Alors qu’en décembre dernier, Koyo Kouoh, directrice et conservatrice en chef du Zeitz Museum Contemporary Art Africa (Zeitz MOCAA) depuis 2019, a été nommée commissaire générale de la prochaine Biennale d’art de Venise, Marcin Sobieszczanski revient sur une des œuvres emblématiques de l’édition 2024, déployée sous le titre Stranieri Ovunque, Foreigners Everywhere. Présente dans le pavillon de l’Arsenal, la vidéo-installation The Mapping Journey Project de Bouchra Khalili a marqué les esprits. Le chercheur en Sciences de la communication à l’Université Côte d’Azur vous en explique les raisons.
L’artiste franco-marocaine Bouchra Khalili a exposé dans le pavillon de l’Arsenal à la Biennale de Venise 2024, à côté de l’œuvre The Constellations qui lui a valu en 2023 le Prix Marcel Duchamp, sa vidéo-installation The Mapping Journey Project, conçue entre 2008 et 2011. Les deux travaux mis en miroir entraient parfaitement dans le thème de l’édition vénitienne désormais achevée.
Elaboré sur plusieurs années de collaboration avec des réfugiés et des apatrides d’Afrique du Nord et de l’Est, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud, le projet s’affichait alors sur huit vidéos et autant de sérigraphies. D’un côté, le spectateur déambulait dans des cartes scolaires illuminées, et d’un autre, les mêmes voyages terrestres étaient projetés sur le ciel d’un bleu profond. Un long plan fixe, une main tenant un marqueur, la voix et le dessin en temps réel, faisaient face à une constellation d’étoiles reliées par un nom.

La portée de l’installation, doublement articulée « schéma du ciel / schéma de la Terre » est transparente, Bouchra Khalili s’emploie à nous communiquer notre défaut de conscience collective : connaissant ces tracées de migrants par les chaînes de l’info-continue, souvent dans leurs aspects tragiques, difficilement imaginables des deux côtés des mers qui nous séparent, nous réalisons rarement que derrière chaque trajectoire opèrent des personnes. Les circonstances des odyssées, qui souvent deviennent anabasis, sont données en vrac, par des bribes éparpillées à travers des récits que sont ces enregistrements bruts. Pas de dessein politique ni d’analyse causale, le fait s’autoréalise en un message politique.
Mais ce qui fait que ces contes actuels font une œuvre n’est pas seulement leur contenu politique, avec la délicatesse du traitement du sujet, non plus leur spectaculaire présentation en une série d’écrans à luminosité constante remplissant parfaitement l’espace de déambulation de la Corderie… Ces aspects sont nécessaires, ils constituent même la condition sine qua non du métier de l’artiste confirmée et primée.
Mais l’œuvre y est érigée principalement par autre chose… L’hypothèse critique : l’œuvre est faite par l’expression de l’expérience des protagonistes en termes de modélisation et de visualisation géographiques non eurocentrées des trajectoires, plus précisément par l’usage d’une des innombrables représentations cartographiques du territoire et des déplacements sur sa surface, celle qui nous guide, qui est à l’origine de tout voyage, entrepris dans un cadre pacifique ou dans l’urgence vitale. Et au-delà d’une technique qui se propose comme potentiellement utilisable par l’artiste voulant rendre compte du phénomène migratoire, il s’agit du processus cognitif qui puise dans ce qui advient et dans ce qui est mémorisé, pour en faire une apparition en un mode spécifique de réponse aux événements subis et suscités par le sujet. Les pratiques esthétiques sont alors l’exercice de la méta-perception, autrement dit la monstration du mécanisme par lequel l’information sur le monde externe et interne, aux prises avec l’extérieur, entre dans le domaine de son traitement mental.

Le traitement de l’information provoque en général une action qui se déverse ensuite sur l’environnement et engage le sujet dans le biofeedback de l’adaptation aux événements et de la création des événements. Ainsi surviennent les processus dont les sujets sont des acteurs. Mais le comportement esthétique apporte ici encore une autre dimension, celle qui fait exposer la manière dont le sujet est entré en possession de l’information qui établit son vécu. Il aménage la conscientisation de la perception, dans ce cas précis : la proprioceptive relative à la locomotion, la visuelle relative au défilement du paysage et la géo-locative relative à l’orientation spatiale, pour finir par le geste démonstratif de la main qui déploie le récit sur une communauté. Cette mise en évidence non pas des contenus mais de leur support psychique œuvre à la constitution d’un corpus de l’information sur la mobilité qui permet in fine l’émergence de nouvelles stratégies face aux défis existentiels qui se dressent devant les sujets que nous sommes, et les publics que nous sommes également, dans la circulation des narrations de déplacement.
Autrement dit, The Mapping Journey Project n’est pas une œuvre politique parce qu’elle fait appel aux convictions politiques de son autrice, elle est politique et communicable parce que par l’expérience esthétique qu’elle a instaurée, elle donnera une nouvelle réponse aux stimuli qui nous influencent, réponse que nous allons reverser dans notre environnement à la place de l’ancien dépôt mnésique : la stimulation d’une nouvelle expérience de mobilité et des actions inédites qui seront entreprises sans trop tarder.
Une première version de ce texte a été publiée dans perfomArts.

Image d’ouverture> The Mapping Journey Project de Bouchra Khalili. ©Photo MLD

