille, cobaye ? On s’inquiète, on doute. La maquette du drone de Victoire Thierrée, posée en haut, sur mur peint d’un revêtement « antistress » savamment choisi pour atténuer l’éclat du sang n’a rien de rassurant, même si son appellation explicite gravée sur une plaque d’acier fait sourire : M.A.L.E. pour Medium Altitude Long Endurance. On est bien en mode « Meta », altitude de survol moyenne, le titre de l’installation lui (Don’t get caught, 2021) fait référence au slogan d’une entreprise vendeuse de produits luminescents de marquage et d’identification des personnes. Tous les indices du drame flottent au-dessus de la marmite mais quid des métamorphoses promises ?
Interroger les pierres
Un rocher en suspension (Lithosys, 2020, de Rocio Berenguer) lévite au-dessus d’un socle. La vision est saisissante. Le professeur Podkletnov et son antigravity Device, disparus dans les limbes de la Nasa au changement de siècle, auraient-ils transmis à l’artiste le variant perturbant l’irrévocable P = mg de notre condition humaine et de ses rêves d’Icare ? Derrière l’effet gravitationnel (théâtralisé de façon spectaculaire dans le Cosmic Drama de Philippe Quesne ; serait-il lui aussi, dans le secret des dieux ?) se jouent pour Rocio Berenguer plusieurs pistes de réflexions : Lithos, du grec ancien λίθος, signifie, la pierre, ok. Lithosys fait référence à la lithosphère ; l’installation est le troisième volet d’une utopie prospective, G5, qui s’articule depuis 2019 autour d’un spectacle et d’une performance dansée, dans lesquels la visionnaire Rocio Berenguer, partie du constat d’un crash planétaire assuré par la « nécropolitique » engagée par l’homme, pose la question d’une nécessaire communication inter-espèces. En voici le plot : fin de l’anthropocène, la pyramide s’écroule, les humains sont détrônés de leur piédestal. L’artiste chercheuse convoque un G5 (le spectacle), un sommet planétaire auquel sont conviés les cinq royaumes. Le monde minéral dont on vient de découvrir l’intelligence, les représentants des mondes, végétal, animal, humain et celui des machines sont réunis autour de la table pour négocier la survie de leur « espèce ». La question du langage est cruciale : comment faire communiquer entre eux les membres du G5.
On peut envisager la sculpture interactive Lithosys, telle la Pythie, Pythonisse l’oracle d’Apollon ; c’est une IA : vous lui susurrez quelques mots dans une boite de dialogue (à partir de l’application Lithosys.herrokuapp.com) et le mouvement en apesanteur de la roche s’en voit perturbé. Elle oscille, émet du son et vous transmet l’essentiel de sa réponse dans une sorte de logorrhée peu compréhensible pour l’esprit humain. Le Python est le langage de programmation orienté objet le plus utilisé dans le domaine de l’intelligence artificielle, c’est aussi, dans la mythologie, le serpent vivant dans une grotte qui terrorisait les habitants de Delphes, avant d’être tué par Apollon. L’IA entraînée pour Lithosys est un peu particulière, elle transcende le langage de programmation des hommes et utilise le champ magnétique terrestre comme système de communication inter-espèces : en codant et en enregistrant les messages des humains sur la magnétite, qui constitue une grande partie du manteau de notre lithosphère, le système Lithosys permet d’envoyer des informations sous la forme hybride d’une bande magnétique et d’un transcodage, agissant en temps réel sur le réseau magnétique terrestre, à partir d’un site internet dédié, nous explique-t-on ! Les limites entre réalité et fiction deviennent de plus en plus poreuses. Mais ne dit-on pas que les orages magnétiques produits par les vents et les éruptions solaires font partie de la communication galactique à travers le champ magnétique terrestre ? Soutenue par le projet European Artificial Intelligence Lab, cofinancé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne, Rocio Berenguer induit dans ses scenarii, des changements de paradigmes universels. En déplaçant les points de vue et donc la perspective, elle exhorte les scientifiques à dérouler de nouvelles méthodes pour faire avancer leur recherche, ici autour du courant électromagnétique qui nous relie.
