Les images atmosphériques de Yann Toma

A la fois artiste et chercheur, Yann Toma est président à vie de Ouest-Lumière et artiste-observateur à l’ONU. En récupérant des matériaux de l’ancienne compagnie d’électricité au début des années 1990, il s’est approprié un réseau symbolique, une infrastructure industrielle dont il a fait son territoire de recherche et l’essence même de sa pratique artistique. Ses nombreuses collaborations avec des industriels, des politologues et des philosophes ont débouché sur une œuvre foisonnante et, à bien des endroits, trop méconnue. Actuellement à l’affiche du cinéma Reflet Médicis, Un Monde-Lumière propose un temps de contemplation inattendu et réserve aussi une belle surprise. A découvrir jusqu’au 31 décembre, à Paris.

L’artiste-chercheur Yann Toma s’inscrit dans une lignée artistique où l’œuvre dépasse l’objet pour devenir système, langage et engagement. Héritier d’une modernité qui a vu se dissoudre les frontières entre les disciplines, il s’affirme comme un passeur entre l’art conceptuel du XXe siècle et les enjeux sociétaux de notre époque, conjuguant pensée critique et utopie concrète. Son œuvre, tout à la fois dense et lumineuse, se développe dans un territoire singulier où l’artiste est entrepreneur, visionnaire et acteur du monde.
À l’instar de Marcel Duchamp, qui fit du geste artistique une question ouverte, ou de Joseph Beuys, dont le concept de « sculpture sociale » élargit les champs de l’art à l’action collective, Yann Toma interroge les structures et les flux qui façonnent nos sociétés. En 1991, il rachète à l’INPI la marque Ouest-Lumière, une ancienne compagnie d’électricité, pour en faire à la fois une œuvre totale et une plateforme de réflexion. Ironique autant qu’engagé, ce geste entre en résonnance avec les démarches des artistes des années 1960 et 1970 qui investissaient l’institution artistique pour en révéler les mécanismes. Mais là où Hans Haacke ou le collectif Art & Language disséquaient la politique des musées et les conditions d’existence des œuvres d’art, Yann Toma dirige son regard vers des systèmes économiques et énergétiques, s’emparant de leurs symboles pour mieux en reformuler les usages. Il développe toute une activité qui prend les formes les plus diverses et dont les maîtres mots sont énergie, flux, lumière et engagement.

Artiste-observateur à l’ONU

Dans cette entreprise artistique, l’énergie devient métaphore et matière. La lumière, fil conducteur de son œuvre, évoque autant le potentiel créatif que le pouvoir humain à transformer son environnement. Ses installations, souvent monumentales, s’inscrivent dans une esthétique relationnelle où la participation du public est centrale. Ses collaborations avec des institutions internationales, notamment l’Organisation des nations unies, témoignent de son ambition de croiser art et action politique.
Depuis 2007, Yann Toma siège au sein de l’ONU en tant qu’artiste-observateur, disposant à ce titre de bureaux sur le lieu même du siège de l’organisation internationale à New York. Invité aux assemblées générales, au Conseil de sécurité et autres réunions, il suit les interventions à la manière d’un chroniqueur judiciaire, croquant les chefs d’État et autres personnalités politiques qui y défilent ainsi que les membres de la société civile qui y font une communication. Des portraits auxquels il associe de très courts extraits des discours. Tout en balançant entre réalité et mémoire, ces portraits ne manquent pas de traduire une présence, d’autant que les mots qui les accompagnent leur donnent non seulement un caractère plastique mais font également résonner une voix impliquée, voire militante.

Transformer notre perception

Yann Toma se distingue également par sa capacité à ré-enchanter des territoires désaffectés, réactivant des imaginaires collectifs. Son œuvre engage une réflexion sur la durabilité et la responsabilité, des préoccupations qui trouvent un écho dans l’urgence écologique contemporaine. Prolongeant des interrogations de l’Arte povera, il compose un dialogue avec la matière, les lieux et les idéologies, révélant la potentialité de l’art à transformer notre perception et à impulser un mouvement.

