Les crypto-artistes ont la cote

Qu’ont en commun David Hockney, Jeff Koons et… Beeple ? Des ventes d’œuvres à des prix record pour des artistes vivants ! Si l’on connait bien les séries sur les piscines, les portraits et les représentations florales du Britannique, ainsi que les pièces emblématiques de l’Américain, des photos mettant en scène la Cicciolina son ex-épouse aux Balloon Dogs, seule une poignée de gens connaissait le travail de Mike Winklemann, a.k.a Beeple, avant le 11 mars 2021, date de la vente de sa pièce numérique flanquée d’un NFT, Everydays: the First 5.000 days. Dès lors, les articles sur les crypto-œuvres ont fleuri dans les médias et quelques crypto-artistes ont émergé tandis que des expositions mettant en scène leurs créations voyaient le jour. Dans le cadre de sa série d’articles examinant les « technologies chamboule-tout » de l’art, AHM vous invite à découvrir ce nouveau continent.

À la question « qui sont les crypto-artistes ? », Fred Steimer, directeur de Divenci, plateforme communautaire d’artistes et market place de NFT, répond qu’ils sont plutôt issus « de jeunes générations et ouverts aux nouvelles technologies numériques et s’en servent pour créer, présenter et vendre. Les artistes traditionnels les maîtrisent parfois mais ne les utilisent pas nécessairement dans le processus de création. » Début avril, Marcella Lista et Philippe Bettinelli, respectivement conservatrice en chef et conservateur du patrimoine du secteur de collection Nouveaux médias au Centre Pompidou, ont inauguré NFT : Poétiques de l’immatériel du certificat à la blockchain, à l’affiche jusqu’au 22 janvier 2024. Présentant des créations récemment acquises par l’institution, l’exposition souligne les liens entre blockchain et art. La blockchain réunit « une multitude de cultures artistiques qui se croisent. » Chaque artiste « aborde cette technologie avec une culturelle visuelle et une approche conceptuelle qui lui est propre », expliquent les deux commissaires.

NFT et dossier crypté au format .ZIP, librement téléchargeable, contenant quatre images noir et blanc. ©Aaajiao. Don de l’artiste, 2023. Centre Pompidou

Impossible d’évoquer les crypto-artistes sans revenir sur l’incroyable vente de Christie’s en 2021 dont la mise de départ était de seulement de 100 dollars ! L’extraordinaire montant de la vente de l’œuvre de l’Américain Beeple, un collage numérique de 5000 images, pour un montant de 69,3 millions de dollars (environ 64,6 millions d’euros) a eu pour conséquence la mise en exergue de tout un territoire artistique dont le grand public ne soupçonnait pas l’existence : celui des crypto-artistes.
Juste après cette vente, Beeple débarquait sur la room de Clubhouse (un réseau social basé sur la voix) pour célébrer l’événement avec ses pairs. Ce fut une incroyable fête numérique à laquelle je participais en direct, à l’instar des soirées dj en ligne que nous avons connues durant les confinements. Les artistes ne cachaient pas leur enthousiasme à l’idée que le crypto-art entrait enfin dans l’histoire, et en outre ils espéraient voir le marché de l’art leur ouvrir enfin les portes alors qu’ils menaient encore des transactions dans un cercle restreint de collectionneurs évoluant majoritairement dans la tech. C’est d’ailleurs un de ces millionnaires qui a acquis l’œuvre de Beeple, Vignesh Sundaresan, spécialiste de la blockchain, pour « montrer aux Indiens et aux personnes de couleur qu’ils pouvaient être également des mécènes », confie-t-il alors au Figaro.

