Corps repliés ou meurtris, matières pauvres, cris de révolte… Voilà ce que nous réserve The House of Dust (La maison de poussière), nouvelle exposition du MAMC+ Saint-Etienne Métropole qui prend le parti de mettre un coup de projecteur sur les artistes femmes de la collection du musée. De quoi penser que s’il existe quelque chose comme un female gaze (regard féminin), celui-ci est plus alarmant que réjouissant, constitué de désillusions, d’épreuves et d’une critique sociale acerbe. Réjouissante, en revanche, l’exposition l’est assurément, véritable caisse de résonance d’un engagement du lieu d’art pour plus d’équité et de valorisation d’artistes dont les œuvres ont trop longtemps été reléguées au fond des stocks. The House of Dust témoigne d’une condition sociale – être femme et artiste – loin d’être évidente. Et trahit une histoire de l’art pas seulement glorieuse. En filigrane, une question : peut-on réparer des siècles de discrimination ? Si oui, comment ?
The House of Dust est le résultat d’une fouille quasi archéologique du MAMC+ dans ses collections pour déceler la trace d’œuvres… faites par des femmes. On exagère à peine. L’alarme est tirée par Alexandre Quoi, commissaire de l’exposition et responsable scientifique du centre d’art. « Actuellement, la création féminine ne représente que 4% des 20 000 œuvres de la collection, qui comporte surtout des œuvres d’artistes hommes occidentaux », souligne-t-il. Les femmes, on a plus l’habitude de les voir représentées nues aux cimaises des musées que comme auteures de chef-d’œuvre. Ce que dénonce une vraie fausse pancarte militante des Guerrilla Girls à laquelle on se confronte dès les premiers pas dans l’exposition.
L’accrochage rassemble une quarantaine d’artistes de toutes nationalités pour plus de 130 œuvres, réalisées entre 1960 et 2020 : peintures, installations, dessins, vidéos, captations de performances… Parmi ces femmes extirpées des réserves et autres sorts d’invisibilisation, on retrouve Marina Abramovic surnommée la « grand-mère de la performance », Marinette Cueco qui est l’une des pionnières de l’art écologique, ou encore des figures mondialement reconnues comme la photographe américaine Nan Goldin. Le titre de l’exposition est lui-même repris d’une installation multimédia d’Alison Knowles – The House of Dust (1967-2018) – qui a cofondé le mouvement Fluxus.
Ce sont des artistes qui prouvent que les femmes ne sont pas en reste. Mais ont-elles justement quelque chose à prouver ? Pour Linda Nochlin, célèbre historienne de l’art féministe, la seule démonstration qui vaille est celle donnant à voir comme problème majeur le fait que l’histoire de l’art ait été écrite, et continue largement de l’être, par des hommes. Avec tous les biais que cela implique.
« The House of Dust désire s’inscrire en écho avec les mouvements sociaux qui agitent nos sociétés. L’accès difficile mais progressif vers la parité, l’égalité des genres. Ce contexte interroge tous les professionnels de l’art », expose Alexandre Quoi. Mais la démarche n’est-elle pas maladroite ou même contre-productive ? Ne revient-elle pas à assimiler la « création féminine » à un sous-genre, et essentialiser les femmes et leurs imaginaires ?
En juin 2021, le Quotidien de l’art titrait Faut-il (encore) des expositons 100% « artistes femmes » ? sous la plume collective des journalistes Roxana Azimi, Magali Lesauvage et Marine Vazzoler. La réponse du MAMC+ est « oui ». Il aurait pu être préférable de présenter les œuvres dans le contexte d’une exposition qui s’intéresse à leurs qualités intrinsèques, pas seulement au fait qu’elles soient le produit du « deuxième sexe ». Il y en a qui, comme Annette Messager présentée dans la partie explorant le thème du langage, s’opposent à ce qu’on les amalgame à un art féministe ou féminin. Alors pourquoi cette prise de position du MAMC+ en 2022 ? A une époque où elle pourrait sembler, au mieux, tardive, et au pire, rétrograde.
Pour Alexandre Quoi (auquel d’aucuns ne manqueront pas de faire remarquer sa position d’homme), elle est réfléchie, pesée et assumée. C’est une démarche d’honnêteté et de transparence : reconnaître son tort, son retard, et surtout le rendre public. Comme une manière de tirer le rideau sur des décennies d’oubli et de disqualification des femmes. Reconnaître une faute est le premier pas vers la réparation, dira-t-on.
