Un drapeau flotte au-dessus de La Gaîté lyrique. Des pirates de l’air auraient-ils pris les commandes ? « All right good night » affiche l’étendard (1). Avec ces quelques mots, les derniers prononcés par le commandant de bord du vol MH370 de la Malaysian Airlines disparu le 8 mars 2014, le ton est donné. L’exposition Aéroports/Ville-Monde est un parcours à la fois attrayant, amusant, grave et critique. Son commissaire, Franck Bauchard, a invité plasticiens, designers, architectes, musiciens, roboticiens et auteurs à transformer l’institution parisienne en un terminal aéroportuaire et artistique. Attachez vos ceintures. L’avion va décoller !
En prenant la tête de La Panacée en 2013, Franck Bauchard a imposé un style sans équivalent dans l’Hexagone. Vous avez un message, Conversations électriques, Dernières nouvelles de l’éther, Global Snapshot Résonances magnétiques… comptent parmi les événements qui ont été à l’affiche du centre d’art montpelliérain et ont permis à l’ancien directeur de La Panacée d’affiner ce que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de « méthode Bauchard » ! Directeur du Techne Institute et de l’Arts Management Program de l’Université de Buffalo, depuis janvier 2016, il poursuit parallèlement à ces activités américaines son travail de commissaire d’exposition en Europe et signe actuellement à La Gaîté lyrique, à Paris, Aéroports/Ville-Monde, une version rejouée de Terminal P, présentée à Montpellier l’été dernier. Pour l’occasion, cet homme pressé s’est amusé de nos questions. Entre deux vols. Evidemment.
ArtsHebdoMédias. – Parlez-nous de la « méthode Bauchard » ?
Franck Bauchard. – Mon approche de l’exposition est un point de rencontre entre ma conception des technologies comme des environnements ou des milieux, mon expérience de la pratique théâtrale qui m’ont amené à me poser la question du spectateur et mes recherches sur les mutations de l’écrit. La technique de la sonde mis au point à la Chartreuse a été réinvestie dans le contexte de l’exposition. L’exposition est une exploration ouverte de nos environnements technologiques. Dans cette perspective, je cherche à faire de l’exposition une métaphore des milieux explorés, que cela soit l’aéroport, l’éther ou la conversation. Il me semble également important de travailler sur des formats nouveaux qui engagent de manière différente le visiteur au sein de l’exposition. C’est moins l’interaction que je recherche entre le public et les œuvres que des modalités de participation à travers lesquelles le visiteur est amené à agir. C’est ma manière de retranscrire dans un autre contexte la question des nouveaux rapports entre le texte et le lecteur. La question des mutations contemporaines est centrale dans cette approche même si elle n’est pas exclusive. Prendre la mesure d’une mutation, c’est recréer à chaque fois une perspective historique. J’ai ainsi exploré l’électromagnétisme à travers la notion d’éther, ou les modalités de conversations électroniques à travers l’histoire du téléphone et de la conversation. On retrouve donc dans toute ces expositions une dimension historique qui s’appuie notamment sur les avant-gardes et les artistes des années 1960, deux époques privilégiées où s’est rejoué la relation art et technologie. La pièce la plus ancienne que j’ai exposée était signée László Moholy-Nagy et date de 1922 – Telephone paintings – et les plus récentes sont toujours celles produites dans le cadre de l’exposition. A La Panacée, nous avons produits des dizaines d’œuvres d’artistes issus de l’art contemporain, du théâtre, du cinéma, de l’écriture.… Un centre d’art se doit toujours de participer à la vitalité de la scène artistique, à son renouvellement et à l’émergence de questions nouvelles. C’est ce que je me suis astreint à faire à Montpellier et que je prolonge à La Gaîté.
En passant par Buffalo…
En effet ! Depuis janvier 2016, je dirige le Techne Institute aux Etats-Unis dont la mission est centrée sur les arts et les technologies émergentes et qui vise à créer des formes de projets interdisciplinaires entre arts, sciences et technologies. C’est passionnant de diriger une structure dont la règle du jeu est l’interdisciplinarité. Chaque projet met en jeu des configurations interdisciplinaires différentes. L’Institut programme des résidences, des colloques, mais aussi crée des expositions et des événements performatifs dans un contexte où l’expérimentation et la prise de risque est mieux acceptée qu’en France. L’an dernier, nous avons organisé dans le contexte des élections présidentielles américaines un événement consacré à la relation entre la démocratie et les réseaux sociaux en partant de l’idée que les technologies pouvaient transformer jusqu’à l’infrastructure même de la démocratie. La première partie de l’évènement s’est déroulée pendant la nuit électorale à travers des œuvres ou des interventions qui utilisaient en temps réel l’actualité des médias sociaux. Vivre l’élection de Trump à travers un projet artistique a été un moment difficile et puissant. Cette question du lien entre technologie et politique, engagée de manière très frappante dans les années 1960 par la cybernétique, revient aujourd’hui sur le devant de la scène. Alors que les réseaux sociaux deviennent de véritables infrastructures de la société, de nouvelles pratiques influent sur nos perceptions, structurent notre imagination, polarisent nos jugements au point de dissoudre l’idée d’une réalité communément partagée. Elles animent un espace cybernétique chaotique où les informations agissent et réagissent dans un système écologique complexe et volatile. C’est ce que nous venons d’explorer à la Gaité lyrique dans le cadre d’une collaboration avec l’Institut Techne avec l’évènement L’Election Parfaite entre le 3 et le 6 mai. L’idée de perfection renvoie à l’idée qu’il s’agit aussi d’un environnement manipulable dans lequel des stratégies inédites sont poursuivies.
