Comptant parmi les invités d’honneur de la saison 2016 du Centre d’Arts et de Nature du Domaine de Chaumont-sur-Loire, Andy Goldsworthy y a élevé un cairn d’ardoise prenant appui sur une souche de platane. Une œuvre pérenne – la première commandée en ce sens par l’institution –, vouée à évoluer au fil de la repousse attendue de l’arbre abattu. Une œuvre vivante, qui témoigne des liens complices noués par l’artiste britannique avec la nature depuis près de 40 ans.
« Quand j’arrive dans un endroit, je m’intéresse toujours de près à ses spécificités ; cela peut être l’environnement naturel, la présence de l’eau, de la roche, des arbres, comme des données plus générales. J’aime comprendre, percevoir les choses qui traversent un lieu. » Cet état d’esprit, qui préside à chacune de ses interventions, Andy Goldsworthy en a acquis les prémices dès son plus jeune âge. Né en juillet 1956 dans le Cheshire, au nord-ouest de l’Angleterre, il a grandi à Leeds, dans le Yorkshire, où son père enseignait les mathématiques appliquées à l’université. « Nous habitions juste en bordure de la ville, dans une maison neuve située dans une banlieue en expansion, se souvient-il. Derrière le jardin, il y avait des champs et, un peu plus loin, un bois ; j’adorais y jouer et, plus tard, aider aux travaux de la ferme voisine. Et puis, les champs sont devenus des terrains constructibles. Je garde en mémoire ce sentiment terrible de perte… J’en voulais aux gens qui s’installaient dans les nouvelles habitations ! Jusqu’à ce qu’un jour je réalise que le terrain occupé par ma maison avait lui aussi été un champ ou un bois. J’ai mesuré très tôt la complexité de ces choses. » Ce vécu et la prise de conscience assortie participeront à faire de Goldsworthy un artiste aussi à l’aise en milieu urbain qu’en pleine nature, « même s’il est vrai que chaque fois que je travaille dans une ville, j’essaie toujours d’en déceler les éléments naturels », précise-t-il. « Je ne parle pas des parcs, mais de la nature des immeubles, de la pierre, des habitants, etc. »
Son intérêt pour l’art prend, lui aussi, source dans l’enfance. Catalogué comme « très mauvais » élève, il n’en a cure et passe son temps à dessiner. « C’était tout ce qui m’intéressait ! » Dès les études secondaires achevées, il rejoint, en 1974, la Bradford School of Art, située non loin de Leeds, puis, un an plus tard, le département Arts de la Preston Polytechnic (devenue University of Central Lancashire), dont il sort diplômé en 1978. Andy Goldsworthy deviendra respectivement docteur honoris causa de la Bradford University en 1993 et membre honoraire de la University of Central Lancashire en 1995. « Comment se fait-il que l’ont m’ait décerné ces titres honorifiques – pour mon travail artistique, mais aussi pour mes écrits –, alors que j’étais considéré comme “stupide” à l’école ? s’interroge-t-il dans un sourire. L’art est selon moi la seule raison. C’est lui qui m’a appris à parler et à écrire. C’est un outil extrêmement puissant pour des personnes qui ne correspondent pas à l’idée commune que l’on se fait de l’intelligence ou de l’éducation : il faut pour créer faire appel à l’ingénierie, aux mathématiques, à l’architecture. C’est un tout. »
Installé depuis une trentaine d’années dans un petit village du sud-ouest de l’Ecosse du nom de Penpont, l’artiste voyage énormément, alternant, tous les quinze jours en moyenne, séjours à l’extérieur et dans son atelier écossais. Du Royaume-Uni à l’Australie, en passant par les Etats-Unis, le Canada, le Japon ou encore la France – l’artiste a réalisé plusieurs œuvres dans la région de Digne-les-Bains, dès le milieu des années 1990 –, Andy Goldsworthy a multiplié les interventions dans des paysages et conditions climatiques les plus variés. Terre, sable, pierre, neige, glace, bois et autres éléments végétaux sont autant de matières premières qu’il sculpte et/ou assemble au gré d’une intuition guidée par un unique souci d’harmonie avec un environnement donné. Dessin et photographie tiennent une place importante dans chacun de ses projets. « Il