« Il nous faut transformer le devenir en avenir, or cette transformation est une question esthétique, nous rappelait Bernard Stiegler avant de nous quitter le 8 août dernier. Notre époque est absolument révolutionnaire : elle est technologique. L’esthétique qui n’est autre que la sublimation d’une fonction: respirer, manger, se reproduire, s’habiller doit être repensée avec la tekhnè : elle passe par une pensée de la technique. » Depuis vingt ans, Magali Daniaux et Cédric Pigot développent une œuvre pluridisciplinaire à quatre mains dont le devenir humain est au cœur, et sont explorées toutes les techniques artistiques – de la performance sonore à l’olfaction, du dessin à la céramique… Le 25 septembre dernier, cette œuvre faisait l’objet d’un pecha kucha, dans le cadre du Prix de la critique d’art Aica, soit d’une intervention de 6 minutes et 40 secondes structurée en 20 diapositives d’une durée de 20 secondes chacune, tandis que deux expositions en cours nous donnent à (re)découvrir le travail du duo d’artistes : Hello Humans!, un solo show au Narcissio à Nice jusqu’au 10 octobre, et Il n’y a plus de saisons, une exposition collective imaginée par la commissaire Klio Krajewska, dans le cadre du cycle Respire !, proposé à Mains d’Œuvres jusqu’au 25 octobre.
0’ Hello Humans!
Une adresse IP en Norvège, une simulation 3D au Jeu de Paume, cinq tonnes de caoutchouc livrées dans une galerie en Thaïlande, une cabane aux esprits en transit à Moscou, un concert à l’opéra d’Oslo… Qu’est-ce qui anime Magali Daniaux et Cédric Pigot ?
20’
Ce sont les lettres de Kafka à Félice « pulsées » en morse au Maroc, un feu de bois en Alaska sur la toundra, de la cendre gravée dans le vinyle, des artefacts, un disque, Diluted Hours (Les Heures Diluées)! C’est toute une esthétique de vie. Un art. Une odyssée, dans laquelle sont engagés depuis 2001, les deux artistes.
40’
Alors Alors…C’est le nom de l’exposition où je fis leur rencontre, à Montmartre, galerie Chappe : des dessins à l’encre noire, des collages. Et puis Murmur: 300 toiles de peinture noire, mate ! Toutes incisées comme l’oracle chiffré d’une partie de dés.
1’
Leur œuvre apparaît cryptée, elle est divinatoire. Leur lumière n’est pas post-moderne, elle est post-nucléaire. Elle irradie d’une violence industrielle sur la beauté d’un monde déjà consommée. Leurs soleils sont noirs.
1’20
Dès le début des années 1990, Cédric Pigot plasticien à l’avant-garde des esthétiques sonores composait une musique électronique d’une profondeur immersive, tandis que Magali Daniaux, linguiste, ressassait dans son cerveau une réflexion entre art-science et politique fiction. Leur écriture opère dans la fusion.
1’40
Oui ! On peut encore écrire de la poésie après Hiroshima, le Rwanda, pendant le Corona, la Syrie… C’est une nécessité, un cri. Hello Humans! Sous le pseudo d’XX0019 Und Motto, le duo travaille en cut-up, la musique des mots s’exprime en anglais. Leurs performances font le tour des scènes expérimentales d’Europe.
2’
Leurs créations soniques, tragiques et déjantées sont sans doute l’expression la plus radicale de leur engagement artistique mené en Arctique depuis 2010. L’humour y est noir, cinglant, le rythme sans merci : « Rimbaud est mort ici ».
2 ’20
Cyclone Kingkrab & Piper sygma nous annonce des catastrophes en direct sous la forme d’invitations « Facebook », scandées par la voix stoïque de Motto, sur une bande son techno-pop, où se télescopent des bruits d’hélicoptères, le rire hystérique des mouettes, un tube radiophonique, le sonar d’une baleine.
2’40
Dans Biofeedback, 56 minutes d’une épopée sonore sur fond de coercitions politiques et déroutes radioactives, on retrouve un casting de personnages, récurrents dans l’œuvre des artistes : Grand Singe, Disgrâce Sanglante, Point Ligne Plan, et Vaisseau Divin… En hommage, peut-être, à Jean Rouch, père de l’ethnofiction ?
