Pour découvrir la nouvelle exposition de Sarah Jérôme, il faut faire un détour par le centre d’art ACMCM, à Perpignan, qui l’accueille jusqu’au 23 septembre. L’artiste y investit les lieux avec des très grands formats réalisés à cette occasion par lesquels nous sommes accueillis dans l’exposition et qui constituent à dire vrai l’essentiel de l’exposition. En effet la diversité des œuvres présentées est telle qu’elle suggère de nombreuses réflexions.
On est tout d’abord saisi par ces œuvres mi-impressionnistes, mi-abstraites pleinement servies par une maîtrise colorée dont la lumière violente qui en sort ne peut laisser indifférent. Hésitant entre paysage aquatique et interprétation de végétaux denses extirpés d’une garrigue cézanienne, les toiles annoncent une déambulation prometteuse où les sujets se fondent dans la toile au point qu’on se sente soulagé de n’avoir qu’à se laisser porter par nos iconographies personnelles, nos références picturales, piochant dans l’épaisseur des Nouveaux Réalistes ou stagnant dans des tranches d’une histoire de l’art plus sensuelle proche de Joan Mitchell.
L’œuvre En eaux-vives de 2023 montre un travail sur la couleur, et convertit la chair des formes en îles liquides et minérales, propres à une flottaison étrange. Les personnages ne montrent pas le désir d’émerger, mais fixent la surface de l’eau comme faisant corps avec eux-mêmes. Restent-ils des têtes hors de l’eau, à considérer comme des motifs narratifs ou sont-ils à voir comme les émergences plastiquement composées inspirées du support en papier calque ? La fusion de ces interrogations abonde en faveur d’une grande fluidité esthétique.
Cette impression qui pique l’intérêt pour agréable qu’elle soit ne dure pas. Nous sommes rappelés à l’ordre par des pratiques très différentes, dessins, installations, objets suspendus… sans grand rapport a priori entre eux.
De grands dessins à la mine de plomb représentent des intérieurs chargés où des personnages sont posés, figés dans leurs mouvements, où les fauteuils de velours représentés avec talent sentent le motif ressassé, détaillé dans des scènes plus ou moins morcelées. Là, on quitte une peinture qui nous portait dans une tranche d’histoire de l’art pour nous conduire dans une sorte de récit quasi photographique dans lequel le motif se poursuit d’un cadre à l’autre, les encadrements se touchant pour la continuité de l’image découpée sans raison apparente. Les dessins surfacés de nuances de gris évoquent un sujet désuet et laissent perplexe sur leur pertinence à côtoyer les peintures, tant les sujets en sont éloignés.
Plus loin des corps à mi-hauteur, de dos, de face, habilement hors dimensions dans le paysage, sont réalisés avec des couleurs liquides, coiffant les corps à coups de peigne ou de frottages, silhouettes impassibles et tranquilles d’apparence, contredites par de forts contrastes de couleurs, et retiennent une violence contenue soumise à la réaction du spectateur.
Le visiteur aurait en effet envie d’interroger l’artiste, de lui demander ce qui arrive à son univers, quel lien y a -t-il entre ces demi corps de femme, ces « paysages » avenants, ces intérieurs morcelés en grisaille, mais aussi ces installations aussi inattendues que de facture différente. Ces dernières réalisées en céramique prennent la forme de hérault d’armes ou de personnages sentinelles désamorcés de toute vie, le corps a disparu, l’armure en morceaux est l’enveloppe restante d’un corps invisible. Bien sûr nous saisissons bien que cette armure est cassante, fragile, qu’il nous est indiqué au passage une mise en garde mais la lourdeur de la suspension, l’épaisseur des membres provoque une curieuse déception en concurrence avec la méfiance délicieuse de la fragilité.
De même, une paire de gants rouges en céramique est ainsi pendue au mur, eux, portent l’épaisseur et la lourdeur du matériau qui les constitue, sorte de gardiens perdus de mains absentes. Ils font volontairement écho à d’autres pièces exposées comme indiqué par la commissaire d’exposition. Cette situation étrange rappelle a contrario les porcelaines aperçues dans certains musées asiatiques où là, leur positionnement en vitrine ou leur érection sur un socle nous font oublier les systèmes d’alarme, ne nous alertent sur rien d’autre que leur existence matérielle ; ou encore ces céramiques époustouflantes de Lee Ufan, qui simplement déposées au sol nous emportent dans une bouffée de précision formelle et de légèreté colorée, avec une économie esthétique où le poids de la céramique se confond avec la préciosité de l’objet. Que se passe-t-il donc dans ces pièces de céramique suspendues en forme de costume désarticulé dans l’espace et non en forme désarticulée de costume dans l’espace ? Il semble que ce soit un débordement excessif du sujet, l’artiste se sentirait-elle submergée par une narration qu’elle peine à resserrer en une expression plus concise ?
