Le château de Jau accueille pour la troisième fois la peinture de Vincent Corpet. Jusqu’à la fin de l’été, Fatras III, le Sauvage donne à découvrir différents aspects de l’homme, dernier animal sauvage comme le nomme l’artiste. Dans ce lieu d’art et d’art de vivre, la peinture livre la luxuriance d’un univers à nul autre pareil. Jusqu’au 30 septembre.
Pour la troisième année consécutive, l’artiste Vincent Corpet a le privilège d’exposer au Château de Jau, à Cases-de-Pène dans les Pyrénées Orientales. Privilège sans nul doute car jamais une telle opportunité n’a été donnée à un artiste dans ce lieu. Mais c’est une longue histoire. La famille Dauré (et actuellement leur fille Régine) en la personne de Sabine, épouse de Bernard, propriétaire du domaine viticole, a été à l’origine du déploiement artistique du lieu, en tissant pendant de longues années, des liens professionnels, profonds et amicaux avec les artistes. Vincent Corpet fait partie de ces fidèles qui, non seulement a suivi de près les manifestations qui étaient proposées chaque été, mais en est l’acteur pour la troisième année.
Fatras III, le Sauvage succède donc à Fatras I où il interrogeait le genre du paysage et de la nature morte avec en toile de fond Picasso ou Matisse, montré en 2021 et Fatras II axé sur l’iconographie religieuse en 2022. Ces expositions, ressemblant à s’y méprendre à une rétrospective sur trois ans, montrent avec bonheur les aspects nombreux de la peinture de Vincent Corpet. Tantôt orientée sur des repères picturaux inspirés de l’histoire de l’art, comme il l’avait fait avec Fuck maîtres, tantôt plus centrée sur des manières, des sujets intimes ou sociétaux. A l’image de Prévert qui, dans son recueil éponyme, jouait à un ricochet entre les sons et les rythmes de mots, Corpet lui, fait ricocher les formes entre elles. Fatras n’a de fatras que les enchevêtrements entre réel et imaginaire.
La dernière exposition de la série, Fatras III-le Sauvage, montre plusieurs aspects des humains, de l’homme, dernier animal sauvage comme le nomme l’artiste. Portraits en pied de personnes connues, grands et petits formats, compositions allégoriques, tableaux très colorés, tous marqués du sceau du temps que Corpet mesure et replace à la virgule près dans sa création. En effet, il « sait » tout de son travail et ce n’est pas une redondance, il se souvient des circonstances, des anecdotes, des motivations, des situations parfois burlesques qui lui ont fait « commettre » ses œuvres. Aussi, c’est une réelle jubilation que d’entendre cet artiste commenter ses créations.
La couleur domine sa pratique et les formes passées au tambour de son imagination fabriquent des personnages hybrides, des animaux inexistants, des figures torturées ou bien si entremêlées qu’elles semblent en lutte contre un arrachement. De cette abondance picturale émerge une grande maîtrise, un savoir faire subordonné à la relation que le peintre établit entre les « mots et les choses ». Ce rapport entre les titres et les figures que l’on sent plus qu’il ne s’impose indique un jeu de va-et-vient. Si Michel Foucault tirait de cette relation entre les mots et les choses des conditions de vérité pour la production d’une œuvre, la position du philosophe varie quelque peu pour l’artiste car Vincent Corpet explore aussi pertinemment les figures emblématiques de l’histoire de l’art (ou de la simple vie des objets) pour en restituer un état de vérité du monde. Une sorte d’extraction logique que la peinture livre aux objets créés. Généreux en détails et prolixe en productions, Corpet donne l’impression d’emprunter l’espace de la toile pour y inscrire le temps, de louer le temps pour le désaxer de sa trajectoire, de mixer la couleur pour inventer un répertoire. En somme, l’intention créatrice transpire dans chaque œuvre, la manière n’évoque en rien un tic de représentation, au contraire, sa manière indiscutablement reconnaissable, fait éclore les indices d’une piste à redécouvrir. C’est ce qui est sans doute le plus marquant dans la peinture de cet artiste. Aucune œuvre n’inscrit une totalité, chacune a son autonomie mais appartient à la famille gigantesque de l’atelier. La population d’œuvres produite habite les musées, les galeries, les collections comme si les « motifs » entre eux, où qu’ils se trouvent, d’une cimaise à un salon, d’un dépôt à une place de choix, d’un chef-d’œuvre à une repro, communiquaient leur identité, leur espèce, sorte de dynastie déjantée occupant l’espace de l’art.