Revenons sur votre approche des technologies.
Je souhaite rompre avec la vision instrumentale des technologies pour les envisager comme des environnements. Les technologies sont des médias encore plus que des outils. Ce qui importe, ce sont les effets qu’elles produisent : par exemple, sur nos manière de penser, d’écrire nos relations avec les autres, notre rapport au temps et à l’espace. Nous sommes dans une époque de transformations anthropologiques qui nous conduit à réinterroger et à réévaluer les liens entre l’homme et les techniques. Je souhaite aujourd’hui prolonger cette recherche sur la manière dont les milieux technologiques, énergétiques et naturels s’imbriquent dans nos sociétés ou la manière dont des savoirs anciens questionnent notre rapport à la science et à la technologie. J’ai ainsi, par exemple, dernièrement créé une rencontre entre les artistes allemands Nora Al-Badri et Jan Nelles, un des principaux théoriciens des visual studies, WJT Mitchell, et Danys Gayton, un indien Lakota, autour de l’idée de « Décoloniser le dinosaure ». Ce type de rencontre, peu fréquente dans l’Université américaine, faisait se croiser de manière féconde le dinosaure comme construction iconique du capitalisme et comme objet d’un savoir mythique qui rejoint des découvertes scientifiques.
Mais une exposition n’est pas seulement une réflexion. C’est aussi une mise en scène, en espace, un format…
De ce point de vue, mon expérience du théâtre m’a particulièrement aidé. Quand j’étais directeur artistique de La chartreuse, j’ai engagé dans le cadre du dispositif d’expérimentation collective Les Sondes, un ensemble de recherches sur la relation entre la scène et différents environnements technologiques, de l’Internet à la robotique, en passant par la réalité virtuelle et les médias. Ces recherches ont attiré mon attention sur la manière dont on construit des formats pour des projets. Transposées sur le terrain de l’exposition, elles m’ont amené à concevoir par exemple des expositions évolutives, qui possèdent une temporalité propre et se modifient au fil du temps. Les plus caractéristiques furent certainement Conversations électriques et Global Snapshot (2). Dans cette dernière, le format se situait à l’intersection de l’exposition, du festival et de l’émission radio. L’événement portait sur la relation entre l’information et différents types de dispositifs technologiques. Les artistes invités y ont exploré à la fois de nouvelles formes d’investigation et divers médias dans le but de percevoir et de raconter autrement le monde. L’exposition faisait l’objet d’une réécriture radiophonique quotidienne, animée et diffusée par des étudiants d’une école de journalisme encadrés par des professionnels de RFI. Puis, ces matériaux ont donné lieu à une nouvelle réécriture sous forme d’une émission sur RFI. Rétrospectivement, on peut dire que ce projet, mené à bien en 2015, a anticipé certaines mutations du journalisme. Citons notamment l’introduction de la réalité virtuelle, comme sur le site du New York Times, par exemple, ou l’utilisation d’applications comme Périscope. Toujours, les artistes anticipent les nouveaux usages, les nouvelles manières d’être au monde. Ils sont aux avant-postes de notre société. Autre grande caractéristique de mes expositions : elles sont connectées. L’idée sous-jacente est de mettre en lien l’espace d’exposition avec des événements en temps réel qui se déroulent à l’extérieur. C’est ce qui se passe ici, par exemple, avec Seelonce Feenee d’Eli Commins (notre photo d’ouverture) qui met en relation le visiteur de la Gaîté avec l’aéroport de Los Angeles, le plus connecté des Etats-Unis. L’œuvre met en scène l’interactivité des réseaux sociaux pour assembler des images de voyageurs perdus et de connexions manquées. Les données utilisées sont captées en direct et l’installation se transforme au rythme des contributions. J’aime beaucoup établir ce rapport intérieur/extérieur, c’est-à-dire un moment où l’exposition sort de son espace pour investir le monde réel. Tout ceci forme peut-être une approche spécifique de l’exposition que vous appelez la « méthode Bauchard » !
Chacune de vos expositions développe un propos unique sur un sujet non rebattu par le monde de l’art contemporain. Une gageure. D’où viennent toutes ces idées ?
