Au Centre Pompidou, la constitution de la collection Nouveaux médias débute dès 1976, avant même l’ouverture du musée. A l’époque, il s’agit essentiellement de s’intéresser à l’image vidéo dont le développement à partir de la fin des années 1950 s’est accéléré. Grâce au camescope et à la bande magnétique, puis au numérique, l’engouement pour ce médium n’a fait que croître le faisant passer au rang de discipline artistique. Parallèlement, l’institution va acquérir des installations multimédia : dispositifs très divers qui jouent tant avec la vidéo, que le son ou les images fixes et mettent en scène télévisions, ordinateurs comme tout autre support de projection. Afin de regrouper l’ensemble de ces œuvres en un unique secteur de collection, l’expression « nouveaux médias » est choisie, soit des « œuvres faisant appel à des technologies de l’information dans leur processus de réalisation ou comme supports de création ». Ainsi entrent au musée des pièces usant des technologies apparaissant successivement dans ce périmètre. Exemples : les CD-Rom, les DVD-Rom, les disques durs, les sites Internet et les programmes informatiques. En 2023, c’est au tour des NFT (Non Fungible Token, ou « jeton non fongible »), accompagnés d’un ensemble d’œuvres numériques traitant des relations entre blockchain et création artistique. A cette occasion, l’historienne de l’art et conservatrice en chef, Marcella Lista*, revient sur cette collection exceptionnelle de 3500 œuvres constituées de médias hybrides, qu’elle dirige avec le conservateur du patrimoine Philippe Bettinelli, et dépasse le cadre de l’actualité pour revenir sur les missions du musée et les enjeux qui sont les siens.
ArtsHebdoMédias. – Comment les NFT sont-ils entrés dans les collections du Centre Pompidou ?
Marcella Lista. – Nous faisons de la veille en permanence et avions donc observé l’émergence des NFT. Il y a un peu plus d’un an, nous avons décidé de nous y intéresser de plus près dans la mesure où ce phénomène, né dans la bulle spéculative des cryptomonnaies comme une façon de placer des fonds, a commencé à intéresser des artistes aux profils très variés. Nous avons vu l’intérêt pour cette technologie quitter la communauté des crypto-artistes pour rejoindre les créateurs du numérique et plus largement les artistes de l’art contemporain. Il nous appartenait donc d’examiner ce champ de création et de voir ce qui s’y passait. Il nous fallait déterminer si et comment certaines questions de l’histoire de l’art y étaient rejouées, que ce soient celles de l’art conceptuel, du pop art, de la critique institutionnelle, voire de l’art génératif des années 1960-1970 ; comment toutes ces questions étaient reposées dans ce nouvel écosystème de la blockchain et de ces plateformes en ligne, qui grâce à ces technologies associe à la fois certificat numérique et registre comptable, ce qui rend transparent les provenances, les diffusions et la valeur monétaire d’une œuvre. Nous avons décidé d’acquérir des NFT au moment de la chute des cours des cryptomonnaies. Il était très important que le Musée, institution publique, ne se jette pas dans une mêlée spéculative totalement déraisonnée autour de ces fichiers numériques commercialisés via la blockchain. Nous souhaitions au contraire attendre que le calme revienne pour examiner la potentielle valeur artistique de ces derniers.
Nous entendons souvent dire que les nouveaux appareils ou procédés technologiques mis à la disposition des artistes ne sont que de nouveaux outils à l’instar des tubes de peinture pour les peintres du XIXe siècle. Pensez-vous qu’il en soit ainsi ?