Dans son film (Focus On Infinity, 2015), en projection sur la cyberplateforme de Nova XX, c’est dans un rapport au temps, que Mathilde Lavenne inverse la perspective, explorant la force créatrice à l’œuvre présente dans chaque partie infime de l’humanité, par des visions macroscopiques. Le lent travelling d’un ferry nous amène au cœur d’un glacier dont le champ magnétique semble renverser la perception du temps. Les images kaléidoscopiques de la roche stratifiée, reflétée dans l’ondulation des eaux du fjord filmées au ralenti, ou plus tard, la concrétion hypnotique d’une goutte d’eau en translation, réitèrent la pensée de Lavoisier (1743 -1794) père de la chimie moderne, économiste et philosophe (guillotiné le 8 aout 1794) : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».
Lors d’une conférence récente au Poush Manifesto, Emanuele Coccia (qui était aussi l’invité de la biennale Nova XX) étayait pourquoi la relation entre les vivants sur la planète, qu’ils appartiennent à la même espèce ou pas, est d’ordre technique, et par conséquent artistique faisant de la terre un artefact. Le philosophe citait en exemple cette théorie physique du magnétisme – grand casse-tête du XIXe siècle en Occident qui considérait grosso modo, la planète tel un magnet attirant tout ce qui gravite autour. Il expliquait ainsi comment le biologiste français Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), contemporain de Lavoisier, avait lui aussi renversé la perspective de cette pensée, en nommant tout ce qui entoure un être vivant, le milieu – ce qui pouvait sembler paradoxal pour désigner ce qui entoure et non ce qui est au centre – mais qui en contrepied des perceptions de l’époque, prenait désormais le vivant en considération comme une force, avec l’idée nouvelle que toutes les forces interagissent entre elles sur la planète.
Inverser les perspectives
Le langage est bel et bien la pierre angulaire de nos métamorphoses en devenir : comment alors inverser les ressorts d’une communication brouillée, rompue, inappropriée et vaine quand les nouvelles lois du cyberspace annihilent la notion même de feedback ?
L’imposante installation générative de Véronique Béland (Haunted Telegraph– 2020), avec sa belle table noire de bois massif dotée de l’ampoule brevetée par Thomas Edison, est une sorte de transcodeur relié à trois ordinateurs et à une immense parabole, réceptacle de toutes les données électromagnétiques perçues dans le champ de notre agora. Le télégraphe hanté propose une interaction avec le public : assis à la table comme pour une séance de spiritisme vous posez vos mains sur deux plaques de métal et l’oracle se met en branle ; des bruits blancs tout d’abord amplifiés réinterprétés par une IA, puis transmis face à vous à une roue alphabético-numérique qui vous épelle tel un fantôme son message. L’expérience est plaisante mais laisse perplexe –tout ce système de transcodage pour « s’entendre dire » : « According to ». Elle convoque néanmoins la question récurrente : « what if ? ». Qu’en serait-il aujourd’hui si nous avions travaillé la plasticité de nos langages internes, à l’écoute des espèces que nous côtoyons à commencer par la nôtre ? Toutes ces prothèses technologiques qui ont été développées au cours du XIXe siècle, fruits de recherches fantastiques sous doute, mais sélectionnées à l’issue d’une compétition économique forcenée, de brevets parfois usurpés au sein d’une même entreprise – écartant pour ne citer qu’un exemple, les propositions de l’immigré serbe Nikola Tesla au profit de celles de son patron Edison. Qu’en serait-il si nous avions pris d’autres directions et chevauché d’autres paradigmes ?
Des datas pour l’IA
Me revient en tête, avec l’ironie cinglante d’un boomerang, la performance de Magali Desbazeille délivrée au Générateur de Gentilly dans le cadre de la biennale Nova XX : Your opinion matters 2!. L’artiste, pour qui le langage est au cœur d’une œuvre à la croisée des arts visuels, du spectacle vivant et des nouvelles technologies, incarne dans son dernier projetla question pourquoi : pourquoi TOUT est évalué, TOUT le temps, par TOUT le monde ? La quantification des données, les statistiques et l’omniprésence de l’évaluation sont la matière essentielle d’installations et de performances dans lesquelles elle confronte avec une forme d’humour qui s’impose face à l’absurde, des réflexions philosophiques telle que la quête du bonheur (Tout à fait satisfait, plutôt satisfait, pas du tout satisfait, 2016) avec des recherches empiriques mêlant l’intime et les résultats d’enquêtes sociologiques très sérieuses.
