Dans les traces des lanceurs d’alerte à l’origine du GIEC, en Arctique, l’artiste-chercheur Soliman Lopez Cortez épaulé par une équipe art-science internationale*, va enfouir dans le permafrost, un message sonore encodé dans l’ADN d’une oreille de collagène : un acte de portée universelle à l’égard des générations futures, autant qu’une métaphore à l’écoute de la terre, qui résonne avec les soulèvements de celle-ci un peu partout dans le pays.
Pré-en-bulles
Alors que le glaciologue Claude Lorius rejoignait les étoiles le 21 mars dernier – pour ne pas dire les gaz à effet de serre – l’irrévérence aurait sans doute amusé le scientifique et vulgarisateur militant qu’il était, Soliman Lopez, investi dans les arts médias, les cultures post-internet et les biotechnologies depuis plus de 20 ans et directeur du laboratoire de recherche de l’ESAT (l’Ecole Supérieure d’Art et de Technologie) de Valencia en Espagne, obtenait le feu vert pour mener à bien, dans le cadre d’une résidence art-science, le projet Manifesto Terricola qu’il porte depuis quatre ans, avec le soutien du Pôle Léonard de Vinci, en France, de l’Université de Washington, aux Etats-Unis, et du Satellite Institute, au Svalbard.
Mais quel rapport entre Lorius [1] et Lopez, deux esprits visionnaires qui ne se sont jamais rencontrés ? Entre un artiste qui encode un message dans l’ADN d’une oreille de collagène et l’un des tous premiers scientifiques lanceurs d’alerte à l’origine du GIEC ? Carotte et sérendipité vous répondrais-je, à l’écoute de la terre. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Retour en 1987, le passionnant podcast de France Culture La Science CQFD éclaire en préambule le premier volet de l’aventure, pour les plus curieux d’entre vous.Pour l’heure, l’histoire pourrait se résumer ainsi : en prenant un morceau de glace au sol pour rafraîchir son whisky alors qu’il était en mission en Arctique, Lorius est alerté par les bulles de gaz qui pétaradent dans son verre. Cette observation lui suggérant que le permafrost aurait encapsulé la composition de l’air à l’instant t de la glaciation, il parvint 20 ans plus tard, à prouver scientifiquement que lorsque le CO2 augmente, la température du globe augmente aussi, en analysant des carottes de glace extraites en régions polaires. Et démontre ainsi que non seulement les gaz à effet de serre ont une influence sur le climat, mais que les activités humaines impactent l’atmosphère de notre planète !
Le 6 avril 2023, nous retrouvons Soliman Lopez, lauréat d’une résidence art-science en Arctique* alors qu’il est prêt à s’envoler pour y déposer, dans le permafrost, le Manifesto Terricola : un manifeste pour la terre, autant qu’à l’égard des générations présentes et futures. Or le message ne nous sera révélé qu’au moment de son enfouissement dans le glacier !
A quelques jours de sa révélation, nous avons posé sept questions à l’artiste-chercheur, directeur de l’ESAT LAB à l’Ecole Supérieure d’Art et Technologie de Valencia en Espagne dont le projet a été soutenu par le Pôle Léonard de Vinci, en France, sous la direction du chercheur Vivien Roussel, expert en biomatérialité, avec le concours de l’informaticien et « DNA Codeur » Javier Forment de l’ESAT à Valencia, de l’ingénieure scientifique Gwendolin Roote à l’Université de Washington et du précieux accueil et concours, des artistes chercheuses Maggie Coblentz, du MIT media Lab, et Lena Von Goedeke, fondatrices du Satellite Institute au Svalbard.
ArtsHebdoMédias. – Quelles furent les motivations d’un tel projet artistique qui par son message d’alerte porte une dimension dystopique dans la mesure où le manifeste sera (re)découvert à la fonte des glaces, quand nous aurons peut-être disparu ?
