Les transparences quantiques de Catherine Balet

La galerie Thierry Bigaignon accueille, jusqu’au 30 mars, la nouvelle série de Catherine Balet. Peintre devenue photographe au début des années 2000, l’artiste s’adonne depuis lors à un singulier exercice de composition et de transparences. Longtemps demeurée à l’abri des regards, la série Moods in a Room dévoile un univers aux confins de la peinture et de la photographie, là où la lumière est la principale source de matière. Rencontre.

Moods in a Room (série), Catherine Balet.

Par la fenêtre à grands carreaux, un immeuble au loin se dessine. Face à l’œil, un bouquet de tulipes mauves et oranges. A droite, une femme assise consulte son portable. A gauche, une autre regarde fixement devant elle. Au mur, un carré blanc sur fond noir. Au sol, un damier de mêmes couleurs. Par endroit. Rien dans cette scène n’est ordinaire. Les visages se multiplient comme si toutes les poses venaient en un seul périmètre rectangulaire se juxtaposer, le mobilier lui aussi se dédouble et se décale, les murs de guingois laissent le paysage extérieur s’infiltrer dans la pièce. L’esprit résiste là où le regard plane. Chaque transparence est tel un instant coincé dans l’éternité du tableau. « Plus vraiment peintre, mais loin d’une pratique purement photographique, Catherine Balet dévoile un univers introspectif fait d’une multitude de couches, tel un palimpseste, puisant dans son inconscient nourri d’histoire de l’art, des références aux grands mouvements de la peinture. S’en affranchissant délibérément, elle affirme dans ces images-tableaux des huis-clos hallucinés desquels ses personnages ne semblent pouvoir s’échapper », explique Fannie Escoulen, commissaire de Moods in a Room, actuellement présentée à la galerie Thierry Bigaignon, dans le IIIe arrondissement parisien.

Catherine Balet.

A sa sortie des Beaux-Arts de Paris, Catherine Balet peint. Chacune de ses toiles fait l’objet d’une prise de vue à la chambre. L’artiste vit avec un photographe. Très en matière, sa peinture plutôt colorée s’intéresse à l’époque contemporaine. Mais le nouveau millénaire s’accompagne de nouvelles envies : sortir de l’atelier, donner à voir le monde alentour. Catherine Balet se lance dans la photographie à caractère social et dans le secret orchestre une autre recherche plus intime qui aboutira à la série Moods in a Room. « Cela fait presque 20 ans que j’y travaille. En 2013, trois photos ont été présentées à l’occasion d’une exposition organisée par Thierry Bigaignon mais c’est la première fois que nous montrons toute la série. » A l’origine de chaque photographie, le cliché d’une toile. « Catherine a travaillé comme une peintre utilisant une photo comme toile blanche. Et au lieu de s’emparer d’un pinceau, elle a juxtaposé d’autres éléments photographiques pour construire des lieux, qui semblent réels, alors qu’ils sont infiniment imaginaires », explique le galeriste.
Postée devant l’une des œuvres, l’artiste fait remarquer que la peinture offre relief et vibration à l’image, ce qui manque souvent à la photographie. « Je construis des espaces en additionnant des couches les unes aux autres. Chaque image est constituée d’au moins 200 photos prises tant à Londres qu’à Berlin, dans des architectures modernes qui jouent particulièrement avec la lumière. C’est vraiment du collage. Je compose des scènes intimistes toujours liées à mon passé, à des histoires comme à des individus. Chaque personnage possède cinq à six visages superposés pour révéler la multiplicité de chacun et notre capacité à faire plusieurs choses à la fois, notamment depuis que nous avons des téléphones portables et que nous sommes connectés. »

Moods in a Room (série), Catherine Balet.

Par la baie vitrée, le spectateur peut admirer un cheval blanc. Il porte un licol, signe qu’il n’a été lâché dans ce pré que pour une courte durée. Probablement qu’avant la fin du jour, l’une de ces trois femmes viendra le chercher pour qu’il passe la nuit au box. Celle qui porte un bébé semble accorder plus d’attention à l’essentiel que les deux autres. A moins que ce ne soit la même personne à des moments différents ? Chaque tableau est une scène mentale où se joue beaucoup plus qu’une ou plusieurs actions. Les femmes y sont très présentes. « Il n’y a pratiquement que des femmes dans ma famille. Mes nièces m’ont très souvent inspirée et servi de modèles. » Aux cimaises, les personnages féminins se répondent sans se ressembler. « Si les enfants et le chien sont très souvent présents, la femme est le principal personnage de l’œuvre. Une femme plurielle : jeune fille, épouse, mère de famille… Libre, sexuée, élégante… mais surtout mystérieuse. Toutes ces femmes sont le fruit de la juxtaposition des images qui les fait naître comme par magie », remarque Thierry Bigaignon.