Mais les DATAS ne sont ni l’identité, ni le savoir, elles sont un bout d’information tronquée décontextualisée, telle une séquence d’ARN messager que l’on injecte dans le vortex et dont l’encodage se réplique à l’infini pour nourrir l’IA. Le logos, du grec λόγος désigne la parole, le discours écrit, et par extension, la rationalité, la logique ; il n’est ni le code, ni la data, il est à la fois le savoir et l’instinct de survie.
Explorer la SkênêDans une alcôve dissimulée par un rideau, le film de Marion Balac (Mark, 2018), réalisé en collaboration avec Carlos Carbonell, déplie dans la skênê, une version clippée dramatique et loufoque de l’odyssée du PDG de Facebook Mark Zuckerberg, depuis sa naissance jusqu’en 4200, date à laquelle il peut enfin rejoindre les divinités pour s’en faire des ami.e.s, voire les dépasser dans une ascension de l’Olympe programmée depuis sa naissance… A moins que ce ne soit depuis la quête obsessionnelle d’une estime de soi amputée par sa confrontation aux communs des mortels ? Le clip (en libre visionnage sur le site de l’artiste) est drôle, obsédant ; son esthétique visuelle ahurissante ! Le narrateur, le chœur et l’IA y chantent leurs trajectoires entrelacées autour de la singularité de Mark et d’une vision falsifiée du progrès.
« Furtur is cancelled ! » Lors d’une conférence à Zagreb, en 2014, le philosophe Mark Fisher nous annonçait une nouvelle version du No future punk proclamé en réaction des politiques d’avenir promises dans les années 1980. Un autre film de Marion Balac (Les futurs, 2020) projeté en coulisse met en relation ces trois moments de l’histoire récente. Mais que veut dire au juste cancel de l’anglais annuler, effacer : notre RDV avec le futur est-il foutu ou bien reporté ? Les dés seraient-ils vraiment jetés ?
Renverser le logos
Et si la parole confisquée (ne serait-ce qu’aux femmes) était enfin libérée ? Si une parole ré-encodée pouvait par projection nous mener vers d’autres imaginaires, comme le proposent Nariné Karslyan et Kristina Mitalaité dans La Banquette des Platonnes. Ces deux historiennes de la philosophie et de la religion ont ainsi décidé, avec la photographe et performeuse Nicole Miquel, de subvertir Le Banquet de Platon dont elles revisitent les sept discours dans une performance théâtrale féministe et burlesque, où trône au milieu de la table la tête de la philosophe PhèdrA : « Par ce geste, explique Nariné Karslyan (dans un article accordé à notre confrère Diacritik) nous voulons placer le discours au centre de la performance, car la parole est avant tout une puissance masculine et nous voulons l’ingérer pour enclencher la quête de notre propre identité philosophique, à nous Les Platonnes […] en symphonie avec PhèdrA contre le très masculin concept philosophique de l’amour dans lequel les femmes ont été piégées depuis l’Antiquité ».
« Prévenir les petites filles », alerte Véronique Hubert dans un poignant projet vidéo, Chaos Humaine (2020), mis en musique par Michel Coury et Floriane Pochon, accessible sur la cyber-plateforme de CWB ou bien ici. La lecture autobiographique de 42 textes, dont la puissance poétique s’extirpe d’une glotte encore à vif, accompagne 42 dessins, qui constituent une œuvre graphique globale de 210×210 cm, où s’opère un questionnement depuis l’enfance à partir du récit de mémoires traumatiques et initiatrices, voire parfois fondatrices d’identités queer ou féminines biaisées par les dictats – inconscients ou pas – du patriarcat sans cesse reproduits. C’est une réparation, un shoot d’oxygène, un speed ball : « Ecoute le loup, lui seul t’affranchit de toi-même par toi-même mais ne suit que toi-même, dit encore Véronique Hubert […] Le loup te demande alors de l’aider à enlever les épines qu’il a dans la patte à cause de toi. La louve se moque de lui. Le chemin te mène où va la louve. La louve : son devenir est ton bonheur de pouvoir devenir […] La noblesse de l’échec que tu refuses est l’essai saturé de ton exigence ».