Soliman Lopez. –C’était avant tout le désir d’envoyer un message à une époque où l’on ne semble plus écouter les scientifiques (ou les sages) où nous ne voulons pas regarder la réalité en face : nous sommes aujourd’hui dans le déni, nous préférons tourner la tête ailleurs. C’était aussi une façon « d’augmenter la valeur de la nature » en y ajoutant une information, un témoignage sur les interrogations de notre époque. Le désir de réaliser un acte, une action conceptuelle plutôt qu’une œuvre matérielle : la taille de l’intervention, la carotte, n’est pas beaucoup plus longue que 8 cm : c’est un objet conçu pour l’écoute, qui contient dans sa matérialité un message qui s’incorpore dans la nature la plus profonde à écouter, un glacier. Une autre motivation scientifique qui m’occupe particulièrement étant de communiquer de façon stratégique sur cette possibilité qui nous est donnée d’encoder nos informations, notre héritage dans le permafrost, tel un disque dur illimité. D’ailleurs si l’on se sert du glacier pour stocker nos informations, alors nous serons peut-être plus enclins et plus forts pour le conserver et ainsi en maintenir l’écosystème. Et puis le cas échéant, c’est une manière de laisser à d’autres générations, une question aussi simple que : qu’est-ce que fiche une oreille dans ce glacier ?
De quoi se compose le manifeste d’un point de vue formel ?
Le manifeste, c’est-à-dire le texte, est encodé sous une forme sonore, il a été divisé en 17 petits modules, et ne sera révélé au public que le jour où il sera mis dans le sol. C’est un texte simple enregistré en anglais avec une petite préface et inséré dans quatre blocs afin qu’il puisse être facilement décrypté dans la molécule d’ADN. Nous avons pensé placer le message encodé dans du calcium mais le collagène tel un hydrogel est parfait pour conserver une molécule d’ADN. Il nous a également semblé plus adéquate pour sa plasticité proche de celle d’une oreille qui est la forme apparente, visible du projet.
Quelles sont les grandes étapes de ce projet ?
La première étape et sans doute la plus importante a été la compilation intellectuelle du manifeste. Ensuite avec Javier Forment de l’ESAT, spécialiste en bioinformatique à l’Ecole Supérieure d’Art et Technologie de Valencia, nous sommes passés de l’encodage binaire du texte en mode quaternaire A,C,T,G (tenant symboliquement pour adénine, cytosine, guanine, thymine qui sont respectivement les quatre bases de l’ADN, ndlr) que nous avons séquencé en 17 petits blocs envoyés au laboratoire Genscript. Celui-ci a donc créé la molécule d’ADN à partir des séquences envoyées, transcrivant un code génétique à partir d’un fichier numérique. Puis cette molécule a été encapsulée à l’Université de Washington dans une émulsion placée dans un hydrogel, le collagène qui permet de réaliser un bioprint à la forme d’une oreille. C’est Gwendoline Roote experte en bio-impression qui s’est chargée du bioprint : elle a déjà beaucoup travaillé sur la matérialité du vivant, sur l’« impression zéro pollution » qui est un des impératifs de ce projet : il ne s’agit pas d’aller polluer le permafrost avec de nouveaux virus. Nous intervenons dans un écosystème sensible or la question de la matérialité du message et de l’œuvre était essentielle. La dernière étape, pour laquelle je pars au Svalbard, consiste à insérer cette oreille dans une carotte de glace qui sera enfoncée dans le permafrost à un endroit précis que nous choisirons.
Pouvez-vous nous donner quelques pistes quant à la teneur du message ?
Ce que je peux dire du message, c’est qu’il concerne notre rapport à l’art dans la société et comment l’humanité grâce à l’art conceptuel peut reconstruire ce que j’appelle l’« intellectosphère », soit une manière de relier la technologie et la pensée compte tenu de la responsabilité sociale que nous avons, en tant qu’artiste aujourd’hui, mais aussi, de la prise en compte de l’humain, dans un écosystème qui le dépasse. Il est également question de foi, de science et de notre rapport vibratoire à la terre ; j’y fais référence au fréquences hertziennes auxquelles vibre notre cerveau, jusqu’alors en phase avec celles de la terre et de la nature. Autrement dit nos ondes cérébrales étaient en phase avec la vibration de la terre à 7,83 Hz, mais ce n’est plus le cas depuis 20 ans. Et c’est en partie lié aux ondes électromagnétiques, à la technologie, or il est important de nous resynchroniser. [2]
La technologie serait selon vous à la fois la cause mais aussi un remède à ce déphasage ?
