Les promesses du vivant au Transpalette

Savez-vous que les arbres peuvent migrer à la vitesse de 100 km par siècle pour les espèces les plus rapides ? Avez-vous déjà imaginé que des plantes puissent produire de l’énergie à partir des eaux usées d’une ville ? Etes-vous familier des concepts de biosymétrie et de biosémiotique ? Si le traitement de tels sujets dans un centre d’art vous intrigue, alors foncez à Bourges ! Au Transpalette, les curateurs Aniara Rodado et Jens Hauser, respectivement artiste chorégraphe et enseignant-chercheur dans les domaines des biotechnologies et des arts média, donnent à découvrir les expériences d’une trentaine d’artistes physiquement engagés – du Mexique à l’Arctique – dans une relation symbiotique avec les plantes : Phytophilie – Chlorophobie – Savoirs situés sont les mots d’ordre de la passionnante exposition OU \ / VERT initiée par l’association Emmetrop dans le cadre du programme européen GREEN*.

Aniara Rodado et Jens Hauser, commissaires de l’exposition OU \ / VERT.

Photographier avec le végétal ou performer le corps malade avec les plantes, planter des jardins de résistance et fabriquer des alambiques de photosynthèse, autonomes, danser avec le phytoplancton, ou se piquer de chlorophylle, suivre le protocole ou s’en moquer pour mieux s’enrichir des savoirs sorciers, telles sont les alliances trans-espèces qui défient les prétentions anthropocentriques et les métaphores superficielles de la couleur verte à l’heure du « greenwashing » ! « Cette proposition de commissariat bicéphale s’inscrit dans un projet à long terme d’inviter à Bourges des artistes et conférenciers d’origines diverses travaillant avec les plantes, explique Aniara Rodado artiste chercheuse en résidence au centre d’art ainsi qu’en entreprise dans la région. Vous vous posez les mêmes questions mais vous ne les abordez pas de la même façon, nous ont fait remarquer les responsables de l’association culturelle Emmetrop. » C’est ainsi que l’exposition-événement OU \ / VERT s’est enrichie de plusieurs angles : « Phytophilie car nous aimons les plantes, poursuit Jens Hauser, en revanche nous apprécions beaucoup moins la façon dont le vert sert de bouclier au “greenwashing”. Et puis comment cette valeur symbolique ou métaphorique cache-t-elle la matérialité nécessaire d’un savoir situé qui implique de s’intéresser à l’entrelacement des sciences et de s’y engager parfois physiquement par une pratique résolument transdisciplinaire ! »
On entre dans l’espace d’exposition comme s’il s’agissait du laboratoire d’un collectif en résistance : au mur un triangle rose fluo suspendu au-dessus d’une étrange valise métallique signale le danger, l’interdit. Une combinaison d’isolation, une couverture de survie, un aquarium aux cultures et boîtes de Petrie sibyllines… Au fond de la pièce d’étranges coraux confinés sous des terrariums comme s’il s’agissait de plantes carnivores : Palmatomania de Karine Bonneval et ses sculptures en cire d’huile de palme blanche nous renvoient avec ironie aux cabinets de curiosités exotiques de l’ère victorienne. A droite, une paillasse, des pipettes, de la poudre et des becs verseurs. Mais pourquoi donc défilent les images pastorales de papiers-peints bourgeois derrière la table d’opération de l’apprentis chimiste, Adam Brown ? Shadows from the walls of death : « Ici, s’est joué une performance, qui déconstruit l’utilisation symbolique de la couleur verte synonyme de bonne santé et de retour à la nature dès le XIXe siècle alors qu’elle contenait à l’époque un pigment hautement toxique qu’on appelait alors le vert de Paris », explique Aniara Rodado. En contrepoint d’une nature idéalisée, les traces de la performance initiée par les américains Adam Brown et Rebekah Blesing rend hommage au rapport du médecin chimiste Robert Kedzie, l’auteur d’Ombres des murs de la mort, qui alertait en 1874 les populations contre le danger des papiers et peintures empoisonnés à l’arsenic.

La pieuvre est signée Gilberto Esparza.