La technique ne se réduit jamais à une simple technique, comme l’a souligné Godard dans une phrase qu’il a adressée à Tacita Dean pour le catalogue de son exposition à la Tate Modern, en 2011. Un film en 35 mm prenant la défense de l’analogique était projeté de manière monumentale dans le Turbine Hall. A cette occasion, l’artiste britannique avait interrogé plusieurs personnalités sur la transition vers le numérique. « Le dit “numérique” n’est pas un simple moyen technique mais un moyen de penser. Lorsque les démocraties modernes font de la pensée technique un domaine séparé, ces démocraties modernes prédisposent au totalitarisme », avait répondu le réalisateur. Cette citation montre que peu importe les outils ou les moyens artistiques, tous impliquent une pensée politique. Pour un musée, toucher aux NFT consiste donc à s’intéresser à leur écosystème et aux règles qu’il véhicule. A la perte de l’analogique s’associe celle du rapport d’équivalence de contact entre une chose, sa reproduction et son image. Avec le numérique, l’image est entièrement reconstruite. Nous sommes alors projetés dans quelque chose qui est techniquement de l’ordre de l’artifice, avant même de parler de la question de l’interprétation des langages artistique et visuel. Je trouve très intéressant que toutes sortes d’artistes se soient engagés dans cette recherche relative aux NFT. Chacun et chacune avec sa propre culture technique, artistique et conceptuelle. C’est rendre compte de cette diversité qui nous a intéressés et non prendre la défense du crypto-art.
Vous qui avez étudié le renouveau de l’œuvre d’art totale au début du XXe siècle, pensez-vous que la nouvelle technologisation de l’art (réalité virtuelle, métavers, œuvres olfactives et immersives) puisse la renouveler encore ?
L’œuvre d’art total est un concept du XIXe siècle, un concept wagnérien qui a eu un sens au début du XXe siècle, dans la mesure où chaque génération d’artistes se confronte à un héritage qu’elle tente de déstructurer, voire de détruire dans certains cas. C’est cette dynamique qui m’intéressait, l’iconoclasme des avant-gardes du début du XXe siècle vis-à-vis du modèle romantique wagnérien. J’estime qu’il n’est plus opportun de parler d’art total par la suite. Même si le terme existe chez Nam June Paik, il est accompagné d’un degré d’ironie et de sarcasme ne laissant aucun doute quant à son détachement complet du concept originel. Nous sommes dans une situation post-medium, comme l’a précisé Rosalind Krauss. Ce qui a légitimé l’œuvre d’art total, c’est l’idée de surmonter la division des arts. Aujourd’hui, cette question n’existe plus du fait de la multiplication de pratiques multimédias devenues la norme. Par ailleurs, je suis toujours gênée par l’idée que le canon de l’œuvre d’art puisse être limité à un artefact conservé dans un musée. Depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, l’œuvre d’art a toujours été quelque chose de très instable et une part de la création artistique est par essence éphémère. Nous pouvons, par exemple, penser aux fêtes baroques, une forme d’art extrêmement sophistiquée de lumières, de pyrotechnie, de décors dont il ne reste rien. Pour moi, le concept d’œuvre d’art est très large ; il traverse des champs et des cultures techniques d’une grande étendue et il n’y a pas matière à en chercher une définition. De plus, à partir du moment où un projet se présente sous le label de « total », il y a un problème d’ambition, une ambition qui souhaite dépasser tout ce qui relève de l’inachèvement. Mais la vie, c’est l’inachèvement ! Un mouvement en train de devenir, impossible à prédire. Certains programmes permettent des formes d’écriture qui intègrent l’aléatoire tout en développant un langage, une grammaire. La variété des œuvres d’art est infinie.
Revenons sur le choix des NFT entrés dans la collection du Centre Pompidou.
Nous avons acquis un ensemble de NFT, pour certains on chain et pour d’autres off chain. Mais avant d’aller plus loin, il faut préciser que nous souhaitions aussi accueillir des œuvres commentant cette technologie. En effet, n’ayant nullement l’intention de faire la promotion ou l’installation d’un nouveau canon artistique, il nous fallait participer au débat. Nous avons donc acquis deux œuvres qui parlent de la culture crypto et de la blockchain sans en être. La première, de Claude Closky, est un site Internet configuré comme une plateforme de vente NFT sur laquelle toutes les actions conduisent à une frustration, les œuvres ayant toutes déjà été vendues. La seconde, d’Emilie Brout & Maxime Marion, s’attache à établir la preuve de l’existence de Satoshi Nakamoto, pseudonyme de celui ou de ceux qui ont développé le bitcoin. Cette figure dont on ne sait rien est également présente dans Dorian generativ de Robness, un des premiers artistes à avoir problématiser l’émergence de l’art dans le monde de la blockchain. De tels choix montrent que dans ce domaine la dimension de spéculation n’est pas seulement financière, qu’elle touche aussi à l’imaginaire, et mettent en exergue la production d’un désir de nouveau mythes. Concernant les œuvres off chain, le certificat pointe vers un fichier joint qui lui est rattaché et se comporte comme un fichier numérique classique. A ceci près que son mode de circulation, de valorisation et de transaction devient public. Ce qui n’est pas rien. Pour les œuvres on chain, elles sont encodées dans la blockchain, qu’il faut activer pour les afficher. Pour les artistes du numérique, coder sur la chaîne elle-même est un défi passionnant.