Je pense que la technologie par le biais de l’art peut nous faire passer à un autre niveau de conscience. Nous cherchons à coloniser d’autres planètes et créons sur terres des « extra-terrestres » au sens où à la recherche de l’énergie, nous procédons à des déplacements de populations qui « n’habitent » plus vraiment la terre comme ils l’entendaient. Or la technologie pourrait nous aider par exemple à canaliser d’autres formes d’énergie comme celle du soleil. Nous ne pouvons pas faire reculer la technologie, il nous faut donc pouvoir, par le vecteur de l’art, lui donner des orientations qui nous réparent.
Vous avez également procédé à une « tokénisation » du texte dans la blockchain. Peut-on dire que ce projet est aussi un NFT ? Et avez-vous déjà créé des NFT en lien avec la nature ?
L’idée était en effet de faire une sorte de back-up du texte sur la blockchain non seulement pour mémoire, pour preuve d’existence et d’authenticité, mais aussi pour ce qu’elle est de façon intrinsèque, décentralisée, totalement numérique et fractale – cette dernière m’apparaît symboliquement en lien avec les structures qui constituent la nature et mes domaines de recherches personnelles. En 2019,à l’occasion de la foire ARTCO à Madrid, juste après le Covid, j’ai pu introduire l’idée de biomatérialité dans la blockchain en y enregistrant la forme d’un petit olivier, un bonsaï encodé en 3D à partir d’une technique de photogrammétrie, et dont nous avons enregistré le « smart contract » (un contrat intelligent en unité de token) sous la forme d’une molécule d’ADN, puis d’une émulsion d’eau plongée dans de l’huile d’olive ! C’était une façon pour moi de relier l’économie la plus ancienne, l’agriculture et le commerce de l’huile d’olive avec l’économie actuelle « dématérialisée » et la plus hors sol. On peut alors considérer qu’une goutte d’huile d’olive intervient comme une unité de valeur à l’échelle de la blockchain et du token. J’avais commencé par acheter un l’olivier sur internet puis je l’ai replanté dans la nature sur l’île de Majorque. L’idée était de réaliser une extraction de valeur, ce que nous avons montré sur la foire, une NFT ainsi qu’une petite sculpture de l’arbre.
Quelle sont les références esthétiques ou formelles dans lesquelles s’inscrit le Manifesto Terricola du point de vue de l’histoire de l’art ?
Pour le Manifesto Terricola, j’ai choisi comme socle la structure de l’oreille qui a toujours été présente de façon symbolique dans l’histoire de l’art. Bien sûr sans en être historien, on pense tout de suite à l’oreille de Van Gogh qui ne fut pas écouté. Mais plus récemment, elle rappelle les expériences de body art de l’australien Stelarc [3], qui s’est fait greffer une oreille dans le bras, comme interface avec l’intérieur et l’extérieur du corps, porteuse de wifi, qui à la fois « parle et écoute ». On pense aussi aux expériences « biotech » de l’Américain, Joe Davis [4],qui fut le premier à encoder des textes dans de l’ADN réinjecté dans des organismes vivants. Dans une société saturée par l’image, l’oreille signifie l’écoute, de l’humanité et de la terre elle-même, mais elle renvoie aussi à une forme de transhumanisme et à la construction de nouvelles espèces artificielles hybridées que provoque la technologie. Par ailleurs, cette démarche conceptuelle d’inscrire le Manifesto Terricola dans une forme de minimalisme esthétique évident peut faire référence au suprématisme, au Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, dans un exercice d’effacement, « zéro pollution » et de respect de l’environnement, ou encore renvoyer à l’Out of place Artifact (OOPART) et à l’effet de surprise qu’il risque de produire dans le futur.
« A l’époque où les fake news font office de vérités et de l’IA renforcée, toute fiction personnelle est possible, mais ce qui me semble difficile, c’est de créer des fictions collectives, de celles qui nous transforment et englobent le nous. Plus qu’une œuvre personnelle, c’est dans le “nous” que souhaite s’inscrire cette action», conclut Soliman Lopez.
Epilogue
Belle tentative quoi qu’il en soit d’une performance artistique qui du bio-art au Land art, embrasse différents champs de l’art contemporain conceptuel, manifeste symbolique, utopique ou dystopique, l’avenir nous le dira !
Puisse cette résonnance avec la terre réparer la dissonance cognitive à laquelle nous faisons face et qui comme le relevait Bruno Latour rend doublement fou d’avoir compris que la vie sur Terre ne correspond pas aux promesses ou aux rêves que nous avions faits mais aussi, que face aux problèmes climatologiques, la seule réponse d’organisation politique depuis les 30 dernières années en était le déni.