« Il se trouve que le vert est la couleur la plus anthropocentrique, qui soit, reprend Jens Hauser vêtu de bleu et de rouge. En tant qu’humain nous ne faisons que percevoir  ce que les plantes rejettent, car la chlorophylle, en charge de la photosynthèse n’absorbe que les fréquences électromagnétiques bleues et rouges, mais réfléchit le reste du spectre, dont le vert dominant, nous éclairet-il… ». Mais chut ! On n’en dira pas plus, préférant se taire, pour mieux voir les mini éclairs ou écouter le son des gouttes distillées dans les tentacules de cette immense pieuvre de verre suspendue dans l’entrée. En ces lieux, tout conspire. Mais qui sont les comploteurs ? Les plantes et les bactéries, bien sûr ! Que fomentent-elles ? La vie autonome ! Les Plantas Autofotosintéticas de Gilberto Esparza filtrent, recyclent, et produisent de l’énergie à partir des eaux usées de la ville converties en lumière ! Ce système symbiotique autosuffisant est constitué d’un globe central, un cerveau rudimentaire dans lequel sont enfermées des plantes aquatiques, nourries par une douzaine d’alambiques en suspension, abritant des colonies de bactéries dont le métabolisme produit de l’électricité en épurant la qualité de l’eau. « Ainsi, peuvent-elles mener la photosynthèse indépendamment des sources de lumière naturelle et permettre aux protozoaires, crustacés et micro-algues, contenus dans le globe, d’atteindre un équilibre homéostatique dans un environnement optimal », nous dit-on. Tant que l’homme produira des eaux usées !
L’événement OU \ / VERT ne se contente pas d’abstractions ni du jeu de symboles que mettent en œuvre les arts visuels ; les expériences trans-médias ici présentées convoquent le corps et l’engagement matériel et physique des artistes. On y apprend, par exemple, comment suivant un protocole scientifique très sérieux le collectif franco-argentin Quimera Rosa,impliqué dans des fictions spéculatives technoscientifiques depuis 2008, s’est inoculé de la chlorophylle en intraveineuse nécessitant une mise à l’abri de toute source lumineuse pendant 36 heures. Mais quelle esthétique les pique ? Trans* Plant, May the Chrlorophyll be with you fait partie d’une série d’expérimentations menée par les artistes du collectif qui par l’auto-expérimentation tendent à ouvrir la « boîte noire », à créer des êtres hybrides sous une forme de « langage open source » visant à brouiller les frontières et les dualismes de la pensée occidentale moderne tels que naturel/ artificiel, humain/animal ou art/science.

Performance de Lechedevirgen Trimegisto.

Pour Aniara Rodado, qui explore la sorcellerie et les relations interspécifiques à partir du monde végétal, il était également important d’inclure les matériaux invisibles dans l’exposition au même titre que la redécouverte de savoirs ésotériques ou simplement vernaculaires que l’on attribue aux sorcières ou aux shamans. « Nous avons invité Lechedevirgen Trimegisto pour une performance publique, qui met en exergue différentes façons d’habiter le corps humain ou le végétal. » L’artiste mexicain, de son vrai nom Felipe Osornio, a subi une transplantation d’un rein en 2017 et utilise désormais l’art comme outil de guérison et de compréhension des transformations profondes de son moi biologique. Pour Immatériel Transplants, il a convoqué la magie dans une opération de « chirurgie psychique » encore répandue en Amérique latine, mettant en scène les vertus d’une plante du désert, la « fausse rose de Jéricho », qui peut être perçue comme morte pendant une très longue période, sous la forme déshydratée d’une boulette, et renaître sous l’apparence d’une plante grasse ou d’une algue verte, dès qu’elle sent l’humidité.
« Il s’agit avec OU \ / VERT de s’interroger sur la manière dont on communique avec les plantes, au-delà de la convocation quotidienne de nos cinq sens, poursuit Aniara Rodado, doctorante en sciences et arts à l’École Polytechnique, Université Paris- Saclay. Comment peut-on exister avec elles ? Que se passe-t-il, par exemple, lorsque vous restez debout tout un week-end ou presque devant un parterre de cresson ? » Outre le procédé photographique usité par l’artiste Špela Petric dans la performance Skotopoiesis, qu’est-ce qui est mis en jeu, de l’ordre de l’invisible, entre les visiteurs, les plantes et la personne ? « Le concept de biosymétrie et plus largement de biosémiotique, répond Jens Hauser, c’est-à-dire de faire sens par interprétation mutuelle ; l’artiste ne fait pas seulement une photographie mais une phytographie, c’est-à-dire une œuvre en collaboration avec les plantes. C’est l’expérience de Talbot du crayon de la nature et des premiers photogrammes en relief :  la phytographie, comme origine de la photographie, reprend avec conviction le commissaire, membre distingué du département des arts, de l’histoire de l’art et du design à la Michigan State University. De même qu’avec la cellulose matériau par essence organique, rappelle-t-il, Eisenstein et les premiers cinéastes russes ont toujours pensé le film, la pellicule comme une entité vivante. L’histoire de la photo et du cinéma ont toujours été la promesse du vivant », conclut-il !

Vidéo d’Agnès Meyer-Brandis.