Si le mouvement #Meetoo est l’événement historique planétaire qui aura permis de briser l’omerta, il nous faut désormais véhiculer d’autres mythologies collectives et enrayer les postures et les mécanismes qui tendent à reproduire les mêmes stratégies d’effacement à l’infini. Au sous-sol du CWB, les paroles qui s’échappent des 6 sculptures énigmatiques, d’Anna Raimondon (Q[ee]r codes Nouvelles frontières BXL1000, 2021) me font penser aux vestales, ces jeunes filles faisant vœux de chasteté envoyées par les familles des patriarches pour garder le feu sacré de l’empereur (sic) – même si elles en font ici, peut-être, figure de contre point – avec leurs membres blanc parfaitement moulés, leurs mains jointes ou leurs bras ouverts laissant entendre des paroles libres qui se chevauchent avec des timbres de voix et des accents venus de partout ailleurs : « Je ne suis jamais dans un espace qui est conçu spécifiquement pour moi, alors je suis toujours à la fois invisible et trop visible partout où je vais tout le temps…, dit l’une. Je me suis toujours sentie en décalage avec l’idée de féminité en Europe, poursuit une suivante… Je pense que c’est une idéologie sociale… qu’une femme âgée est invisibilisée, précisément parce qu’on considère qu’elle n’est plus une femme, elle n’a plus de statut dans l’espace public, constate une troisième. J’ai des copines qui ont une forte poitrine, c’est un enfer, ce n’est pas pour cela que je suis en transition mais je sais que ça a un impact…, intervient la quatrième. Le femme est un.e mensonge c’est juste un vêtement, c’est une folle, c’est un grain, c’est une possibilité, développe tranquillement une dernière. Elle est en devenir.
Déconstruire les mythes
Et quelle est donc cette nouvelle Pandora qu’une IA tenterait ici de reproduire, à la manière d’un Héphaïstos, dieu du feu et créateur de machines technologiques sophistiquées ? Accrochée au mur (face aux sculptures corporelles d’Anna Raimondo), la vidéo de Sabrina Ratté (Jump cut, 2021) déploie une scénographie luxueuse de couleurs diffractées par la lumière cristalline d’un bloc de polypropylène dont la pâte à chewing-gum animée s’évertue à modeler le corps sublimé d’une femme (voir notre visuel d’ouverture)… Au fil de la séquence, réalisée à partir d’une performance de Dana Gingras, dont les mouvements sont transférés à un double virtuel animé en 3D par l’artiste, le corps, considéré comme une sculpture vivante, est découpé en morceaux et déconstruit en minuscules fragments numériques pour créer « le sentiment d’une réalité corporelle altérée ». Hum ! Ne dit-on pas dans la mythologie grecque que Pandora fut la première femme humaine, façonnée avec de l’argile et de l’eau sous les injonctions de Zeus décidé à se venger des hommes pour avoir usé du feu usurpé par Prométhée ? On dit de Pandora qu’après qu’Athéna lui donna la vie et la dota d’une l’habileté manuelle pour le tissage, Aphrodite lui offrit la beauté ; elle fut ainsi dotée de tous les dons – du talent musical par Apollon, de l’art de la persuasion, de la curiosité et du mensonge par Hermès, et qu’enfin Héra lui donna la jalousie. Tous ces « talents » que l’on prête aux femmes seraient-ils hérités de cette vielle mythologie ? Ici, le corps est encore une fois découpé, disséqué de même que l’habitude fut prise de décrire l’individu femme – qu’il s’agisse de chanter ses louanges ou d’en pointer les imperfections – par la finesse de sa taille et de ses attaches, par le rebondis de sa poitrine, la longueur de ses jambes, ou la rondeur de ses fesses…, mais rarement dans son intégrité. Le film de Sabrina Ratté dure 25 minutes. 24 images par seconde d’une puissance glamour effrayante renversent cette ingénierie hallucinante, rythmées par les sons de l’impression et du découpage à l’œuvre. (2)
Les fluidités du désir