Moods in a Room (série), Catherine Balet.

Dans le salon, un couple prend la pose. Costume, chemise blanche et nœud papillon pour lui. Robe verte, collants noirs et turban pour elle. A droite, l’espace s’ouvre sur une autre pièce. A gauche, un Doberman noir stationne sur une ombre qui n’appartient à personne. « Toujours, l’extérieur intervient. La présence du chien y est symbolique. Il représente la force tranquille et la fidélité. Dans les films de fin du monde, il y a toujours un homme seul avec son chien. » Une lumière de provenance incertaine frappe le sol. Des scènes se déroulent en transparence. D’autres mondes, d’autres temps surgissent. Il ne s’agit pas pour l’artiste de détourer minutieusement des éléments, mais bien de découper des bribes de réel. Les souvenirs toujours parcellaires viennent ainsi s’insérer dans la composition comme dans une mémoire. « La plupart des photos sont issues de mes archives personnelles. Ce qui n’exclut pas l’utilisation d’Internet, notamment quand le besoin d’un élément précis se faire sentir. J’aime bien que les découpages soient assez angulaires. Ensuite, j’enlève, j’ajoute. Je sauvegarde chaque étape du travail, ce qui permet les repentirs. Quand je me suis trompée, je reviens en arrière, chose qui était impossible quand j’étais peintre. C’est vraiment fantastique ! »

Moods in a Room (série), Catherine Balet.

Dans la cuisine, l’ordinateur portable sonne étrangement. Le décor, qu’on qualifierait spontanément, mais sans preuves, issu des années 1950, vient donner l’alerte. Attention : fiction ! Si là encore les époques s’entremêlent, les visages eux sont d’une netteté presque inquiétante. Le mouvement a disparu. Ils sont figés, plaqués sur des corps dont on doute qu’ils leur appartiennent vraiment. A droite, la petite fille en robe blanche fait montre d’une impassibilité digne d’un film d’épouvante. Derrière elle, un rectangle bleu. Impossible de ne pas convoquer Klein. Les références à l’histoire de l’art affleurent dans toute la série. « Tout le travail de Catherine Balet est nourri par l’histoire de l’art, consciemment ou non. Les références sont nombreuses Ingres, Hockney, Picasso, Hopper… », précise Thierry Bigaignon. De telles évocations sont naturelles pour la photographe. « J’ai toujours baigné dans un milieu artistique. Ma mère était peintre amateur, ma grand-mère aussi. A la maison, les reproductions des artistes majeurs se mélangeaient aux peintures de mes aînées. Je pensais que ma mère était Van Gogh et ma grand-mère Degas ! A l’époque des Beaux-Arts, je traînais au Louvre tout le temps. Toutes ces références sont ancrées en moi. »

Moods in a Room (série), Catherine Balet.

En 2012, pour Strangers in the light exposée à la galerie Polka, la photographe s’intéresse à l’introduction de la technologie, notamment des téléphones portables et des tablettes, dans notre quotidien. Dans des scènes évoquant des toiles signées David, Georges de La Tour, John Constable, ou Manet, la lueur des écrans vient remplacer celle de la bougie. « La correspondance avec la peinture classique a été un fil conducteur au début de la série. Il s’agissait d’une inspiration et non d’une parodie. Avec le temps, le sujet a pris le dessus. Mon désir était de refléter tous les domaines où la technologie avait pris une certaine influence. » L’année suivante, elle présente un autre travail emblématique : Looking for the Masters in Ricardo’s Golden Shoes. Hommage aux maîtres de la photographie cette fois, la série revisite des standards, de Nadar à Martin Parr en passant par Man Ray, pour esquisser le futur de la discipline.
Sur le bord de la piscine, une adolescente au maillot deux pièces orange a gardé ses lunettes. Au-dessus d’elle, une horloge indique bientôt 16 heures. A l’extérieur, des jeunes courent et deux femmes discutent les pieds dans l’eau. La marée semble basse et le ciel blanc. Dans chaque tableau, des situations infusent. Le visiteur se transforme en Sherlock Holmes et tente de résoudre l’énigme. L’atmosphère contenue dans le tableau déborde dans la galerie. Moods in the room.

Contacts

Catherine Balet-Moods in a Room, jusqu’au 30 mars à la galerie Thierry Bigaignon à Paris.
Le site de l’artiste : www.catherinebalet.com.

Crédits photos

Image d’ouverture : Vue de l’exposition Catherine Balet-Moods in a Room © Catherine Balet, photo MLD courtesy galerie Thierry Bigaignon – Toutes les photos des œuvres sont créditées © Catherine Balet, courtesy galerie Thierry Bigaignon

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