Lionel Sabatté à la croisée des songes

Qu’elles nous effraient, nous révulsent ou nous subjuguent, les œuvres de Lionel Sabatté nous font de l’effet. Un effet d’abord viscéral, une réaction immédiate du corps, qui mobilise l’ensemble de nos sens entre effroi et émerveillement. A partir de rognures de peau, de poussière, de matière végétale…, l’artiste façonne un bestiaire fantastique aux capacités hypnotiques. Rendez-vous à Chambord, jusqu’au 17 septembre 2023, pour prendre la mesure de cette œuvre hors norme.

Lionel Sabatté avait pour ainsi dire le physique taillé pour l’emploi. Celui d’un poète à l’âme intranquille, d’un romantique ténébreux, cheveux au vent contemplant le monde de son promontoire. A la différence que lui a parfaitement les pieds sur terre. Accueilli plusieurs mois en résidence au prestigieux château de Chambord, l’artiste a su travailler avec ce lieu habité par les pouvoirs de l’imaginaire et dont le parc a nourri l’inspiration de nombreux écrivains, peintres, penseurs… On prétend que la force tellurique qui règne ici fait qu’on y dort bien, constatation quelque peu énigmatique, voire légèrement effrayante. Sabatté confirme y avoir passé des nuits profondes. Peut-être habitées par l’envie de nouvelles interactions entre vivant humain et non-humain, préoccupations centrales dans son travail. Pour Pollens clandestins, il a travaillé à faire ressortir le lien essentiel entre le château « artifice des hommes » et sa forêt, véritable réserve de faune et de flore. En tout, Lionel Sabatté a produit près de 150 œuvres qui resteront et produiront des témoignages de cette relation de Chambord à l’art. Des créatures mystiques en éclosion, des mirages de toutes sortes qui surgissent d’endroits où on ne les attend pas, entre arbres et buissons. Voilà ce que nous réserve l’exposition. Ces visions sont comme des spectres insaisissables. On s’égare dans leur profusion et les images qu’elles attisent dans notre subconscient.

Vue de l’exposition Pollens clandestins, Chrysalides, 2022. ©Photo Manon Schaefle

De la peau à la forêt

Pendant longtemps, Lionel Sabatté a flâné dans les couloirs du métro parisien où il a collecté les poussières souterraines, moutons aux contenus douteux, pleins de déchets organiques tombés de nos corps. Il en a tiré une série de sculptures, meute de loups majestueusement répugnante qui l’a fait connaître dans les années 2000, interrogeant notre sens du beau et de l’aversion et secouant gentiment notre estomac. Est-ce repoussant ou beau ? Est-ce beau parce que repoussant ?
A Chambord, il revient avec une tout autre proposition, invoquant les esprits de la forêt dans un rituel au rythme accéléré. Il y va de toute sa personne pour aider manuellement ces êtres énigmatiques à émerger de l’invisible, se révéler parmi nous. Artiste-passeur, connecteur de règnes, d’éléments dans un grand cycle, il lui arrive de rêver de moutons de poussière dans un état de demi-sommeil.
Ainsi, Pollens clandestins se situe sous l’égide de l’univers forestier et son statut de monde ambivalent, à la croisée des songes et de prétendus dangers. Dans la forêt, nous explique Lionel Sabatté, « il y a toujours une tension entre se perdre et se retrouver, entre devenir animal, sauvage, perdre contact avec la civilisation, et revenir à sa première nature ».