La dramaturgie du théâtre grec fait entrer les protagonistes par trois portes ; le troisième seuil n’a pas encore été franchi. Deux vidéos radicales de Cindy Coutant opèrent en dénouement : à l’étage du CWB, dans l’intimité d’un isoloir, l’installation Nina et les robots, réalisée entre 2020 et 2021, vous place face à l’origine du monde. Comme Courbet l’avait « en-visagée » et peinte. Sur un air d’opéra dégradé, le pubis respire au rythme lent d’un objet connecté ; il est en phase avec la chair artificielle et désirante, il enfle. La scène est saisissante, tandis qu’en face, sur un grand écran, des escargots (Télédesir, 2018) s’enlacent toutes antennes dressées, dans une étreinte hermaphrodite et fluide partagée à l’infini, dont l’étrange banalité vous fait envie. Face à cette vision extatique « naturaliste », je pense aux Métamorphoses d’Ovide, qui considérant l’état initial des protagonistes sont interprétées comme des dégradations punitives dans la hiérarchie des êtres et des espèces : les humains se transforment en végétaux (comme dans l’épisode mythologique des Héliades) ou en minéraux ; la seule exception notable se rencontre dans le mythe de Pygmalion, où une chose inanimée, en l’occurrence une statue, devient vivante (3). Il serait intéressant de relire Les Métamorphoses, à l’aune d’une pensée « anthropo-décentrée » et du discours de Pythagore situé au livre XV, à la fin du poème, où le philosophe affirme que « tout change, rien ne périt », « omnia mutantur, nihil interit » (XV, v. 165)… Une vision du monde mise à jour, quelques siècles plus tard par Lamarck et Lavoisier.
Mais, puisque nous ne pouvons, nous subtiliser en gastéropodes, engouffrons-nous dans les interstices du temps présent pour nous ressourcer de danses « inappropriées » au CWB, de perceptions sensorielles amplifiées au Générateur : lovons-nous dans les vortex de l’Abri Trou d’Elizabeth Saint-Jalmes et voyageons dans les paysages sonores de Myako, écoutons avec délectation les sons émis par les machines qui semblent imiter parfois la colère des dieux sous les doigts de Méryll Ampe ou les esprits rapportés de la forêt par Sigolène Valax. Explorons la Pantopie comme une « manière de penser et vivre le monde en sa pleine diversité accordant à chaque lieu, à chaque être, l’importance et la dignité auxquelles il a droit, tout en le replaçant dans un vaste réseau de correspondances spatio-temporelles, de reconnaissance mutuelle et de responsabilité commune où il prend tout son sens » (4). Nous pouvons faire tout cela et bien plus « en corps » avec les technologies sensorielles et l’intelligence inexplorées dont nous disposons… A la condition de ne jamais renoncer à la liberté de pouvoir en jouir.
(1) Cet article est à retrouver dans la revue Absys, du nom d’un langage de programmation déclarative développé en 1969 par l’université d’Aberdeen et qui constitue une version « augmentée » de la programmation semestrielle du Centre d’art, par des contributions d’artistes, de critiques, théoriciens ou chercheurs.
(2) Une grande exposition est consacrée l’œuvre de Sabrina Ratté exposée à la Gaité lyrique du 17.03 au 10.07.22
(3) Les Métamorphoses d’Ovide, entre autres sources
(4) Une référence éclairée à la Pantopie
Visuel d’ouverture : Jump cut – 2021, vidéo de Sabrina Ratté. Détail photo d’écran ©Orevo / Un article de Véronique Godé.
Contact> Biennale Nova -XX Pantopie & métastabilité : du 08 décembre 2021 au 13 février 2022. Centre Wallonie Bruxelles, 127-129 rue Saint-Martin – 75004 Paris. Entrée libre.
Commissariat de la biennale Nova XX : Stéphanie Pécourt, directrice du Centre Wallonie Bruxelles avec les commissaires invité.e.s pour l’exposition Collective, Marie du Chastel, Dominique Moulon, Alain Thibaut, Evelyne Deret pour le prix Art collector et Sara Anedda pour la programmation en ligne du CWB. Commissaires associé.e.s aux lieux artistiques partenaires : Lafayette Anticipations (Etienne Blanchot), Le Générateur (Anne Dreyfus, Gilles Alvarez).
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