« Mon jardin poussait, et là où les autres voyaient des fleurs, je voyais des bijoux… ». Après avoir mis son imagination au service de grandes maisons comme Thomas Goode, Hermès, Burberry ou encore Paul Smith, Sophie Dumas a créé Mira Stella, un showroom présentant, à Paris, bagues, bracelets, colliers… conçus pour sublimer les formes naturellement présentes dans le vivant. Autant de parures qui n’entrent habituellement pas dans le paysage scruté par ArtshebdoMédias mais qui empruntent néanmoins certaines voies de l’art contemporain. Suivons donc Norbert Hillaire sur une piste aux bifurcations parfois inattendues.
Les végétaux ont toujours été, plus qu’une source d’inspiration, une musique, un miroir, pour les mondes du bijou, de l’orfèvrerie. Car un grand bijou est aussi énigmatique qu’une fleur : pourquoi telle fleur est-elle plus belle que telle autre ? Dans telle fleur, plus que dans cette autre, se tient cette question, qui est celle-là même du vivant. À l’intersection du monde naturel et de celui des artefacts, il y eut ainsi, toujours à l’œuvre sous toutes les latitudes et à tous les âges, ce jeu étrange de la vie des formes et des formes de la vie – comme un jeu de miroir sans fin, dont l’énigme n’aurait fait que se creuser – à la manière de ce que l’on voit quand on regarde la ligne de fuite de deux miroirs qui se font face. Cette image de l’infini, qu’est aussi cette énigme, est au cœur du projet de Sophie Dumas, avec Mira Stella (son showroom si bien nommé), mais de manière plus paradoxale encore.
D’abord, parce que ce ne sont pas tant les fleurs qu’elle a choisies de métamorphoser en bijou, mais les graines. Et ces graines ne sont pas, chez Sophie Dumas, comme le sont en général les végétaux et les fleurs en particulier, dans le monde du bijou, objet d’une interprétation symbolique, allégorique, stylistique, bref, d’une interprétation subjective qui serait la marque du créateur, mais l’objet d’une reproduction exacte et à l’échelle 1.
Cette similitude de l’échelle produit un curieux effet : comme si la vraie graine, expression directe du vivant, de la croissance, de l’énergie vitale, de l’éclosion, basculait, par ce geste, d’un régime de temporalité vers un autre : celui de l’éternité, celui de la pérennité de l’or. Ce n’est pas seulement de transfiguration du banal, dont il s’agit avec ce geste, ni même de sublimation, mais d’une sorte de Land art inversé : dans le Land art, on joue des échelles du réel (du paysage réel, de la nature réelle) pour donner à la nature le rôle de l’artiste. Du coup, l’œuvre de Land art est marquée du sceau de l’éphémère, des caprices du temps (au double sens de weather et de time).
Dans le cas de Sophie Dumas, c’est le contraire qui se produit : la nature est bien là, non pas comme représentation, image, imitation, illusion, mais comme l’évènement même de la graine, présente à son échelle visuelle et spatiale, mais prise dans une tout autre échelle de temps : elle a migré de l’éphémère des organismes vivants (celle de mon amie la rose, qui est morte ce matin) à l’échelle de la très longue durée de l’or.
Ce télescopage, ce witz, cette coexistence de durées si différentes, si contradictoires au sein d’un même objet – la temporalité du contingent, du provisoire, de l’éphémère – celle-là même de la vie ; et celle de l’éternité, est à l’image de l’œuvre d’art au temps de la modernité, telle que la définissait Baudelaire : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. »
Pourtant, avec les bijoux de Sophie Dumas, nous ne sommes pas vraiment dans un art contemporain, actuel : nous sommes dans l’intemporel, dans ce lieu situé hors du temps où résident les fossiles, toutes ces formes vivantes que le passage du temps a réifiées, altérées, mais qui ont recouvré dans le jeu des altérations successives imposées par lui, comme la splendeur d’une nouvelle vie, d’une nouvelle origine, ou plutôt d’une origine constamment renouvelée.
C’est tout le paradoxe de ces créations : comme il s’agit de graines, et donc des formes même de la vie à son origine, ces formes sanctuarisées par l’or sont gorgées d’un incroyable dynamisme de la vie en puissance, de la vie à venir, ou de la fleur à naître, qui s’est faufilé insensiblement, par le talent de Sophie Dumas et de ses artisans-joaillers, dans les méandres et les veinages de ces graines, pour finalement éclore dans ces bijoux. Si bien qu’ils sont comme un présent perpétuel, par-dessus le temps. Un temps qui se retournerait infiniment vers le passé le plus immémorial, et se projetterait insensiblement vers le futur le plus lointain, un présent vivant dans son immuabilité même.
C’est pourquoi le show-room de Sophie Dumas est aussi, autre paradoxe, une fascinante installation d’art contemporain, dans laquelle des durées incommensurables les unes aux autres voisinent, se font signe, s’échangent des messages cryptés, enjambent les époques et les civilisations, à travers des objets aussi différents qu’un peigne de coiffe amérindien, une série de coquillages sertis de signes comme autant de lettres repliées sur l’énigme de leur signification disparue, ou encore une petite pieuvre, lovée dans le coin d’une vitrine, et qui semble dialoguer avec les graines-bijoux de Mira Stella. C’est un autre aspect encore de ce cabinet de curiosités : il est à la fois sans âge, et parfaitement inscrit dans le nôtre.
Car notre époque est également celle qui redéfinit les frontières – du vivant et de l’artificiel, de l’éphémère et du durable, mais aussi peut-être des règnes, ces règnes qui avaient permis de hiérarchiser le vivant entre le Minéral, le Végétal et l’Animal, et dont les nouvelles frontières, qui se dessinent à travers les progrès des sciences et des techniques du vivant, nous montrent aujourd’hui les limites. Il résulte de ces hasards objectifs et de ces rencontres improbables et pourtant fatales entre toutes ces graines de temps, dont celles du chou maritime ou les cosses de lin en or rose 18 carats de Sophie Dumas sont l’épicentre, comme une zoopoétique parfaitement accordée aux attentes et aux promesses de notre temps.
Contact> Mira Stella, 2 rue Guisarde 75006 Paris.
Image d’ouverture> Collection Graine de Chou Maritime, Sophie Dumas.