Everydays the First 5000 Days (détail). ©Beeple

Outre cet exploit, d’autres artistes ont également émergé de la vague de ventes de NFT ces dernières années, notamment grâce au boom des Avatars. Les CryptoPunks de Matt Hall et John Watkinson, les créateurs de Larva Labs, sont devenus des œuvres à collectionner comme d’aucuns le font avec les Pokémons. Certains de ces portraits pixelisés (24 x 24) générés par un algorithme s’arrachent jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros, voire des millions à l’instar du CryptoPunk de type Alien #5822, vendu à plus de 23 millions de dollars au PDG de Chain (société de solutions pour la blockchain), Deepak Thapliyal. Née en 2017, la série ne compte pas moins de 10 000 personnages uniques (humain, aliens, animaux et zombies) dont les premiers ont été d’abord offerts à la communauté qui n’avait qu’à débourser les frais de transaction, avant d’atteindre des prix record. Les certificats de propriété des portraits devenus cultes sont stockés sur la blockchain Ethereum sous forme de NFT.  L’un d’eux est actuellement exposé au Centre Pompidou : il s’agit du CryptoPunk #110 offert par Yuga Labs, le studio ayant racheté les collections de CryptoPunks, également  promoteur des controversés et non moins tendances BAYC (Board Ape Yatch Club), fondé notamment par Greg Solano et Wylie Aronow, respectivement connus sur les réseaux sociaux sous les pseudos de Gorgon Goner et Gargamel, ces portraits de singes cartoonesques à l’air blasé que les « hipsters » s’arrachent également à des prix fous. Des singes dont le design reviendrait à un board d’artistes à propos duquel peu d’informations circulent mais comptant une graphiste connue sous le nom de Seneca qui semblerait ne pas toucher de « royalties » sur les ventes.
La communauté, geek à l’origine, s’est enrichie de stars en tous genres et a su développer l’entraide au sein du groupe. Il est important de souligner qu’acheter un de ces NFT permet d’obtenir, en plus de l’avatar unique, un ticket d’entrée à une communauté fermée et très sélecte (Neymar, Eminem et bien d’autres stars ont rejoint le club), avec un accès au groupe Discord, au merch (point de vente) disponible pour les heureux propriétaires, et aux soirées organisées par celle-ci… L’engouement pour tous ces portraits relèverait donc en partie du prestige social, tout en assurant un sentiment d’appartenance au groupe et aurait hissé le singe boudeur au rang de marque tendance, à l’instar d’un vêtement ultra tendance, type Off-White ou Supreme.

Composée de 266 445 « unités », The Merge a atteint la somme totale de 91,9 millions d’euros à l’occasion d’une vente collective. ©Pak

2021, l’année de tous les records ? La vente de The Merge de l’artiste, ou du collectif artistique, connu sous le nom de Pak a dépassé le montant de l’œuvre de Beeple à quelques mois d’écart. En effet, en décembre de la même année, cette œuvre composée de 266 445 « unités » atteint la somme totale de 91,9 millions d’euros à l’occasion d’une vente collective. Près de 30 000 personnes se voient donc devenir les heureux propriétaires de « fragments » de l’œuvre acquise sur la plateforme Nifty Gateway. Ainsi, Pak entre dans le cercle ultra restreint des artistes aux ventes record d’œuvres de leur vivant, aux côtés de David Hockney, Jeff Koons et Beeple ! Les NFT ouvrent le marché de l’art et reconsidèrent également le statut de l’œuvre : si chacune des parcelles est indépendante et se suffit à elle-même, le tout réuni compose aussi une autre œuvre. Pak pousse l’expérience plus loin encore, rendant son travail d’autant plus intéressant à observer : il propose aux détenteurs des fragments de pouvoir les vendre à d’autres et leur permet de fusionner les NFT pour obtenir un nouvel NFT dont l’unité devient par essence plus importante, d’où son titre The Merge, la fusion. « Chaque vente secondaire fusionne ce que vous obtenez avec ce que vous avez déjà, réduisant ainsi la quantité totale de jetons », indiquait Pak dans un post sur les réseaux sociaux.
Par ailleurs, le système de vente sur la plateforme Nifty Gateway s’avérait extrêmement sophistiqué : avec un système de progression de prix par entrée, un prix initial réservés aux collectionneurs de Pak, une augmentation pour les suivants et des cadeaux pour les meilleurs acheteurs. Le système mis en place est donc à l’inverse de celui des salles de vente traditionnelles où le prix n’est pas connu à l’avance et un seul acquéreur remporte l’œuvre. La relation entre artistes et collectionneurs se réinvente dans la mesure où l’artiste réduit les intermédiaires et entretient sa communauté en lui permettant de bénéficier de certains privilèges comme des airdrops, c’est-à-dire se voir offrir des NFT gratuits. Autant d’avantages que les artistes ont bien assimilés avec ce nouveau marché comme l’indique Fred Steimer : « L’accès à de nouvelles technologies leur permet de mieux sécuriser et enregistrer leur travail qu’il soit physique et/ou numérique, le présenter et le vendre de façon sécurisée et décentralisée, d’en reprendre le contrôle et moins dépendre d’intermédiaires, ce qui permet une rémunération plus importante. C’est un nouveau marché à conquérir, de nouvelles façons de présenter et faire la publicité et la promotion de son travail. »
Quid des institutions face à l’émergence de ces nouveaux objets, procédés artistiques ? Le ZKM (Centre pour l’Art et les Médias) de Karlsruhe en Allemagne, par exemple, a commencé à acquérir des NFT à partir de décembre 2017 et propose désormais des expositions avec des œuvres issues de cette collection et de collections privées. Rappelant que les œuvres numériques peuvent être copiées et utilisées à l’infini mais que les NFT sont une garantie de pièce unique ou de série limitée pour les acquéreurs, le ZKM souligne que grâce à des « contrats intelligents » intégrés à la blockchain et accolés aux NFT, les artistes perçoivent automatiquement un pourcentage du prix de vente chaque fois qu’une de leurs œuvres change de propriétaire, un peu sur le même principe que la Sacem reversant des droits d’auteur à chaque utilisation d’un morceau de musique déposé. Le ZKM lançait déjà un meet up (une rencontre) artistique autour de la question de l’art et la blockchain en juillet 2018 au cours duquel une vente aux enchères d’art cryptographique, avec notamment des CryptoPunks, a eu lieu dans l’exposition Open Codes. Au cœur des discussions, il y avait la tentative de cerner ce qui relevait du battage médiatique et de la démarche révolutionnaire.