Pourquoi me direz-vous tant de préoccupations à entourer de talents préliminaires les œuvres exposées ? Simplement parce qu’il arrive exceptionnellement dans une exposition de ressentir le sentiment d’évidence, de continuité, de fluidité entre les peintures, les époques, les lieux. Sa pratique en témoigne au premier chef. Dans la série intitulée Chimères, Corpet a posé une question via les réseaux sociaux : « Si Untel était un animal et/ou une couleur, ce serait ? ». Lorsqu’il substitue Untel à Franco les réponses fusent, le qualifiant de « porc », « caca d’oie », « mierda », « dindon noir », ou par des traits d’humour grinçant : « on dit bien franco de porc », etc. A partir des réponses obtenues sur Facebook, Corpet triture les images et les mots, en fabrique un bestiaire de faux humains, de chimères pleines d’humour, ironiques ou graves. Staline transfiguré (à peine) en phoque, tête d’ours, pince de crabe et animal à toutes sortes de cornes, Hitler emprunte les attributs du serpent en guise de main en l’air, et le corps étriqué d’un bouffon. La couleur vient figer l’anecdote sobrement, les formes et motifs ne se justifient en rien au regard d’une imitation, ils s’imbriquent en formant une nouvelle réalité, où seules, des correspondances, des complicités entre symboles identifiables et incongruités remplissent le rôle de réponse. Les fonds sont toujours monochromes, les êtres s’y détachent imperturbablement, issus de leur couleur d’origine.
Vincent Corpet parle peinture, pense peinture, vit le désir. Il ne le gère pas, l’exprime avec flamboiement sans jamais perdre de vue la « matrice », celle du rapport fond/forme, surface/détail, symbole/invention, des solutions plastiques toujours recommencées, dans la luxuriance de son univers.
Dans un ordre plus spectaculaire, l’artiste a rendu compte de son milieu, les stars du système, les anonymes toujours présents, les amis… on y rencontre ainsi dans la série des Nus, les expressions insoupçonnées de la pudeur, en pleine effraction de la mentalité bienpensante, les corps à la vue de tous, vêtements en moins. En effet, cette série de portraits en pied a fait l’objet d’une exigence de nudité quasi académique, sans posture autre que les bras le long du corps, à partir de laquelle Vincent Corpet déclare « son intimité de l’autre ». Il s’empare du corps de l’autre pour le faire sien dans la peinture, une appropriation transgressive dans le détail, jamais flatteur, au moyen de laquelle il dépasse la ressemblance, va au-delà du personnage connu ou inconnu, le fait entrer au panthéon de la peinture. Une représentation plate de la personne habillée de couleur chair, posée au sol ou à la verticale, à la dimension réelle de son propre corps qu’il a détouré avant tout « commencement ». On y reconnaît entre autres Sabine Dauré, qui l’eut cru, dans le simple appareil d’une noblesse de port de tête (et de corps). Les personnages prennent leurs places, parfois en vis-à-vis, comme c’est le cas pour les écrivains Jacques Henric et Catherine Millet (Artpress). Réussite foisonnante pour ce paravent où les deux personnages se font face non sans se mêler et se fondre sur le panneau central dans une masse sexuelle de chair arrondie aux couleurs brunes sur fond rose, comme s’ils étaient les spectateurs froids de leur étreinte. En trois volets, Corpet dit presque tout de ce qui est su sur ce couple, assidu à renouveler les limites du tabou ou du sacré. Un texte de Catherine Millet accompagne l’œuvre et décrit avec une certaine espièglerie les affres de la pause. Les chimères se poursuivent sur un mode plus critique et moqueur avec une galerie de portraits des acteurs lugubres de l’ère Covid.
En apposition à l’autre bout du bâtiment, une grande fresque Analfabête rejoue la problématique pariétale de l’inscription, figures de taureau renversé, grenouille, requin, éléphant, tous imbriqués au premier plan prennent du recul par les mots inscrits à la manière d’un protocole vital : eau/bas, j’ai, RIRE, sans lire, terre… mais ils assurent par leur emplacement sur la toile la plasticité du graphisme manuscrit. Ecrire sur les formes l’arbitraire des sens pointe l’absence de correspondances logiques entre eux.
La diversité des thèmes traités, la vitalité plastique des motifs, le naturel de la gestualité font de l’œuvre de Vincent Corpet une référence de l’art contemporain. Rendons hommage au château de Jau d’avoir permis, à la suite de grands musées et galeries, telle celle de Daniel Templon qui l’exposa en son temps, cette rétrospective dont on sait qu’elle n’est qu’une section de temps entre 1989 et 2023.
Pour compléter cette exposition on peut aller sur le site de l’artiste sur lequel est proposée une vidéo en hommage à son hôte. On y devine aussi qu’il s’agit peut-être de la dernière exposition organisée dans ce havre catalan (souhaitons le contraire), où quoi qu’il en soit, on ne doit pas manquer aussi d’y découvrir et déguster les spécialités de son restaurant, à l’ombre des platanes. Nous espérons qu’art et art de vivre perdureront encore longtemps l’un et l’autre à Jau pour le plaisir estival.
Contact> Vincent Corpet. Fatras III-le Sauvage jusqu’au 30 septembre, Château de Jau, 66600 Cases de Pène. Tél. : 04 68 38 90 10.
Image d’ouverture> Vue de l’exposition Fatras III-le Sauvage. ©Photo Château de Jau