L’Inachevant de Christian Bonnefoi

Les éditions La Part de l’Œil viennent de publier Traité de peinture de Christian Bonnefoi. S’inscrivant dans le prolongement des Ecrits sur l’art (1974-1981), sorti en 1997 chez le même éditeur, l’ouvrage rassemble des textes écrits depuis 2010. A l’occasion de la sortie en librairie de ce nouvel opus, Dina Germanos Besson* vous entraîne au fil des pages vers une conception originale de l’œuvre, où l’auteur donne corps et vie à la technique, celle qui empêche l’engloutissement de la peinture, allégorisé par le Radeau de la Méduse.

« …il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel
et secouer sur sa ligne
la poussière des ailes du papillon. »

Denis Diderot

Christian Bonnefoi ne théorise pas, mais écrit, affirme Michel Guérin, dans sa préface. Qu’est-ce écrire sinon laisser une rature, mais une rature qui efface, retouche, conserve, en préservant autre chose de ce qui était là avant ? En ce sens, l’écrire est une « dérivation du peindre », c’est-à-dire un mouvement qui déplace les lignes, et qui s’accorde avec l’idée du tableau qui défère sa réalisation et résiste à sa clôture : « De lieu il n’y en a pas ». Ce sont alors des lendemains incertains, pourtant souhaités, conférant à l’attente une dimension non d’impuissance mais d’impossible, et dont le non-finito serait un de ces noms. Cette éthique invite à accorder une place privilégiée à la technè (et non pas l’épistémè) qui est de l’ordre d’un savoir-faire, c’est-à-dire aussi d’un faire qui tient compte de la contingence. Ce savoir, auquel s’ajoute un faire, découle de la matière, pour déployer ses figures à travers les dispositifs et les machines, un intermédiaire entre œuvre et pensée de l’œuvre. Il s’agit d’un processus en somme doté d’une double action, selon le principe du dévoilement-enfouissement, où l’œuvre assume cette impensable contradiction de maintenir la béance en même temps d’être ce qui cesse de ne pas s’écrire, pour le dire avec Lacan.
Dans son Traité, Bonnefoi ajoute aux recettes des théoriciens classiques – déjà adeptes de l’intuition de la migration de l’image – ses propres ingrédients. Il donne alors à voir une conception de la peinture qui a pour horizon sa propre origine, demeurant pour ainsi dire inactuelle, tout entière de préhistoire. Il met également en scène une lutte perpétuelle entre langage et peinture – et dont le « diagramme » constitue l’intervalle – recelant à l’Ut Pictura poesis de nouvelles couleurs : deux modes antinomiques, où chacun pour sa survie résiste à l’anéantissement de l’autre, mais dont la rencontre heureuse devient source de créations inédites. Car en ce lieu, l’un donne à l’autre le repère qui arrime au sens, tandis que l’autre lui attribue la liberté du mouvement. N’est-ce pas le geste inouï de Michel-Ange qui, pour rétablir la destination de l’œuvre, emprunte la voie du contre-processus, soit ce que Bonnefoi appelle l’Inachevant ? Il s’agit d’un concept pratique dépendant de la technè où le peintre se détourne de la destination ontologique pour emprunter le chemin inversé. Ce moment correspond à celui où la technique, ayant achevé sa tâche de production d’images, retourne elle-même vers son principe et le modifie. L’Inachevant est alors voilement, l’opposé du processus qui montre, et constitutif du Secret. Pour mieux l’appréhender, il fait appel au modèle de la poésie, où rarement langue et forme se trouvent étroitement liées ; un modèle qui se fonde sur cette ambigüité qu’on qualifie de sens double – c’est le cas de le dire – là où la volonté du sens vise à l’éliminer. C’est une poésie, enfin, ayant non seulement un effet de sens, mais encore un effet de trou, à la manière d’une sculpture qui creuse le vide dans le plein (per via di levare).