Larva Labs, CryptoPunk # 110, 2017. NFT (image sur la blockchain). © Larva Labs. Don de Yuga Labs, 2023. Centre Pompidou

Du côté du Centre Pompidou, on travaille sur l’idée d’intégrer des NFT à la collection du musée depuis un an : « Nous œuvrons dans une perspective plus large, qui inclut l’histoire de l’art depuis le début du XXe siècle », indiquent les conservateurs à l’origine de l’exposition NFT : Poétiques de l’immatériel du certificat à la blockchain présentant actuellement dix-huit œuvres numériques déployées dans deux salles du musée. « Le Centre Pompidou a été pionnier dès sa création pour collectionner des médias émergents : la vidéo, le son, les débuts de l’infographie, puis le “multimédia interactif” avec les CDRoms, DVDRoms et sites internet d’artistes, et en l’usage plus étendu d’algorithmes génératifs dans les pratiques artistiques depuis une vingtaine d’années. Il était donc pertinent de comprendre ce qu’apportent les NFT, non seulement comme technologie de certificat mais aussi comme nouvel écosystème artistique en ligne. » Une collection enrichie d’achats et de dons que l’on découvre et qui mélange des œuvres historiques et des pièces ultra contemporaines dialoguant entre elles. Ainsi, le célèbre chéquier d’Yves Klein, datant de 1950, rappelle la cession des zones de sensibilité picturale immatérielle et les règles qui l’accompagnaient : l’œuvre n’appartenait vraiment à l’acquéreur dès lors qu’il avait brûlé son reçu rempli en bonne et due forme, et l’artiste, dans un geste poétique, jetait une partie du poids de l’or reçu sous forme de poudre à la mer ou dans un fleuve. Une relation artiste-collectionneur qui n’est pas sans évoquer certaines nouvelles pratiques liées à la blockchain.
Parmi les artistes de cette exposition, on reviendra sur le travail d’une pionnière dont le nom retentira certainement dans l’histoire de l’art, Sarah Meyohas, une artiste franco-américaine ayant développé son propre BitchCoin dès 2015, en échos au bitcoin qui lui est apparu en 2010. Le lancement de ce BitchCoin représenterait la première tokenisation de l’art sur la blockchain et apparaissait sur le marché quelques mois avant l’Ethereum. L’artiste proposait ainsi trois idées répandues depuis dans le monde des NFT : suivre la propriété d’une œuvre d’art via la blockchain, la propriété publique fractionnée des œuvres, et la blockchain en tant que support. Le BitchCoin, indiquait Wired en 2015 « est virtuel et “exploitable”, mais n’a qu’un seul but : acheter l’art de Meyohas. » Une façon d’investir dans l’artiste plutôt que dans l’œuvre selon le magazine.

Bien que le monde de la cryptomonnaie traverse une crise et que des scandales entourent certaines créations, le Web 3 continue d’attirer et de se développer dans l’Hexagone. Les plateformes et les expositions mettant en scène des crypto-œuvres se multiplient sur tout le territoire. La NFT Factory a ouvert ses portes à Paris se revendiquant comme un collectif de 128 acteurs de la planète blockchain. Un autre espace devrait prochainement s’ouvrir indique Fred Steimer, qui souhaite développer des expositions en parallèle de sa plateforme de NFT Divenci. Le groupe Partouche s’est lui aussi lancé dans le monde du mint avec sa première collection de NFT, réalisés par huit artistes, sous forme de Jokers, chacun d’eux étant une création unique pouvant être utilisée « à des fins marketing, commerciales »…  Spacejunk Art Centres Grenoble propose une exposition « pour décrypter l’arrivée de la blockchain dans le monde de l’art » jusqu’au 20 mai, mettant à l’honneur cinq artistes : Lina Seiche, Mear One, Falco, Maison Maachi et Simon Berger. Autant d’initiatives intéressantes à suivre et à questionner, prouvant le dynamisme du crypto-art, qui n’en est encore qu’à ses balbutiements.

Jonas Lund, Smart Burn Contract (Hoarder), 2022. NFT et vidéo numérique. © Jonas Lund. Achat, 2023. Centre Pompidou

Image d’ouverture> Sarah Meyohas, Bitchcoin # 9.026, 2015-2021. NFT et vidéo numérique. ©Sarah Meyohas et Marianne Boesky Gallery, New York and Aspen. Achat, 2023. Centre Pompidou

 

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