Parmi les éclaircies advenues ces dernières semaines, il y a sûrement une sensibilité plus fine accordée aux détails, un temps plus long consacré à l’inattendu. Ainsi un matin, un post a stoppé net le scroll impulsé par la main qui furetait dans les réseaux. Quasi simultanément l’œil a embrassé l’image et deux phrases offertes : « Le silence nous chrysalide. Et le possible prend corps ». Une telle capsule ne pouvait être laissée à la dérive dans l’océan du Web ! Discussion avec Bénédicte Bach quelques jours avant le début du déconfinement.
« (…) Le rideau est tombé sur la frénésie du monde et le temps se dilate. Retrouver le goût du silence. Laisser libre cours aux idées jusque-là ignorées. Explorer ses propres routes mentales jusqu’aux horizons inconnus. Partir à l’aventure avec comme seul bagage la vérité du sensible. Un voyage dans la jungle sauvage et bruyante de ma conscience pour que le possible prenne corps. Mais insidieusement, cet isolement tisse lentement sa toile en forme de camisole sournoise et étouffante, rempart infranchissable vers l’autre, dessinant une nouvelle géographie de l’absence. Sans un bruit, jour après jour, cet accident de silence consume et consomme nos vies (…) ».
Extrait du texte Le Silence nous chrysalide, publié le 19 avril 2020.
Pensées par fragments, saturation d’images, profusion de mots, comme pour rompre un trop plein de silence devenu oppressant… Le Silence nous chrysalide – texte accompagnant une série d’autoportraits qui sont autant de tentatives de préserver un corps menacé de disparaître, entortillé, piégé dans un voile en maille grâce à l’empreinte photographique – nous livre dans une vision en clair-obscur un témoignage à fleur de peau sur l’inconcevable situation vécue en simultané par des millions de gens. Si les tonalités sombres semblent dominer, c’est probablement parce que confinement et isolement se sont imposés à Bénédicte Bach comme à tant d’autres de façon particulièrement abrupte. « Pour moi, tout s’est arrêté le 16 mars », nous confie l’artiste polymorphe de 46 ans, qui navigue entre arts visuels (photographie, vidéo, installations, performances) et écriture, entre projets personnels et collectifs.
Lorsque les premières mesures ont été déclarées, Bénédicte Bach se trouvait en plein boom. Co-gérante de la galerie La pierre large, à Strasbourg, où venait tout juste d’ouvrir l’exposition Uchronies autour du travail du photographe alsacien Benoît de Carpentier, elle était aussi engagée dans la finalisation de Portée aux nues – des nuages en volume confectionnés en cuir blanc – installation imaginée dans le cadre du projet « L’Industrie Magnifique » en partenariat avec les tanneries Haas. Aventure humaine et artistique très prenante consistant à s’immerger dans l’établissement (où elle avait son atelier) et à partager le quotidien des salariés. L’accrochage sur une place de Strasbourg aurait dû se faire ces jours-ci… Une soif d’activité qui n’est probablement pas étrangère au parcours atypique de l’artiste. Diplômée de droit et sciences politiques, Bénédicte Bach a longtemps travaillé dans le domaine de l’insertion professionnelle. Jusqu’au jour où elle a décidé de changer de cap pour se consacrer à ce qu’elle avait véritablement envie de faire : donner plus d’espace à ses aspirations artistiques, justifiant ainsi une certaine urgence dans sa démarche de création.
Une réflexion sur les temporalités
Mais revenons aux premiers jours du confinement. Bénédicte Bach s’est d’abord résignée à la situation avec optimisme : « Au début je me suis dit que ce n’était pas grave – on reprendra quand on pourra reprendre – que j’aurai le temps de faire des choses, tout ce que je ne fais pas habituellement, ce qui me frustre. » Réaction spontanée d’une artiste qui régulièrement questionne et met en scène le rapport au temps et son écoulement, tout comme l’idée de ralentissement. En janvier dernier, ne présentait-elle pas l’exposition personnelle Impermanences à la galerie La pierre large : « L’idée était de jouer sur les différentes dimensions du temps, linéaire et cyclique, mais aussi de le figer ». Par des installations et une constellation d’images d’éléments naturels – végétaux et minéraux – et urbains détournés de leur aspect usuel, comme une matière brute, il s’agissait de plonger le public dans un environnement immersif qui replace l’espace vécu et le présent au cœur de l’existence. Un regard contemplatif, porté sur le détail, une densité de sensations révélant la dimension onirique de l’instant. L’artiste présente ses œuvres comme des « entailles dans la frénésie du monde », une approche poétique qui s’opère notamment par l’abstraction et l’occultation de la temporalité linéaire, où les choses qui transparaissent dans un présent pur suscitent un certain émerveillement.
Un bout du paysage me manque
Ralentir, changer de focale et se tourner vers l’intérieur, vers les paysages intimes… Retranchés dans nos maisons, à l’abri des contraintes et de l’agitation du monde, on serait tenté de croire que le confinement peut offrir un cadre propice à la création, qui plus est en phase avec les aspirations de l’artiste. A ce propos, Bachelard n’écrivait-il pas : « La maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix* » ? Pourtant, cernée par les quatre murs de son appartement, Bénédicte Bach ne tarde pas à sentir un malaise ; un bout de paysage lui manque. « Le temps qui est suspendu n’est pas si serein. J’habite en ville : il n’y a plus de bruit dans la rue, on n’entend que les oiseaux. Ça fait du bien au début et ensuite c’est du silence qui fait trop de bruit. (…) Pour nourrir mon travail, je me sers de l’extérieur, des échanges, de ce que je vis, des émotions que je peux rencontrer, des choses que je vois, de tout ce qui peut m’interpeller dans les situations vécues. En étant enfermée comme ça, je me suis dit que j’allais finir par manquer de carburant », confie-t-elle, tout en pointant les zones d’ombre d’une situation trop facilement présentée comme bénéfique à la réflexion et à l’art. Zones d’ombre que l’on retrouve dans Le Silence nous chrysalide, sorte de saisie hyper-sensible du réel où les pensées paradoxales se mêlent et finissent par glisser vers une vision teintée d’angoisse. Angoisse de l’oubli et de la perte, du présent et de l’après.
L’art est perméable à son environnement
Difficile, en effet, de faire comme si de rien n’était et de se concentrer sur la tâche. « Le caractère subi de l’interruption fait que ça m’emprisonne l’esprit », poursuit l’artiste. Sans matière nouvelle ni rencontres préalables, mais seulement baigné dans un climat d’incertitude psychologique et matérielle très difficile pour les artistes et professionnels de la culture, on voit poindre les limites du pouvoir de l’imagination, qu’un environnement hostile peut rendre stérile. Si Bénédicte Bach a choisi le format de l’autoportrait, inédit pour elle, c’est pour sortir de sa zone de confort, à l’image de l’impression que lui laisse ce qu’elle vit. En convoquant la métaphore de la chrysalide, elle joue parallèlement sur le double sens d’une camisole suffocante qui est aussi un état de latence avant autre chose. Car il est sûr que l’on ne sortira pas indemnes de cette période. Et elle n’exclut pas qu’avec du recul, cette expérience puisse être un terrain d’inspiration fertile, voyant dans ce qui se déroule un « vrai laboratoire sociologique » qu’il faut se forcer à observer malgré tout…
*« La poétique de l’espace », Gaston Bachelard, Quadrige, Presses universitaires, 1957, p. 26.