Composition Zulma, 900 x 280 cm, 2017. ©Christian Bonnefoi

Langage et peinture se rencontrent également dans le collage, l’envers du tableau, où les compositions de la nature morte, corps vagabonds, se réactualisent inlassablement. Il en est ainsi de la « palette d’objets » de Matisse qui se disperse dans un intérieur invisible, où l’idée circule par la marche du tableau, le colorant et nous faisant signe. Tout se passe comme si la peinture s’engendrait à partir de ses propres motifs, comme si ce thème classique, et mineur, délivrait (de Chardin à Cézanne puis radicalement à Picasso) les propriétés techniques, fonctionnelles et conceptuelles qu’elle abritait dans les formes simples, à la surface lisse des pommes ou à travers la transparence des verres : il s’agit à proprement parler d’une mutation et non pas d’une métamorphose. Les choses sont alors en mouvement, où le dehors et le dedans échangent leur qualité, où la pensée de la forme devient résolument technique. Elles mutent dans d’autres médiums, une palpitation qui délivre le langage de sa tyrannie et de sa vocation à théoriser, à l’image du Livre qui accueille toutes les permutations possibles, où l’on se laisse aller à la rêverie, le temps d’un instant embrassantla durée – et qui est le propre du tableau.
Cette aventure picturale devient métaphore de la recherche elle-même, où fonction et formes sont une seule et même chose. Dans ce monde inversé, la somme des gestes subvertit le tout, empêchant la tautologie, perturbant le sens. En déliant sans cesse, épousant la technique métonymique qui se dissocie de la technique classique, cette recherche nous offre l’occasion de devenir regardant, curieux du hasard, à la fois spectateur et acteur des variables infinies stockées dans « l’épaisseur ». Elles se renouvellent indépendamment de leur auteur, conservant l’énigme, là où « aucune interprétation n’épuise une œuvre d’art ». Qu’est-ce alors l’interprétation ? Elle n’appartient ni tout à fait au peintre, ni tout à fait au spectateur ; c’est la peinture elle-même, à l’image de l’inconscient, qui interprète – une interprétation sans sujet donc, comme en témoigne le rêve.
Ainsi, « ce qui fait tableau » ne constitue pas forcément un « lieu-tableau ». A l’instar de la comparaison baudelairienne qui, amputée de son outil (« la nature est un temple »), devient le procédé stylistique de la quête des correspondances (« Je raye le mot comme du dictionnaire », disait Mallarmé), il ne s’agit pas de faire de l’objet-œuvre un signe d’identification (l’in situ) ou une valeur immédiate d’échange (comme le ready-made, car une fois le pari acté, il « ne peut plus être joué »). Sous la main de Bonnefoi, pour que l’exposition ne se réduise pas au mode de diffusion divulguant le secret, elle se décline en différents objets aux caractères formels : « les esquisses comme expérience technique », « le tableau comme lieu de condensation », où la somme des plans de l’épaisseur transparaissaient les uns aux autres, où recto et verso échangent leur position, où le verso fait face, « le collage comme spatialisation », ou encore, le collage comme résultat des membra disjecta. Libres de toute attache, fragmentant l’espace, ils élèvent la colle, l’épingle et l’aiguille, ces invus, à la dignité de l’art. Lequel ? Non pas « l’art du visible » mais le trou de l’Autre qui ne peut prendre figure.

Fragile, 40 x 40 cm, 2019. ©Christian Bonnefoi

L’action des membres dispersés poursuit son chemin en joignant au Traité un abécédaire, lui-même précédé d’un diagramme. Ce dernier spatialise les différentes données de l’évolution chronologique du travail du peintre en indiquant les rapports d’une série à l’autre, d’une technique à l’autre ; des images, des mots et des schémas sont introduits par sur-impression. Le lexique reprend point par point ces informations. En disséquant les mots, Bonnefoi nous dévoile les vertus cachées de la peinture à travers le lexique (ce sera le tome 2), mais un lexique qui vise moins à guider qu’à déclencher certains mouvements de la pensée. Car chaque mot choisi est le fruit d’une longue expérience, d’une maturation sortant de l’obscur, où il y aurait plus à découvrir que dans la lumière désincarnée de la théorie de l’art ; de sorte qu’il aurait pu reprendre à son compte les vers de Nerval : « L’alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets… ».

*Dina Germanos Besson est psychanalyste. Elle est l’auteur de La farce ou la condition humaine post-tragique : que nous apprend le Liban sur le lien social contemporain ? (avec T. Lamote, PUM, 2019) ; Le Brouillon des sens, procédés et figures à l’épreuve de la psychanalyse (Langage, 2021) ; Bernard Moninot : Art, science et psychanalyse (L’Harmattan, 2021) ; Le secret des anges : dialogue sur le rêve, la peinture et la psychanalyse (avec Ch. Bonnefoi, Éliott, 2023). Ses écrits traitent principalement du lien social, de l’art et de la littérature sous le prisme de la psychanalyse.

Contact et image d’ouverture> Christian Bonnefoi, Traité de peinture, tome 1, éditions La Part de l’Œil, 2023, 28 €.