Lionel Sabatté et la Dame du Lac. ©Photo Manon Schaefle

On découvre la Dame du lac (2023), première sculpture monumentale, au terme d’une excursion dans les bois, au bord d’un étang où sont installées des familles de balbuzards pêcheurs – des petits aigles migrateurs –, et donc ce nouvel oiseau sans genre, entre animal réel et imaginaire, entre représentation naturaliste et symbolique. Lionel Sabatté l’a réalisée au début de sa résidence, c’est-à-dire vers le mois de mars. Elle sera amenée à rester sur place, arrimée à la terre par des fondations profondes. De loin, elle se dessine dans le paysage, fondue au lieu, artefact en mimesis avec l’écosystème. Se profile comme une apparition fantomatique, sorte de vigie, de sentinelle de la forêt. Son reflet danse sur les ondes de l’étang. Elle évoque un esprit qui prend une forme animale mais on devine qu’il ne l’est pas totalement. Pour certains, la Dame du lac est effrayante, pour d’autres rassurante. Des racines artificielles, comme sorties de terre, tissent une forme ou un exosquelette avec ses lambeaux de chair. Son corps est composé de matériaux bruts, minéraux et organiques (ciment, ferraille, fibres végétales…). Cette chouette est la cinquième d’une série disséminée dans des lieux gardés discrets par l’artiste. Elle a été réalisée au cœur de l’hiver, dans des conditions, donc, assez rudes. L’idée était de proposer une sculpture dans la forêt, fabriquée sur place et qui devienne un élément qui appartient au domaine. On imagine les mains gelées plongeant généreusement dans la glaise, travaillant le ciment. Deux artisans ont participé à la construction de la pièce, sur une durée de 10 jours pour « être dans un engagement physique intense et casser l’indécision en suivant le chronomètre de l’urgence ». « Le ciment est à l’origine un minéral, ses nuances évoluent avec l’humidité ce qui fait sa magie », poursuit Lionel Sabatté. L’oiseau sculpté est aussi un refuge dans lequel on peut se cacher et évoque tant la chouette d’Athéna, métaphore de la connaissance, que la caverne, « en hommage à nos ancêtres de la préhistoire ». Son aura tient aussi au silex taillé, daté de 12 000 ans qui servait alors à graver des os, que l’artiste a découvert sur le terrain. Il espère pouvoir le sceller dans le cœur de la sculpture, faisant d’elle un nouveau golem. « Tout le monde pourrait ainsi profiter de cet objet sans le déranger de sa place où il a reposé depuis la nuit des temps ». Un évènement presque mystique qui renforce le lien à l’histoire symbolisé par l’œuvre.

Aliens primitifs

La chouette est à l’image de tous les êtres du troisième type, des physionomies animales aux créatures des plus invraisemblables, modelées par Lionel Sabatté. Son bestiaire mutant dévie de la réalité vers des hybridations fantasques. De l’oiseau à la bête du Gevaudan revisitée en passant par les têtards, dragons, tritons, fées…, elles racontent des contes, micro-fictions sur l’origine du monde. Pour cela, l’artiste procède par des modifications anatomiques, des opérations de remembrement, pour rendre des physionomies réelles moins communes, et ainsi attiser les pouvoirs de l’évocation. Malgré le caractère naturel des matières utilisées (cadavres d’insectes, cheveux…), il y a une dimension de science-fiction. On est projeté dans des ailleurs, d’autres dimensions qu’elles soient antérieures ou futuristes, oniriques ou dystopiques. Les références peuvent être initialement historiques, comme avec le motif de la salamandre emprunté à François Ier et aux armures médiévales de Chambord. Mais on bascule toujours à un moment dans la légende, le conte fantastique… pour s’approcher du corps le plus mystérieux et métaphysique, celui du réel. Ces créatures nous parlent de l’état du monde, sa santé et sa composition microscopique en recourant à ce qu’il y a de plus infime en lui comme la poussière.

La Meute, 2006. ©Lionel Sabatté, photo Grégory Copitet

Dans le jardin plus aux abords du château, ce sont cette fois 29 Champs d’oiseaux (2023) que Lionel Sabatté nous offre, via une installation de 29 sculptures de tailles variées comme des brins, des embryons de volatiles en gestation qui poussent pour atteindre la dimension du plus grand, La Dame du lac. Comme si la chouette se démultipliait et mutait en d’innombrables entités se rapprochant du château, prêtes à l’investir. Ces « totems » sont eux-mêmes surmontés par des figures d’oiseaux croisés avec le végétal et le minéral. Des couches de mondes différents empilés, confondus. Ils font la jonction entre les règnes humains (artefacts) et non humains. Le sculpteur nous rappelle que « le parc de Chambord fait plus de la superficie de Paris. Le domaine appartient donc plus aux animaux qu’aux hommes », et évoque l’humilité de notre condition. A nouveau, cette sensation de surgissement, d’autogénération d’organismes aliens qui ressemblent en même temps aux sculptures de Giacometti. L’artiste assume sa position de créateur, mais toujours respectueusement en dialogue avec ce que la nature met à sa portée et lui enseigne. Souvent, il lui permet d’opérer son lent travail : rouille, décomposition, salissures… Il chérit les traces qu’elle laisse, signe de vie et aussi son revers, la mort. Mais les deux ne s’opposent pas, participent d’un même mouvement primordial. Les loups sont prêts à retourner dans les bois (La Meute,2006 – à nouveau exposée à Chambord) après s’être égarés dans les couloirs métropolitains. L’artiste met en scène un retour aux sources. Une bestialité libératrice qui s’exprime dans l’insoumission aux formes naturalistes. Cette pièce est l’histoire, en une vision, d’une ascension : du loup effondré, écorché au loup hurlant, plus grand que nature. Ascension qui se poursuit jusqu’à la forêt. La meute se recompose depuis des moutons de poussière (« Surtout composés de cheveux tombés », précise Lionel Sabatté), traces de matières déjà dégradées au point qu’elles ne se détérioreront plus.