3’
Ces contes d’anticipation hallucinogènes dopent notre instinct de survie et sont consignés dans un livre objet UV. Au fil de trois résidences soutenues par la chancellerie norvégienne et les ACR (Ateliers de Création Radiophonique) de France Culture, Magali Daniaux et Cédric Pigot développent un corpus d’œuvres immatérielles et sensibles prenant à rebours, les questions géostratégiques des frontières et les postures survivalistes, par des actions tactiques.
3’ 20
Face au Global Seed Vault, où les géants de l’agrobusiness conservent l’ADN cryogénisé de nos semences vivrières, le duo fomente une action-image puissante : Devenir graine. Tous deux recroquevillés dans la neige devant le « monde frigo », promesse de mort et d’éternité.
3’40
De retour en France, accompagnés d’une équipe de jeunes développeurs, ils en font une œuvre de réalité virtuelle, un « Doom Like », un tunnel ! Au bout, l’Extrafleur, la Sauvegarde sacrée, dans laquelle est encodé un poème, Le Bip de l’âme, celui du dernier humain sur Terre.
4′
Avec l’expertise d’un nez, ils créeront une odeur : le parfum du rien, la fragrance du vide, Seed fit l’objet de nombreuses expositions dans le champ des arts médias : quoi de plus volatil pour questionner les frontières qu’une mémoire moléculaire olfactive se dissipant dans l’espace du white cube ?
4’20
« Notre époque doit repenser l’esthétique par une pensée de la technique », nous enseignait Bernard Stiegler. La tekhnè : une révolution. L’art contemporain du duo Daniaux-Pigot est en ce sens révolutionnaire.
4’ 30
78° 55’ N est une œuvre que l’on peut voir exposée au centre d’art Mains d’Œuvres. C’est une réflexion sur le temps et le paysage. Une adresse IP, une collection : c’est là, à Svalbard que la caméra posée par les artistes en 2012 contemple la banquise. Mais il faut être un collectionneur averti pour s’offrir une vue sur le « réchauffement climatique en direct » ! Le marché spécule sur les gestes du passé ; Magali Daniaux et Cédric Pigot anticipent depuis vingt ans les récits d’aujourd’hui.
5’
Avec l’aide de hackers et d’un jeune chercheur en neurosciences, ils entraînent une intelligence artificielle, dans un « Giacophone » ! Quoi ? Ils réactivent une sculpture disparue de Giacometti en cabine téléphonique ? Mais oui ! Tu tapes ton propre numéro et TuSCI, l’IA, t’envoie un sms.
5’20
L’IA se prend-elle pour John Giorno ? Il suffit que le vent souffle au pôle Nord ou qu’un oiseau s’exhibe devant la caméra, le mouvement fait loi… Et hop ! La poésie encodée est délivrée dans ta poche. Le lieu de l’art est ton smartphone : « …votre cri criant de chagrin flotte sur les martiens spéculés… ». Hello Humans! est le titre du solo show consacré aux artistes, jusqu’au 10 octobre, au Narcissio à Nice.
5’40
Y sont exposés de grands collages dont les héros de bande dessinée forment les strates géologiques surpeuplées de continents en suspens. Dotant par l’apostrophe, leurs créatures de parole, les artistes inversent ici l’approche anthropocentrique – dans une vision post-apocalyptique sans doute plus apaisée et anti-spéciste du « monde d’après ».
6’
Toutes de céramique soient-elles, les chanterelles au pied dansant n’ont pas peur du message des araignées. Tandis que deux grands yeux nous offrent leurs oreilles, un Cthulhu porte le poids du monde avec majesté. Hello Humans! sonne comme l’interjection d’une population curieuse et déterminée à jouir de sa propre diversité.
6’20
Issue d’une paternité alien, mutante et queer revendiquée : Artaud, Ballard, Burroughs, Haraway, Lovecraft, Shelley – tou.te.s ont plus ou moins trempé dans cette affaire –, cette progéniture de terre et de feu, a peut-être encore bien des choses à nous dire : « Les beaux rêves ne sont pas faits de gaz lacrymogène. Il y a une fin aux Hommes, Il y a une fin pour les Chefs ».