Quelques spécificités à partager ?
Oui, notamment le renouvellement de la pensée sur le multiple. Cette question, qui existe depuis la reproduction technique, est abordée par la plupart des artistes en introduisant la multiplicité par la variation, c’est-à-dire la production d’une série faisant varier les mêmes éléments. Nous pouvons citer en exemple 81 horizons de Rafaël Rozendaal. Cette série encodée sur la blockchain fait varier deux aplats différents jusqu’à produire une magnifique mosaïque de couleurs à mesure que nous consultons la séquence d’images. Les CryptoPunks, comme tous les Collectibles, sont basés sur ce même principe de variabilité. Les artistes ne se contentent pas d’une reproductibilité à l’identique mais y introduisent une inventivité qui rend chaque fichier unique. Par ailleurs, il faut signaler que certaines spécificités des NFT n’intéressent pas un musée. Citons, en exemple, le droit de suite que permettent les smart contracts. Les œuvres qui entrent en collection sont inaliénables ; elles ne peuvent pas être vendues. Le Musée a donc établi des contrats similaires à ceux des autres œuvres des collections, qui nous permettent de posséder les droits de monstration, de reproduction dans un catalogue, notamment. Toutes choses que les certificats, tels qu’ils existent aujourd’hui sur la blockchain, ne permettent pas.
Plus l’art se technologise, plus il est soumis à l’obsolescence des machines et de leurs programmes. Comment une institution comme le Centre Pompidou anticipe-t-elle les problèmes de conservation et de monstration dans la durée des œuvres technologiques, numériques ?
Alors que l’industrie des technologies n’a qu’une seule ambition, celle d’accélérer l’obsolescence pour favoriser la consommation, les missions d’un musée sont à l’opposé. Nous sommes dans un conflit de culture qui ne date pas d’hier. Les protocoles de conservation pour les NFT ne diffèrent pas de ceux appliqués aux autres œuvres numériques. Notre standard de conservation vise à obtenir un format non compressé, c’est-à-dire possédant un maximum d’informations, pour le stocker sur l’un de nos serveurs spécialisés qui rafraîchissent et vérifient l’information en permanence. Les fichiers des œuvres off chain seront donc traités comme les autres. Pour les œuvres on chain, les artistes ont donné leur accord pour que soit réalisée une extraction du contenu de la blockchain, pour que ce dernier soit conservé en tant qu’image, parallèlement au système opératoire de la blockchain que nous allons intégrer et faire fonctionner. De façon plus générale, nous avons des ordinateurs avec des systèmes d’exploitation de générations différentes pour permettre l’accès à tous les contenus interactifs. La plupart du temps, nous conservons l’œuvre avec son matériel d’origine. De plus, notre parc possède des machines aux systèmes de lecture très diversifiés.
Pensez-vous que les méthodes d’interaction entre l’artiste et la société qui passent par l’IA ou les NFT soient les outils permettant la concrétisation de ce que Beuys a appelé « sculpture sociale », soit l’expansion du phénomène artistique jusqu’à sa dissolution complète dans l’environnement sociétal ?