Pour le MAMC+, travailler depuis les collections existantes revient à travailler sur les archives et la mémoire. Qu’elles ne soient pas laissées à l’état de stock dormant. Mais qu’à partir du présent, ses problématiques et revendications sociales, elles soient reconsidérées. Et qu’on cherche à produire du sens, un propos, donc à agir sur la mémoire qu’on laissera aux générations suivantes.
Si rien – aucun thème, médium ou style – ne justifie de rapprocher les artistes de l’exposition entre elles, il n’empêche que la mise en voisinage de leurs travaux semble raconter une histoire commune, tout aussi partielle, située et subjective soit-elle, et ceci par des voies souterraines. En effet, le parcours donne l’impression de voir, de sentir s’ébaucher un mouvement, non linéaire, long et laborieux, qui conduirait d’un inconscient à la conscience collective d’être femmes.
Œuvre troublante tirant vers l’abstrait, Untitled #234 (1987-1991) de Cindy Sherman en permet une traversée en diagonale, lacunaire mais significative. Parmi des artistes femmes habitées, parfois hantées par leur condition. Cette condition qu’elles apprennent à endosser, bon gré mal gré, pour paradoxalement mieux s’en défaire. Revendiquer le droit universel à être, par-delà toute catégorie de genre.
On connaît la Cindy Sherman décalée, provocante, à l’ironie jubilatoire et accablante. Dans ses autoportraits photographiques, elle multiplie les rôles de composition : bourgeoise pète-sec, effigie d’une toile façon Renaissance, influenceuse, posthumaine au corps dématérialisé… Des satires sociales vernies d’une esthétique pop qu’elle a brillamment transposées dans le monde joyeusement cauchemardesque des réseaux sociaux, par l’entremise de son compte Instagram créé en 2016.
La voici ténébreuse, presque funeste. On pourrait aussi dire gothique car toujours pop. Diseuse d’oracles sur la vie, la mort et le (non)sens de l’existence, avec des codes visuels toujours si impactants. Sur un mur du MAMC+, Untitled #234, tirage monstrueux par sa taille et son sujet, propose un gros plan sur une matière d’apparence organique, sanguinolente, vivante mais peut-être d’une vie en décomposition, vivifiée par la vermine. Le grotesque et la dérision de ses travaux les plus connus laissent le pas à l’abject, au trash, au macabre. Après tout, que trouve-t-on derrière les visages, le maquillage, les postures… de nos mises en scène mondaines ? Le masque sous tous les masques : le crâne du mort. Impossible de savoir ce qui est réellement photographié : on ne peut que faire des suppositions. Certains y projettent l’image d’une viande avariée ou un organisme vu de l’intérieur, de viscères.
Ce sont les autres œuvres mises en dialogue avec elle, dans la même pièce, qui rendent cette photographie de Cindy Sherman particulièrement évocatrice. Toutes abordent le corps. Et toutes abordent des corps décomposés ou agonisants. De Kiki Smith (Sans titre, 2010) qui dessine sobrement une femme dans un cercueil sur un papier froissé rappelant la peau se flétrissant avec l’âge, à Magdalena Abakanowicz (Figures dorsales, 1981) et ses sculptures en toile de jute à forme humaine, courbées, repliées sur elles-mêmes. Sans visage, creuses comme des coquilles vides, réduites à presque rien. Anéanties ?
Dans un registre similaire : Nan Goldin et son portrait de Cookie, figure fascinante qu’elle photographia très souvent jusqu’à sa jeune mort. Ici, elle est mise en abîme dans une photo de son fils prise au même endroit qu’elle après sa disparition, mettant le doigt sur la fragilité de l‘existence qui fait qu’un jour on peut être belle à faire tourner les têtes, et le lendemain n’être plus.
On voit surgir avec The House of Dust des gestes et motifs qui reviennent, insistants. Telles les figures prostrées, organismes à vif, atrophiés et les memento mori actualisés. La clé pourrait se trouver dans Le Palace (1980) de Tania Mouraud. Équivoque, le cliché immortalise l’esprit de liesse, l’euphorie qui régnait dans le club parisien emblématique de la communauté LGBT+. L’extase des corps ivres se mélangeant. Dans le même temps, les flous et les noirs profonds anonymisent les personnes, les font paraître comme des spectres. Un mauvais présage qui préfigure la catastrophe de l’épidémie de VIH. Épidémie dont les hommes seront les premières victimes, mais dont la société de l’époque fera les coupables, ainsi punis, en tant que non-hommes, hommes ratés… Leur homosexualité, déviation de la norme masculine, fera obstacle à la réactivité des pouvoirs publics pour endiguer la maladie. Situations de négligence que les femmes ont régulièrement à affronter, comme on le voit avec la difficile prise en compte de pathologies majoritairement féminines comme l’endométriose, mais aussi des violences sexistes et sexuelles.