C’est qu’il y a une volonté chez Sarah Jérôme de nous parler du corps, par tous les moyens. En épaisseur, en largeur, en sujets (figures, portraits, objets), en matériaux, le corps est désigné autant que faire se peut, sous toutes ses formes par de nombreux moyens mais il est absent, le corps est montré là où il n’est pas. Le passé de danseuse de l’artiste y est sans doute pour quelque chose. Il y a de nombreux actes commis mais aucune trace de corps. Si bien qu’en cas d’enquête nous serions obligés d’inculper Sarah Jérôme de corpicide volontaire avec préméditation de soustraire à l’histoire de l’art la logique plastique ! Humour mis à part, Sarah Jérôme suggère le corps par des entours, nous invite à en fabriquer des fragments, à en imaginer des postures, son travail prolixe nécessiterait peut-être une plus grande clarté de présentation ?
L’exposition de Sarah Jérôme qui se veut être rétrospective est sans doute la cause de ce brin de disparité ressentie au fur et à mesure que nous découvrons les salles. Peut-être aurait-on aimé une insistance sur les différentes époques de la création de l’artiste sans avoir à se sentir obligé d’y trouver la fluidité d’un parcours ? L’approche de cette démarche artistique très variée permet aussi au sein même des œuvres de restreindre pour soi-même certains thèmes comme en témoignaient certains visiteurs. En éludant le corps, en proposant d’autres parcours par les couleurs, les lignes de contour des objets quels qu’ils soient, sujets, dessins, objets… l’œuvre suggère un partage protéiforme. C’est une entrée possible aussi pour la pièce réalisée sur la très grande mezzanine, l’installation est aussi déconcertante qu’elle est intéressante. Là encore un fond de mer (?) ou de cimetière (?) est évoqué par une disposition de volumes en céramique anthracite, plus ou moins crâniens, un peu médusiques très beaux dans leurs circonvolutions de cheveux « empoulpés », les tentacules capillaires nous transportent de Caravage à la mosaïque gréco-romaine en passant par ce que l’on pourrait nommer par métaphore, la menace de disparition, cette fin où nos têtes tombent de n’avoir pas compris que seul l’art peut sauver nos corps.
La conception du corps morcelé en matière artistique a été abordée sous différents modes, qu’il s’agisse du codage des expressions d’un Le Brun au XVIIIe siècle, des photos d’un Stephan de Jaeger, ou des vidéos de Douglas Gordon, les mises à pied du corps renaissent de leurs cendres artistiques en proposant un vif objet, imaginaire, projeté, complémentaire mais vif. Dans le cas de cette installation, nous cherchons la matrice, la source plastique ou narrative qui aurait engendré ces générations d’organismes segmentés, car l’impression la plus forte de l’exposition passe par la question de savoir s’il n’y aurait pas plusieurs auteurs.
Ce n’est pas obligatoirement un grand inconvénient puisqu’on découvre une exposition avec le bénéfice de plusieurs entrées possibles, de plusieurs identités, de chemins divers ou de traverses allant parfois vers une peinture plus historicisée qui rassure un certain public, enclin à voir « du » corps et à le reconnaître, mais parfois les modes d’expression sont déconcertants en semblant empruntés à d’autres et venus en visite sous la main de l’artiste. Si le trop large panel d’expressions provoque un malaise sur la singularité attendue, cela n’enlève rien à l’authenticité du travail de cette artiste reconnue mais l’ensemble choisi est sans doute à l’origine d’une qualification qu’on a du mal à restreindre autour d’une seule signature.
Il reste à se demander après avoir interrogé les œuvres avec la logique de la réalité qu’elles suggèrent, si le corps ne se trouve pas dans l’interstice, dans la transparence masquée contenue dans le support ? Car Sarah Jérôme exécute ses œuvres sur du papier calque, provoquant l’effet inverse de la céramique, ces pièces apparemment fragiles par la qualité du support apparaissent solides et solidement issues des représentations qui les investissent.
Contact> Sarah Jérôme-Refaire corps, jusqu’au 23 septembre, A cent mètres du centre du monde centre d’art, à Perpignan.
Image d’ouverture> Vue de l’exposition Sarah Jérôme-Refaire corps. ©Photo A cent mètres du centre du monde