Martin Le Chevallier ordonne avec humour l’art de la subversion

Le label Zones dirigé par Grégoire Chamayou vient de publier Répertoire des subversions. Art, activisme, méthodes de Martin Le Chevallier. L’artiste et enseignant-chercheur à l’Université Rennes 2, dont l’œuvre porte un regard critique sur les idéologies et les mythes contemporain, y a classé de nombreuses actions à l’intersection de l’art et de l’activisme selon un ordre alphabétique « maîtrisé » par l’attribution d’un titre à chacune. Manière subtile et souvent facétieuse de nous livrer sa part d’analyse.

ArtsHebdoMédias. – D’où vous est venue l’idée de ce livre ?

Martin Le Chevallier.

Martin Le Chevallier. – Je m’intéresse depuis longtemps aux actions des artistes et activistes. Et depuis une quinzaine d’années, je conçois des œuvres qui interfèrent avec l’espace public. Mais c’est surtout dans le cadre d’un cours à l’Université Rennes 2, dans lequel je montrais de nombreuses œuvres ou actions entrant en relation avec leur contexte, que j’ai été amené à réfléchir à une classification. Et de celle-ci est née l’idée de ce livre.

Pourquoi avez-vous choisi une présentation par ordre alphabétique inévitablement dépassionnée, comme une collection d’un cabinet de curiosités ? Êtes-vous un collectionneur ?

J’ai un caractère obsessionnel qui fait que, enfant ou adolescent, je collectionnais beaucoup. Mais comme je sais que cette manie est parfaitement vaine, je la réfrène depuis longtemps, pour ne la laisser s’exprimer que lorsque cela me semble véritablement utile ! En l’occurrence, pour ce livre. Quant à l’ordre alphabétique, il permet d’établir une succession inattendue. Tout le livre est une affaire d’associations improbables.

Fruit de longues et minutieuses recherches, votre répertoire a écarté nombre de subversions, comme vous l’expliquez au début de votre ouvrage. Pouvez-vous expliciter vos critères ?

J’ai écarté les actions violentes et les actions dont les motivations ne m’étaient pas sympathiques. J’ai donc réuni des actes qui luttent pour plus de justice, moins d’oppression et moins de discriminations, mais heureusement, c’est dans ces combats que l’on rencontre le plus de créativité. Et je me suis concentré sur les premières occurrences : la première grève, le premier tract, le premier sit-in… J’ai également rassemblé des gestes d’artistes dont la portée est souvent moins explicitement politique, mais qui affectent le regard que l’on porte sur ce qui nous entoure. Ces gestes ont en commun d’investir l’espace public au sens large (la ville, l’économie, les médias, etc.). J’ai donc, en général, écarté ceux qui se tiennent dans l’espace de l’exposition ou dans celui de la scène.

Répertoire des subversions. Art, activisme, méthodes, Martin Le Chevallier, Label Zones, Éditions La Découverte, version papier 21,50 €, version numérique 14,99 €.

Parmi les subversions retenues, pouvez-vous nous donner des exemples que vous considérez comme exemplaires ?

Elles sont exemplaires si elles font découvrir une tactique inattendue. Par exemple, celle intitulée « Communiquer à l’aide d’Internet » raconte que « dans les années 1990 au Chiapas, lorsque le sous-commandant Marcos veut communiquer avec le gouvernement mexicain, il envoie Internet, son âne. ». Sa formulation est également typique par sa concision et par le fait qu’elle aboutit à une chute… que je trouve drôle ! L’humour a souvent été un critère dans le choix des actions. Face à l’absurde, les autorités, les pouvoirs policiers, ne peuvent pas grand-chose, à part se ridiculiser. C’est désarmant. Mais tous ces récits ne sont pas drôles. Par exemple, celui appelé « Célébrer des funérailles anticipées » nous dit que « vers 1810, alors que les guerres napoléoniennes tuent des centaines de milliers de soldats, des conscrits bretons participent à leur propre enterrement : avant de partir au front, ils assistent à la messe qu’on leur dédie, puis suivent leurs cercueils, aux côtés de leurs parents endeuillés. » C’est terrible et fort à la fois. Notez que le terme « subversion » est à prendre au sens large. Il s’agit de subvertir le monde, de le bouleverser, mais ce bouleversement peut être discret, symbolique. Il peut s’agir simplement de déroger à une convention. Lorsque, en 1969, l’artiste états-unienne Lucy Lippard fixe droit dans les yeux, aussi longtemps que possible, une personne croisée dans la rue, elle se contente de faire quelque chose qui ne se fait pas. Elle opère une microperturbation, furtive.

