« Quand je vois les pièces que je dois produire, car je pense que c’est de l’ordre de la vision, il n’y a aucune discussion, ni sur la forme, ni sur le fond », explique Myriam Mechita. Passant de la feuille au volume, du bronze à la céramique, de la vidéo à la création sonore ou encore à l’écriture, la plasticienne française, installée depuis une douzaine d’années à Berlin, analyse sa pratique comme « une sorte de constellation d’éléments » complémentaires se développant selon différents axes autour du dessin, son cœur originel. Jusqu’au 6 avril, le Transpalette, à Bourges, offre l’occasion de plonger dans son univers singulier, tout aussi minimal qu’ultra réaliste et figuratif. Pas moins de 200 œuvres sont pour l’occasion rassemblées dans le cadre de l’exposition Je cherche des diamants dans la boue, placée sous le commissariat de Julie Crenn.
« Je pleure sur ce monde qui sombre et qui s’engouffre. Il y a de la terre retournée, de la terre retournée partout, et je ne trouve rien. Je prends cette terre dans ma bouche et je regarde ce vide. Et je pleure, il n’y a plus rien. Le monde s’écrase et je sombre avec lui. Je reprends, je reprends à l’envers, je suis un seul monde qui traverse, je suis celle qui traverse. (…) J’attends que mon histoire recommence, à l’envers sans doute. Les sentiers sont ouverts et je m’y engouffre. (…) Je plonge, et je ne remonte pas souvent. (…) J’avance vers l’infini, vers ce vertige ultime. (…) Et je plonge. Je trouve les diamants dans la boue, et je vois ce monde merveilleux. » La voix de Myriam Mechita résonne dans l’espace d’exposition, accompagnée d’une composition du musicien et DJ Leonard de Leonard. Une œuvre sonore conçue pour « donner corps et une autre dimension aux pièces présentées », précise l’artiste. « Je n’avais pas envie que tout reste dans le visuel. J’avais envie que ça “rentre”. Avec Leonard de Leonard, nous avons œuvré en binôme, comme si je travaillais une sculpture ; lui étant maître de ses outils et moi lui demandant de tailler. »
Sur les murs peints en rouge du rez-de-chaussée du Transpalette, une vingtaine de dessins grand format, tous en noir et blanc et maintenus par des baguettes de bois, accrochent le regard. Plusieurs mettent en exergue le corps d’une contorsionniste, d’autres des visages, des bustes, parfois sans tête ou en partis masqués d’un trait appuyé ; un chien, aussi, que l’artiste définit comme un alter ego onirique, au même titre que la figure de l’oiseau. A l’arrière-plan, d’autres motifs évoquent des œuvres signées, pêle-mêle, Joan Mitchell, Barbara Kruger, Carolee Schneemann, Julie Mehretu, Kiki Smith ou encore Adrian Piper, pour ne citer qu’elles. Autant de femmes artistes « issues d’une mythologie personnelle », analyse Julie Crenn, commissaire de l’exposition. « L’histoire qui m’accompagne le plus est celle de l’art et plus particulièrement dans son féminisme, précise Myriam Mechita. Je ne mets pas ma propre histoire en avant. » Quant au choix du noir et blanc, il est motivé par la radicalité, la simplicité qui lui sont intrinsèques. « Chaque dessin est une histoire ou une phrase graphique, reprend la plasticienne. La série est venue d’un désir simple : je voulais rentrer dans les dessins. C’est le format le plus confortable pour moi. Je m’assieds dedans. C’est éprouvant de dessiner petit. Ils ont été accompagnés par des séances d’hypnotisme qui m’ont permis de faire le “ménage” et d’évacuer des images récurrentes. » Pour Myriam Mechita, le dessin est un moment d’introspection, une incursion dans son monde intérieur. Central dans sa pratique – « C’est ce qui permet de mettre la pensée en action. » –, il l’accompagne depuis son plus jeune âge. C’est enfant, également, qu’elle prend conscience de son destin d’artiste : « C’était vers l’âge de cinq-six ans, lors d’un rendez-vous chez le dentiste », se souvient-elle en souriant. Au mur du cabinet, est accroché un calendrier illustré d’une reproduction du Martyre des saints Cosme et Damien de Fra Angelico (1395-1455). Traversées d’émotions diverses, allant de la crainte à la fascination, en passant par la curiosité, la petite fille n’en saisit pas moins la force et le pouvoir de l’art et de son intemporalité. Le cheminement à venir ne sera pourtant pas des plus faciles.