Un Monde-Lumière, 2024. ©Yann Toma

De perception et de mouvement, il est question dans Un Monde-Lumière, actuellement à l’affiche du Reflet Médicis, à Paris. Choisissant la pénombre d’une salle de cinéma plutôt que le white cube, l’artiste présente une œuvre dite de « contemplation active », qui considère autant le film que son espace de projection. À l’image de ses explorations photographiques et sans jamais oublier qu’il est président à vie d’Ouest-Lumière, Yann Toma invite le public à s’asseoir confortablement pour un temps indéfini et se laisser porter par le flux d’un monde dont l’œil ne peut que soupçonner l’existence : des images et des scènes choisies et collées les unes aux autres par l’artiste nous ne savons et voyons rien. Son « anti-film » comme il aime à en qualifier la succession. Transformées en pulsations de couleurs à la densité lumineuse plus ou moins marquée, elles oscillent, se rétractent, disparaissent et renaissent à l’autre bout de l’écran en une danse lancinante et suave. Pleines d’une présence plurielle que nous sentons mais renonçons à comprendre. Invités à réagir à ce non-récit visuel, des musiciens et compositeurs sont à l’origine d’une bande son témoignant d’inspirations diverses mais renforçant immanquablement le pouvoir hypnotique du film de quelque 50 heures.

Un film sans début ni fin

En produisant des « images atmosphériques », Yann Toma déploie une méthode d’observation empirique autant qu’une vision « quasi-chamanique » d’un monde qu’il entrevoit à travers le prisme de la lumière. Il fait émerger des polarités où émotions et non-sens se déploient, oscillant entre le chaud et le froid. Un processus de création dont il explique « qu’il étend une forme de pouvoir de diffusion de l’Energie Artistique (EA) à travers un champ élargi et chromatique singulier ». Combinaison de temporalités fragmentées, qui nous permet d’appréhender un film sans début ni fin et nous laisser explorer un impossible ailleurs.

Exposition Un Monde-Lumière, 2024. ©Photos MLD

En débordement permanent, l’œuvre de Yann Toma ne se contente jamais, elle se dépasse, acquière d’autres formes, se complète et se métamorphose. Ainsi, Un Monde-Lumière ne pouvait se cantonner à l’écran, seulement s’en échapper pour se prolonger. Ici, en une exposition clandestine dévoilée par moment et pour le plus grand plaisir de ceux qui aiment les lieux atypiques et les accrochages inédits. Installées dans une suite de pièces habituellement soustraite au regard du public, d’autres images scotchées au mur viennent compléter l’expérimentation filmique. Échos aux murs marqués par l’humidité et la vie, elles témoignent du même sort que ces derniers. Plusieurs séries photographiques exhumées de la collection de l’artiste et d’un dégât des eaux salvateur. « Un Monde-Lumière est un bain en Energie Artistique Résiduelle (EAR) », indique tout sourire l’artiste.
Ainsi, Yann Toma s’inscrit-il dans l’histoire de l’art en cours comme un cartographe de tous les flux, pourvu qu’ils soient lumineux. En conjuguant les héritages d’un siècle d’expérimentations à l’audace d’une pensée tournée vers l’avenir, il fait de l’artiste une figure politique et visionnaire et tisse une œuvre dont l’éclat réside dans sa capacité à penser avec et pour le monde.

Un Monde-Lumière, Yann Toma, 2024. ©Photo MLD

Infos pratiques> Un Monde-Lumière, jusqu’au 31 décembre 2024 au Reflet Médicis, 3, rue Champollion, 75005 Paris. Sur grand écran non-stop, salle 3. Tous les jours 11 h-23 h. 1 € la séance, d’une durée indéterminée. Site de l’artiste.

Image d’ouverture> Un Monde-Lumière, 2024. ©Yann Toma