Informations complémentaires
Afin de participer à l’écoute du Manifesto Terricola, suivre Soliman Lopez sur ses réseaux sociaux : www.solimanlopez.com / https://www.facebook.com/soliman.lopezcortez / https://www.instagram.com/solimanlopez/
*Soliman Lopez Cortez est le premier lauréat d’une résidence en Arctique mise en œuvre par le centre d’innovation du Pôle Léonard de Vinci, Paris-La Défense, en collaboration avec le Satellite Institute au Svalbard, l’Université de Washington aux Etats-Unis et le soutien de l’ESAT Lab à l’Ecole Supérieure d’Art et Technologie de Valencia, en Espagne. Artiste international, investi dans une relation art & science, ses œuvres digitales, liées aux biotechnologies ou à la blockchain ont été montrées dans de nombreuses foires et musées d’avant-garde dans le monde ; il est également le fondateur du Harddiskmuseum.
NOTE 1 : l’histoire de Claude Lorius est celle de l’éclosion de la climatologie moderne, c’est aussi l’histoire d’une prise de conscience mondiale. L’émission la Science CQFDsur France Culturelui rend hommage en recevant Jean Jouzel, paléoclimatologue, ancien vice-président du GIEC, ami et proche collaborateur de Lorius à qui il consacre un chapitre dans Climat, l’inlassable pionnier , un ouvrage paru le 14 avril aux éditions Ouest France. Il est accompagné de Jérôme Chappellaz,glaciologue, ancien directeur de l’Institut polaire français Paul-Émile Victor, directeur de recherche au Laboratoire de Géophysique et Glaciologie de l’Environnement, à Grenoble, ancien collaborateur de Claude Lorius. À lire aussi> Claude Lorius, glaciologue et lanceur d’alerte
NOTE 2 : Soliman Lopez fait ici référence à la résonance de Schumann : les résonances de Schumann sont des ondes électromagnétiques de très basses fréquences appartenant au champ électromagnétique de la Terre. Ces ondes se propagent dans la cavité formée par la surface de la Terre et l’ionosphère. C’est pour cette raison que nous les désignons par le terme de « résonance ». C’est une mesure scientifique, qui s’intéresse à la résonance telle que définie par la physique, c’est-à-dire l’augmentation de l’amplitude d’oscillation d’un système au contact d’une de ses fréquences propres. Les résonances de Schumann sont mesurées pour la première fois en 1957 par Winfried Otto Schumann. Il repère la principale onde permanente, mesurée à 7,83 Hz, lui donnant ainsi son nom. Un autre chercheur allemand Dr Ludwig prend alors conscience du fait que les deux fréquences (celle de la terre et celle de la ionosphère) sont nécessaires à l’équilibre de la vie humaine. Or, si la modification de la résonance de Schumann fait l’objet d’une controverse scientifique, il est avéré que celle-ci possède de nombreux effets sur les hommes. Elle affecte leur bien-être à la fois physique, psychique et spirituel. Quoiqu’il en soit, dans un monde où la communication s’accélère et où les ondes électro-magnétiques prennent une dimension considérable dans les activités humaines, il est bon de se reconnecter à la vibration originelle de la Terre-Mère, d’où l’importance d’harmoniser le corps et l’esprit aux vibrations de celle-ci !
NOTE 3 : voir Les mécaniques du corps, une interview de Stelarc par l’auteure,Véronique Godé/orevo
NOTE 4 : Joe Davis, « un artiste américain notamment affilié au MIT a encodé des textes en prenant les quatre bases A, T, G, C de l’ADN pour réimplanter ceci dans des organismes vivants. Il a encodé,par exemple, un fragment génétique codant une phrase d’Héraclite – “Le dieu dont l’oracle est à Delphes ne révèle pas, ne cache pas mais il signifie”– dans le gène d’une drosophile (gène responsable de la vue chez cette mouche, cette modification n’altère pas le phénotype de l’insecte). Cette dernière approche de transformation du vivant est la plus radicale et a pour objectif déclaré de susciter un débat que la bio-éthique mène depuis les années 1960. » Source
Visuel d’ouverture >© Manifesto Terricola, Soliman Lopez – 2023, An artistic manifest encoded in DNA and encapsulated inside a bio ear. DR
Auteure : Véronique Godé pour Artshebodmedias