La Rose blanche, 2013. ©Photo Manon Schaefle

Le tombeau des lucioles

Toutes ces sculptures, assemblages, peintures, dessins… sont de petits miracles. On y croise des têtes énuquées, des oiseaux mazoutés (Poussière volatile, 2020), des insectes défunts, des visages ressemblant aux calcinés de Pompéi… mais l’aspect mortuaire de beaucoup de ses créatures est contrebalancé par un effet de sublimation. Une transfiguration du laid, de la mort, leur transport vers le sublime qui s’affirme aussi dans le refus de leur mise à l’écart. Plutôt que les cimetières, Lionel Sabatté les fait entrer dans les musées, et même au château. Dès lors, ce dernier se trouve transformé en une sorte de tombeau des lucioles. Pas de cadavre sans renaissance. C’est ce que semble susurrer la série des Chrysalides (2022-2023), peintures à l’huile agglutinées avec de la poussière du château et des chutes de soie récupérées qui s’inscrivent dans la longue tradition des carcasses suspendues (Rembrandt, Chaïm Soutine, Paul Rebeyrolle…) La soie, à la fois luxueuse et déchet, rappelle la Renaissance avec les routes de la soie et le cocon du papillon. Ils semblent prêts à faire éclore de nouvelles créatures. Face à ces travaux, on hésite entre les genres (peinture ou sculpture ?) et entre le sentiment de vie et de mort. Des œuvres qui font écho à d’autres pièces mythiques de l’artiste, des fées formées de cadavres d’abeilles et mouches faites reines (Extension d’une reine, 2013) aux roses dont les pétales (La Rose blanche, 2013) sont réalisés avec des peaux mortes de pieds… et la plante de pieds qui devient pétales de fleurs éternelles ! Lionel Sabatté opère un cycle allant des biomatériaux au biomorphisme, reconstituant des corps entiers, presque animés, à partir de matière « morte ». Il cite Emmanuel Coccia et son livre Métamorphoses (2021) : dans son travail, il y a cette idée de circulation d’un monde et d’un état à l’autre. Son matériau de prédilection est donc la poussière, qui partage son étymologie avec le pollen. La poussière est à la fois quelque chose de sale, repoussant, on voudrait la faire disparaître, et en même temps c’est la condition ultime et initiale de toute chose. « La poussière est normalement anonyme, on ne sait pas ce qui la constitue hormis qu’elle est fondée par ce qu’on perd comme les poils, bouts de peau… La poussière est une des rares choses qui n’appartient à personne et dont personne ne se revendique. Alors même qu’elle nous est propre, qu’elle appartient à notre propre corps. Si on l’analysait on trouverait l’ADN de milliers de personnes. » Les sculptures données au public illuminent cette dimension collective de la poussière. Dans le travail de Lionel Sabatté, elle devient un élément lumineux, empli d’espoir. Tout comme les lucioles qui ne brillent jamais ailleurs que dans la nuit.

Salamandre Nutrisco et Extinguo, 2023. ©Lionel Sabatté, photo Grégory Copitet

Contact> Pollens clandestins, jusqu’au 17 septembre 2023, Château de Chambord. Site de l’artiste.

Image d’ouverture> Lionel Sabatté et les Champs d’oiseaux. ©Photo Manon Schaefle

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