L’exposition se poursuit sur trois étages avec d’autres photographies contemporaines comme celles d’Eva-Maria Lopez (Wohnzimmergrün) interpelée par la réverbération, aux fenêtres, du vert fluorescent des pelouses de football émanant des écrans de télévision des salons français ou allemands pendant la Coupe du monde de 2014. Tout un art de vivre ! On peut aussi dans les escaliers admirer les facétieuses rosaces de l’artiste réalisées à partir des logos des entreprises productrices ou distributrices de glyphosate comme autant de motifs issus d’un art populaire inoffensif. Tandis qu’au premier étage, un diptyque vidéo hilarant met en scène une performance d’Agnès Meyer-Brandis, camouflée en arbre et filmée dans une partie de cache-cache avec différentes espèces (Among trees, Clones and cultivars) à l’arboretum de l’Université Humboldt de Berlin. Fondatrice du Research Raft, un institut de recherche « pour l’art et la science » sur les questions climatiques, l’artiste primée à Ars Electronica pointe ici avec humour un phénomène scientifique avéré, la « migration des arbres », dont la vitesse de déplacement est évaluée à 100 km par siècle pour les espèces les plus rapides, capables de prendre de l’altitude pour mieux s’adapter aux effets du réchauffement climatique ! OU \ / VERT déploie ainsi une dimension géopolitique sous-tendue par bien plus qu’une seule œuvre !
« Il s’agit plus globalement de la déconstruction d’une certaine verticalité et d’un rapport nord sud que l’on peut voir dans la mise en scène de l’exposition », souligne Jens Hauser, commissaire ayant plus d’une vingtaine d’expositions à son actif. A l’étage se joue tout un chapitre sur la semence et la biodiversité. Une semence frigorifiée qu’un stockage stérile au pôle nord réduit à son code ADN dans l’œuvre du duo d’artistes Magali Daniaux et Cédric Pigot, tous deux filmés dans une posture prostrée (Devenir graine) à l’entrée du Global seed vault, dont on peut visiter la représentation métaphorique grâce à un dispositif de VR accompagné d’une œuvre olfactive (Seed) tandis qu’on  passe ainsi du « vert polaire », en l’occurrence le grand blanc, au « vert tropical » de Francisco Lopez dont la diversité vitale s’exprime dans le noir total par une pièce acousmatique immersive (Hyper-Rainforest) restituant quinze ans d’enregistrements sonores dans la jungle.
Pour un œil emmétrope au repos, le point focal de l’ensemble cornée-cristallin se situe sur la rétine, ainsi trouve-t-on le punctum remotum à l’infini, conclut la définition d’emmétrope. Voir large et ressentir plus loin, convoquant le son, les odeurs, le goût et l’invisible, l’exposition OU \ / VERT ne se prive pas de souligner en rouge, ce que les commissaires nomment une « vision mésoscopique », standardisée par les instruments de mesure, les protocoles et modalités de perception employés par les sciences conventionnelles, qui « tendent à fermer l’accès à la phénoménologie et à la compréhension des univers qui nous entourent ». Qu’il soit dit : la rétine est en alerte et tous les vecteurs de communication ouverts.

Installation du collectif franco-argentin Quimera Rosa.

* Le projet est soutenu par le programme Europe Créative de l’Union Européenne, GREEN (Green Revisited: Encountering Emerging Naturecultures), avec la collaboration de l’association Bandits-Mages et l’ENSA de Bourges, dans le cadre de Perspectiv’ Act, et des célébréations en l’honneur de «Leonardo Da Vinci, 500 Years of Renaissance. 

Les artistes invités : Gilberto Esparza (MX), Špela Petric (Sl), Quimera Rosa (FR/AG), Adam Brown (US), Agnes Meyer-Brandis (DE), Eva-Maria Lopez (DE), Joana Moll (ES), Francisco López (ES), Baggenstos & Rudolf (CH),Karine Bonneval (FR),Magali Daniaux &
 Cédric Pigot (FR), Jean-Marc Chomaz avec Giancarlo Rizza & Vincenzo Giannini (FR), José LePiez &
Patricia Chatelain (FR), La Bruja de Texcoco (MX), Lechedevirgen Trimegisto (MX), dance for plants (FR, DE, DK, BE), Tina Tarpgaard (DK), Roger Rabbitch (ES),Pedro Soler (EC), Tiziano Derme &
 Daniela Mitterberger (IT/AU), Karel Doing (NL).

Contact

OU \ / VERT, jusqu’au 18 janvier, au Transpalette.

Crédits photos

Image d’ouverture : Détail de la pièce présentée par Baggenstos & Rudolf  © Baggenstos & Rudolf, Axel Heise courtesy Emmetrop-Transpalette Bourges, 2019. Portrait des commissaires : © Photo Orevo. La pieuvre : © Gilberto Esparza, photo Axel Heise courtesy Emmetrop-Transpalette Bourges, 2019. La performance de Lechedevirgen Trimegisto : © Lechedevirgen Trimegisto, photo Axel Heise courtesy OU\ /ERT, Emmetrop-Transpalette Bourges, 2019. La vidéo d’Agnès Meyer-Brandis : © Agnès Meyer-Brandis, photo Axel Heise, courtesy OU\ /ERT, Emmetrop-Transpalette Bourges, 2019. Installation de Quimera Rosa. © Quimera Rosa, photo Axel Heise, courtesy OU\ /ERT, Emmetrop-Transpalette Bourges, 2019.