Toutes ces œuvres transmettent le sentiment d’une proximité de la mort. Comme si le regard des artistes avait intégré le sentiment d’une menace constante, d’une atteinte virtuelle à leur vie. De fait, les femmes sont plus exposées à un risque de mort violente ou précoce, mais aussi de mort sociale. Rien que le fait de vieillir pour une femme signifie bien souvent être condamnée à s’effacer de l’espace public, ne plus valoir aux yeux des autres. Et le fait d’être artistes les expose encore plus à une vie en marge, rejetée, répudiée.
De nombreuses artistes rendent ainsi apparentes leurs conditions matérielles d’existence et de création. La rupture avec le rôle assigné de muses, fétichisées, est consommée. Sans ambiguïté, les femmes se positionnent en artistes. On dira même en travailleuses de l’art*.
Les matériaux utilisés ne cessent de représenter ou témoigner de la précarité, matérielle ou symbolique, qu’elles vivent. Les statues anxiogènes de Magdalena Abakanowicz, parties de son cycle des Altérations, sont confectionnées avec le tissu typique des sacs de pommes de terre, brut et dégradable. De son côté, Sari Dienes, artiste états-unienne, qui s’est engagée au mitan de sa carrière dans la lutte féministe pour une meilleure reconnaissance des artistes femmes par les galeries et musées, se sert de bouteilles vides et autres objets glanés dans les rues ne lui coûtant rien pour concevoir ses sculptures, comme Bottle Boogie (1956) assemblage de flacons et d’un miroir encastré. De même qu’on retrouvera chez Jackie Winsor une prédominance de matières naturelles et une approche revendiquée du « fait main ». Dorothy Iannone, elle, se tourne vers des médiums démocratiques, à la portée de tous : dessins au feutre, fanzines… Des médiums que d’aucuns jugeront pauvres, vulgaires, qui ne devraient pas avoir droit de figurer dans les musées.
S’affirment tout au long de l’exposition, non pas linéairement, mais de façon sporadique, par secousses… des moments et mouvements de révolte. Le body art chez Gina Pane peut se lire de cette façon : œuvrer depuis son propre corps, quand l’accès au reste est si compliqué, qu’on est privé, écarté de tout, et que c’est ce même corps qui pose problème. Par des performances très endurantes physiquement, comme lorsqu’elle porte des bouts de bois de 30 kg pour reconstituer le chemin entre deux villages, Gina Pane surpasse les capacités de son corps pour en faire un matériau plastique en même temps qu’elle le renforce, l’entraîne à réagir et ne plus se laisser abuser.
Récemment, le MAMC+ a fait l’acquisition de plusieurs travaux des Guerrilla Girls qu’on retrouve exposées ici. Le collectif d’artistes, masquées lors de leurs apparitions publiques, a la particularité de dénoncer avec véhémence le racisme et le sexisme dans le milieu artistique, chiffres à l’appui. Pour ce faire, elles mobilisent les outils choc de l’activisme politique (slogans, happening), qu’elles ne dissocient pas de leurs actions. Clouent aux murs des chartes éthiques pour les musées, des données ressorties d’études en sciences sociales, des fausses affiches de films d’horreur sur lesquelles un monstre menace les hommes qui ne feront pas de place aux femmes… « Il est intéressant de constater que ces œuvres entrent aujourd’hui au musée. Il y a une sorte de normalité grandissante à voir les lieux d’art assumer des discours critiques à leur encontre », conclut Alexandre Quoi.
Ce titre, la Maison de poussière, se voudrait donc annonciateur de l’effondrement de l’ancien modèle. Un appel à construire sur les ruines du patriarcat, dont les effets se font déjà sentir mais restent encore vulnérables aux gros coups de vent.
*Aujourd’hui, on dit travailleur·ses de l’art, 369 editions, texte de Julia Burtin Zortea et dessins de Louise Drul, 2022.
Contact> The House of Dust (La maison de poussière), jusqu’au 10 avril 2023 au MAMC+ Saint-Etienne Métropole.
Image d’ouverture> Vue de The House of Dust au MAMC+, au premier plan une pièce de Magdalena Abakanowicz. ©Photo Manon Schaefle