Née en juin 1974 en Alsace, d’un père ayant émigré d’Algérie et d’une mère française, Myriam Mechita grandit dans une famille qu’elle qualifie de « pauvre ». « Pour ma famille, naître fille est déjà une erreur. Cela a créé des tensions dès le départ, avec une liste de privations et d’interdictions. (…) A l’école primaire, les enfants étaient obligés d’avoir des cours de religion. Or je n’étais pas baptisée. Donc je me suis retrouvée seule dans une salle à lire des livres pendant que les autres allaient en cours. J’avais le droit de demander ce que je voulais, en l’occurrence des livres d’histoire de l’art.* » Autre souvenir marquant : celui d’avoir demandé à l’adulte chargé de veiller sur elle durant ces temps de lecture s’il pouvait également lui amener les livres concernant les femmes artistes, quasi absentes des ouvrages qu’elle consultait alors… Adolescente, sa motivation ne faiblit pas et elle s’engage résolument, dès la fin du lycée, sur la voie artistique. Enchaînant les petits boulots afin de subvenir à ses besoins et de financer ses études, elle sort diplômée de l’Ecole supérieure des arts décoratifs de Strasbourg à la fin des années 1990 et obtient l’agrégation d’arts plastiques en 2003 à l’Université Marc-Bloch, où elle fréquente par ailleurs assidûment le département d’ethnologie – un intérêt qui motivera notamment un voyage à la rencontre des indiens d’Amérique du Nord.
Un séjour de plusieurs mois en résidence à New York, en 2011, marque un tournant dans son travail comme dans sa vie personnelle. « Je me suis rendu compte que je n’étais pas là uniquement pour des raisons professionnelles. » L’artiste cherche des réponses à un questionnement qui lui échappe encore, à un besoin pressant de « prendre du recul ». C’est une liseuse de cartes qui la mettra sur la voie, lui faisant prendre conscience qu’elle ne peut « voir » et rêver que ce qu’elle est. « Tout m’apparaissait alors comme un flot d’images un peu floues, rouges et insistantes. » Les coucher sur le papier devient une manière de les évacuer de son esprit. Du fruit de cette expérience, qui sera suivie d’autres conversations avec des voyantes, à Paris et à Lisbonne, va naître la série Tu vas comprendre (2015-2019), présentée au second étage du Transpalette. Un ensemble de dessins au crayon et à l’encre, alliant le noir au rouge inactinique, dans lesquels s’entremêlent des références autobiographiques, ethnologiques, cinématographiques, liées à l’actualité ou encore à l’histoire de l’art. Des paysages, de forêt ou de rue, beaucoup de visages, des morceaux de corps et, toujours, ces figures récurrentes du chien, ou de la contorsionniste, métaphore de l’artiste elle-même et de l’homme en général, se tordant dans tous les sens dans l’espoir de trouver la « bonne » façon d’être au monde. Au sol, une sculpture représentant la silhouette stylisée, et parsemée d’étoiles, d’un cheval repose sur un lit de peinture pailletée. A happy life est une œuvre que Myriam Mechita avait présentée comme travail de fin d’année aux Arts déco de Strasbourg, en 1996. C’est parce qu’elle lui avait valu des remarques négatives – dont : « Vous n’arriverez jamais à rien, mademoiselle ! » – que l’artiste l’a conservée et prend un malin plaisir à l’inclure dans le parcours conçu pour le Transpalette. « C’était important pour moi qu’elle soit là, elle fait partie du tout qu’est ma pratique et son développement. »