Votre répertoire peut apparaître comme un jeu linguistique. Pourquoi avoir écarté une structure thématique, nécessairement plus analytique ? N’avez-vous pas été tenté d’analyser sociologiquement ou psychologiquement ces performances que Durkheim aurait appelé des anomies ?

Je ne suis ni sociologue ni psychologue, ni théoricien. Je ne sais même pas ce que veut dire anomie ! J’aurais pu analyser ces actions mais je l’aurais fait moins bien qu’un critique d’art ou un historien, car ce n’est pas mon métier. En revanche, en tant qu’artiste, je pouvais penser une forme. Et c’est ce que j’ai fait en construisant ce répertoire de récits. Cela dit, classifier ces actes, chercher à désigner ce qui les caractérise le mieux – « camoufler », « effacer », « commémorer », etc. – repose sur un travail analytique. Ainsi, les titres que je donne à ces récits donnent une indication. Par exemple, avec le titre « Glorifier des inconnus », qui concerne les grands portraits que l’artiste Braco Dimitrijević plaçait sur des façades d’immeuble, je propose une clé de compréhension.

Selon quels critères considérez-vous l’ensemble de ses actions comme de l’art ?

Je ne les considère pas comme de l’art dans leur ensemble. Environ la moitié de ces actes ont pour auteurs ou autrices des militants, des dissidents, des révolutionnaires, etc. Mais je pointe le fait que l’invention de toutes ces tactiques manifeste une réelle créativité. Je crois que c’est le vrai sujet du livre : l’ingéniosité des luttes, sachant que pour les artistes, il s’agit généralement de lutter contre les conventions.

N’y-a-t-il pas des filiations d’artistes repérables, qui seraient intéressantes ? Autrement dit, n’auriez-vous pas en préparation un deuxième livre ?

J’ai plutôt été intéressé par des filiations involontaires, inconscientes. Comment des procédés tels que le déplacement, le détournement ou l’effacement peuvent être employés aussi bien par des artistes que par des activistes. Mais je n’en ferai pas un livre. Je laisse plutôt le lecteur les percevoir à travers celui-ci, s’il en a envie. En revanche, je ferais volontiers un livre d’images à partir de cet inventaire, en réunissant une large documentation photographique. Et d’autres livres, à partir de mes propres actions…

La Toilette de Vénus à son miroir de Diego Velázquez, tailladée par la suffragette Mary Richardson en 1914. ©The National Gallery, Londres. CC. Extrait du Répertoire des subversions : « DÉTRUIRE UNE ŒUVRE. Le 10 mars 1914, la suffragette britannique Mary Richardson se rend, armée d’un hachoir à viande, à la National Gallery de Londres afin de venger une leader du mouvement  suffragiste, incarcérée et maltraitée. Elle y taillade alors une œuvre qu’elle juge emblématique de l’érotisation du corps des femmes : La Toilette de Vénus à son miroir, de Diego Velázquez. Condamnée à six mois de prison, elle sera finalement libérée en août 1914, à la faveur d’une amnistie générale des suffragettes. »

Contact> Répertoire des subversions. Art, activisme, méthodes, Martin Le Chevallier, Label Zones, Éditions La Découverte, version papier 21,50 €, version numérique 14,99 €. Site de l’artiste.

Image d’ouverture> « Servez-vous », Rennes, 2016, après une manifestation contre la loi travail. Photo Martin Le Chevallier. Creative Commons BY-NC-SA. Extrait du Répertoire des subversions : « DÉTOURNER UN MESSAGE. En 2016, dans une rue de Rennes, un support de prospectus est surmonté de l’inscription « Servez-vous ». Après le passage d’une manifestation, le support et les prospectus ont disparu. Et l’inscription a été entourée d’un trait bleu tracé à la bombe. « Servez-vous » devient ainsi une injonction anarchiste et existentielle. »