Les expérimentations hors normes et très poussées des Sondes ont été centrales dans la manière de construire des projets. Ce ne sont pas les technologies pour elles-mêmes qui m’ont le plus intéressé, mais la manière dont les déplacements des cadres habituels recrée de l’énergie intellectuelle, sociale, artistique. Je suis traversé par plein d’idées et d’images, mais la question est de les transformer en projet qui s’appuie sur une nécessité. Ce qui fait la force d’un projet, c’est toujours en définitif la manière dont il s’inscrit dans un contexte, dans un lieu, des énergies politiques. L’idée, par exemple, de l’exposition inaugurale de La Panacée, Conversations électriques, visait à déjouer l’attente un peu lourde du chef-d’œuvre de l’art contemporain pour déplacer la question autour des relations qu’un public pouvait entretenir avec un lieu sous le mode de la conversation. L’exposition redéfinissait le centre d’art comme un espace de conversation. Le public a été surpris par le format de cette exposition, qui a réuni 70 000 visiteurs qui pouvaient y faire de la radio, raconter leurs rêves, chanter, être filmés, faire un parcours dans la ville autour de la flore… Une forme d’énergie sociale devenait le contenu de cette exposition. Déplacer les codes, recréer de la surprise autour de l’art, c’est à chaque fois susciter du vivant et du collectif. Quand je développe un thème, j’aime le faire jouer dans son contexte qui devient en quelque sorte une partition. Pour l’exposition sur la relation entre la pensée médicale et la machine, Anatomie de l’automate, nous avons par exemple à la fois présentés des pièces de la collection de l’Université de médecine à La Panacée – ancien collège royal de médecine, par ailleurs – tandis que des artistes investissaient le Conservatoire de médecine. De même pour Terminal P : le lieu d’art était transformé en aéroport, alors que des artistes étaient exposés à l’aéroport. Une exposition peut s’insérer dans une topologie sociale où elle met en regard des questionnements réciproques. Elle se développe moins sur le mode du point de vue que sur la mise en tension et la circulation du regard qui recrée de l’énergie perceptive et intellectuelle.
Parlez-nous justement d’« Aéroports/Ville-Monde ».
Aéroports/Ville-Monde est une étape importante pour moi, car elle instaure une relation immersive à l’exposition centrée sur l’expérience sensorielle et cognitive du visiteur, sans pour autant passer par la technologie de la réalité virtuelle. La Gaîté souhaite créer des formats de manifestation originaux, complémentaires de ce qui peut se faire ailleurs. Ici, par exemple, l’aéroport est à la fois la référence à partir de laquelle travaillent les artistes et l’environnement dans lequel le visiteur entre. J’aime beaucoup cette oscillation. Au-delà de proposer une exposition, c’est une transformation du lieu qui est réalisée. Dans cette exposition, l’aéroport est envisagé comme notre destination. Charles-de-Gaulle, Shanghai, JFK sont les banlieues d’une ville invisible à travers laquelle nous nous déplaçons sans jamais en sortir, une métropole virtuelle où nous sommes partout nulle part. Une ville-monde qui est aussi un système-monde. C’est un thème d’actualité ; mieux, un sujet où l’actualité se révèle, où les forces et les anxiétés du monde contemporain sont mises à jour. Le décret interdisant l’entrée sur le sol américain des ressortissants de sept pays musulmans s’est traduit instantanément par un chaos dans les aéroports. Mais, surtout, il a opéré un déplacement symbolique du centre de gravité de l’aéroport, du hall de départ au hall d’arrivée. C’est aussi une rupture fondamentale avec le projet utopique de l’aviation qui, dans les années 1930-1940, avait l’ambition de créer des rencontres, des liens entre toutes les nations. C’est cette utopie qui aujourd’hui est brisé. L’actualité de ces derniers mois a changé la perception que nous avions des aéroports. On sait aujourd’hui qu’ils peuvent également être des centres de détention, des lieux de manifestation ou le théâtre d’attentats. A la lumière de tous ces événements, certaines œuvres prennent une autre envergure. Je pense notamment à la vidéo d’Adrian Paci. Une métaphore visuelle, poétique et tragique de la condition des migrants que l’artiste nous montre sur une passerelle installée sur le tarmac mais non reliée à un avion. Il y a également l’installation de Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin. Avec eux, l’aéroport devient un musée du terrorisme. Mais rassurez-vous, il y a également des pièces moins graves ! Je suis très content d’exposer, notamment, la série d’An Te Liu qui convoque un état de rêverie propre aux voyages, aux déplacements, où la signalétique aéroportuaire est propulsée dans le champ de l’inconscient freudien.
Est-ce à dire que nous, visiteurs, allons entendre les confidences d’un aéroport allongé sur le divan de la Gaîté lyrique ? Pas d’autre choix… Il faut aller voir, entendre et décoller !
(1) « All Right Good Night » est une installation d’Audrey Martin composée d’un drapeau installé à l’extérieur de l’espace d’exposition et d’une vidéo de ce dernier visible à l’intérieur, accompagnée d’une lithographie évoquant les coordonnées géographiques supposées de la disparition de l’avion.
(2) « Global Snapshot – Instantanés d’un paysage de l’information », du 15 mai au 24 mai 2015, à La Panacée, Montpellier.