A l’étage du dessous, une autre série, 1001 faces of love (2018-2019), se déploie à hauteur d’yeux sur les murs noirs. Elle se compose de dizaines d’assiettes en céramique émaillée, arborant chacune le portrait d’un proche – celui de son fils aujourd’hui âgé de 12 ans apparaît plusieurs fois – ou de personnes croisées au hasard d’une balade, dans le bus, ou simplement repérées en navigant sur le Net. Découvert au milieu des années 2000 à la faveur d’une invitation lancée par David Caméo, le directeur d’alors de la Manufacture de Sèvres – où elle effectue plusieurs temps de résidence entre 2006 et 2011 –, le travail de la céramique éveille chez Myriam Mechita une « tendresse » particulière et fait partie intégrante de l’évolution de son œuvre comme de sa réflexion. Dans l’exposition présentée au Transpalette, la terre est un élément central, au sens littéral puisque plusieurs mètres cubes de cette matière brute ont été déversés de manière à dessiner un long îlot au cœur de la grande salle du rez-de-chaussée. En émergent ici et là des visages, encore, un pied, une tête de chien, un oiseau, mais aussi des palettes colorées, des pots et vases aux formes et motifs anthropomorphes, etc. « J’ai pensé l’ensemble comme une sorte de territoire, explique l’artiste. Les éléments sont disposés comme une archéologie figée. Le texte aussi parle de la terre. J’aime l’idée que les céramiques qui sont jolies, travaillées, viennent de cette même terre brute que celle jonchant le sol. »
« Matière immatérielle, la boue est aussi chez elle un espace symbolique qui englobe les violences de nos existences passées et présentes, écrit pour sa part Julie Crenn. Par les dessins, les céramiques, les sculptures, Myriam Mechita donne corps à ces violences. (…) Des émotions à la fois paradoxales et complémentaires nous envahissent. (…) De la terre, à la mine de graphite, du bronze, du verre, les matériaux proviennent de la terre, ils sont liés à des énergies, des propriétés physiques et chimiques, des légendes, des mythes, des récits que l’artiste mêle aux siens, aux nôtres. Elle dessine ou sculpte des corps, humains ou animaux, fragmentés, amputés, violentés. (…) Les corps, monstrueusement magnifiques, sont les réceptacles de nos histoires, de nos héritages visibles et invisibles. » Puissante, tour à tour captivante et inquiétante, l’œuvre de Myriam Mechita a la faculté de convoquer immanquablement l’imaginaire, de s’immiscer, aussi, dans l’intimité du regardeur, jusqu’à mettre au jour des souvenirs enfouis. Et lorsque d’aucuns l’interrogent sur la noirceur et la dureté, parfois ressenties, du propos, Myriam Mechita fait simplement part de son constat d’un monde ainsi fait. Ce qui ne l’empêche pas de vivre « avec bonheur » tout ce qui peut l’être. Mais sans jamais se départir d’un besoin vital de se maintenir dans une forme d’« intranquillité ». La récurrence de certaines figures, motifs et gestes, qu’elle n’hésite pas à qualifier d’« obsessions », venant nourrir de manière cyclique le jeu d’équilibre et de mise en tension permanente qui caractérise sa pratique. « Je ne suis pas une artiste conceptuelle. Mon travail, c’est ce que je suis, précise-t-elle. J’ai l’impression de travailler à une sorte de pièce qui n’a pas de fin. Tous les dessins, sculptures, pièces sonores, vidéos sont une seule et même installation, rien n’est autonome. C’est un corps éclaté en mille morceaux. »
Du titre de l’exposition, Je cherche des diamants dans la boue, la plasticienne dit encore qu’il pourrait très exactement « résumer » sa vie : « Dans cette masse informe, obscure qu’est la vie, je trouve parfois des éclats », glisse-t-elle. Une façon des plus poétiques de croire au pouvoir qu’a la beauté de sauver le monde. « J’ai pris le parti de rester naïve ; je reste la gamine qui vivait en cité et qui espérait que, peut-être, Fra Angelico pourrait la sauver pour l’éternité. Ce qui s’est passé ! Et je reste persuadée que cette naïveté-là doit guider tout le reste.* »
* Extraits d’un entretien, à visionner ci-dessous, conduit en 2017 par Julie Crenn et Pascal Lièvre dans le cadre de leur série Herstory, consacrée aux femmes artistes et, notamment, aux difficultés allant de pair avec leur genre. Elle réunit les témoignages de 33 femmes et de neuf hommes à consulter sur le site Archivesherstory.com.