existe un dialogue très fort entre dessins et œuvres. » En amont, ses croquis l’aident à réfléchir aux questions de taille et de proportions ; il n’aime rien tant ensuite que d’imaginer ce qu’il va advenir d’une pièce. « Quitte à ce que la réalité nous prouve que je me trompais ! », concède-t-il en riant. La photographie, quant à elle, est pour lui une sorte de langage lui permettant de décrire la vie d’une création. « Il ne s’agit pas uniquement de documenter un travail et son évolution, ni de considérer les images comme des œuvres en elles-mêmes. C’est une manière de regarder, de comprendre et d’appréhender autrement une sculpture. »
Un cairn vivant de quelque huit tonnes
A Chaumont-sur-Loire, l’artiste explique avoir immédiatement été séduit par le mouvement lent et tranquille de la Loire s’écoulant en contrebas du domaine. Un premier projet, qui impliquait la construction d’une maisonnette de pierre, sera abandonné du fait des restrictions réglementaires imposées par le caractère patrimonial du site historique. « J’étais très déçu, sur le coup, de la décision de ne pas donner corps à cette “magnifique” idée, glisse-t-il avec humour. Mais je suis très heureux du travail réalisé avec l’arbre. Il y a là une connexion incroyable, due à la relation très puissante que les arbres entretiennent avec les pierres. On a toujours l’impression que les secondes sont plus fortes, mais les premiers sont pleins d’énergie, se battent pour grandir… La tension qui en résulte me plaît beaucoup. Ici, il y a aussi un équilibre précaire qui participe à cette tension. » Installée sur une souche de platane – coupé durant une campagne d’abattage menée il y a trois ans – au cœur d’une étendue d’herbe surplombant le fleuve, l’œuvre réalisée in situ, en février dernier, par Andy Goldsworthy est un cairn de forme ovoïdale mesurant près de deux mètres de haut et pesant quelque huit tonnes. Il est constitué de morceaux d’ardoise de Trélazé, utilisée autrefois pour couvrir le toit du château de Chaumont-sur-Loire. « J’aime l’idée qu’elle ait été utilisée auparavant* pour protéger les maisons, qu’elle protège l’arbre aujourd’hui et que, par la suite, ce soit lui qui protège l’œuvre. »
Au fil du temps, la sculpture va en effet être progressivement enserrée dans un réseau de branchages, de repousses progressant depuis la souche. Un processus qui devrait prendre quatre à cinq ans et nécessiter de régulières, mais légères – « Il faut que l’arbre puisse se développer aussi comme il l’entend. » –, opérations de taille. « Pour être honnête, je ne sais pas vraiment comment les choses vont se passer ; d’ailleurs, j’aime beaucoup, de manière générale, la place laissée au hasard, le fait d’apprendre à travers l’évolution d’une sculpture. Si nous n’intervenons pas, beaucoup de très fines branches partiront un peu dans toutes les directions ; ce sera très beau, mais ça n’aura pas le même sens que si l’arbre s’approprie réellement la roche, en devenant partie intégrante de la pierre. Notre rôle sera de l’y encourager. »
Une sculpture vivante, telle est la définition donnée par Andy Goldsworthy à ce type de travail « relatif à une forme de compréhension de la nature », comme le sont ses œuvres éphémères, voué à être soumis aux éléments et à évoluer dans le temps. A Chaumont-sur-Loire, elle s’inscrit également comme une forme de trait d’union entre différentes temporalités : « On ne peut que ressentir le poids de l’histoire en ces lieux, relève l’artiste. Or, mon œuvre vient par essence faire le lien avec le futur. » De fait, c’est la première fois que le Centre d’Arts et de Nature s’engage sur la pérennité d’une œuvre. A la directrice du Domaine, Chantal Colleu-Dumond, laissons le mot de la fin : « Accueillir une œuvre d’Andy Goldsworthy était, dès mon arrivée, l’un de mes principaux objectifs. Cela correspond vraiment au projet de ce lieu et, quelque part, cela le qualifie pour l’éternité. »
* Située près d’Angers, les carrières de Trélazé ne sont plus exploitées depuis 2014.
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