Ce concept de « chacun artiste » a très largement traversé les avant-gardes du XXe siècle. Il est à entendre au sens de chacun d’entre nous est à même de développer son potentiel artistique. C’est une invitation pour tous à considérer cette dimension créative de l’humain. Ce que change la blockchain et le Web3 en général, c’est l’accès de quiconque aux plateformes de contenu. Il n’y a pas alors d’instance de légitimation telle qu’une galerie ou un expert pour opérer une sélection. Cependant, d’autres instances de sélection se mettent en place. Prenons l’exemple de Robness, qui a vu une de ses œuvres exclue de SuperRare au prétexte qu’il s’agissait du réemploi d’une image trouvée sur Internet. On voit comment cette plateforme de vente en cryptomonnaie souhaite créer une valeur monétaire à partir d’une valeur de rareté numérique artificielle. Nous sommes face à une idéologie, une construction culturelle, sociale, sous l’emprise d’intérêts économiques. La cryptomonnaie est née dans la Silicon Valley. Pour les gens qui évoluent dans cette bulle, acheter de l’art en crypto est beaucoup plus évident et facile que d’acheter une œuvre matérielle. Cet usage répond à une évolution des acteurs du numérique, d’Internet et des réseaux sociaux. La question importante est de savoir dans quelle mesure il est intéressant pour un musée de regarder les formes issues de cette culture ? Il y a un écart abyssal entre cette culture de l’immédiateté de l’univers crypto et la culture du temps long du musée. Quelques secondes pour acheter d’un côté, une année pour décider d’entreprendre un dialogue de l’autre. Sans compter que beaucoup d’œuvres entrent en don dans nos collections car le musée n’a évidemment ni les moyens, ni l’envie de faire des acquisitions à 150 000 dollars ou plus. Ce qui nous importe est de travailler pour le public et en bonne intelligence avec les artistes : apporter une dimension critique, montrer l’extrême diversité des propositions artistiques et produire un savoir sur ces œuvres. La pédagogie mise en place s’adresse aussi au personnel du musée et vise à permettre à chacun de se forger un avis. Notre rôle n’est pas de prescrire mais de déplier toutes les questions pour amener tout le monde à réfléchir.
Quand un artiste créait avec un ordinateur dans les années 1980-1990, le monde de l’art considérait que les ordinateurs n’étaient faits que pour les comptables, ensuite que n’importe quel enfant pouvait créer avec, et désormais certains craignent que la machine puisse remplacer l’artiste. En 1952, Bruno Munari écrivait, quant à lui, que la machine était un monstre et qu’elle devait devenir une œuvre d’art. Qu’en pensez-vous ?
Je vais vous répondre en évoquant Chris Marker. Récemment, nous avons restauré son extraordinaire œuvre multimédia produite en 1990, Zapping Zone, qui contient des moniteurs vidéo et des stations informatiques. A cette époque, Chris Marker expliquait que jusqu’alors, l’homme s’adressait à la machine en disant : « Je peux tout, à toi d’exécuter » et qu’avec l’arrivée du numérique, c’est la machine qui s’adresse à l’homme : « Je peux tout, à toi de voir ce que tu es capable de me demander. » Cette belle remarque de Chris Marker dit bien que ce n’est pas la machine qui fait l’art mais la façon dont les artistes interagissent avec elle.
*Historienne de l’art, Marcella Lista a été maître de conférences, notamment à Paris 1 Panthéon Sorbonne et à Paris Nanterre, avant de devenir conservatrice et commissaire d’exposition. Ses premiers travaux de recherche ont porté sur le renouveau de l’œuvre d’art totale dans les années 1908-1914, par le prisme des arts visuels et notamment les rapports entre musique et abstraction : L’Œuvre d’art totale à la naissance des avant-gardes (éditions de l’INHA, 2006). Elle entre au Musée national d’art moderne-Centre Pompidou en 2016. Actuellement, conservatrice en chef du secteur de collection Nouveaux médias, Marcella Lista a récemment été commissaire des expositions Hito Steyerl. I will survive, Hassan Khan. Blind Ambition et de Saodat Ismailova. Double-horizon, à l’affiche du Fresnoy-Studio des arts contemporains, jusqu’au 30 avril.
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Contact> NFT : Poétiques de l’immatériel du certificat à la blockchain, du 6 avril au 22 janvier, Centre Pompidou, Paris.
Image d’ouverture> Rafaël Rozendaal, Horizon 73, 2021. NFT (image sur la chaine de blocs). © Rafael Rozendaal achat, 2023, Centre Pompidou