Les arts sont toujours premiers : un éloge de l’élitisme ?

L’année de festivités textuelles autour des 15 ans d’ArtsHebdoMédias et du postulat d’Hervé Fischer, « Les arts sont toujours premiers », se poursuit aujourd’hui avec la participation de Michel Jeandin, spécialiste de la science des matériaux, des traitements de surfaces, et de tribologie. Les lecteurs habitués aux chroniques de l’auteur savent par avance qu’ils vont se délecter ! A ceux qui découvrent cette écriture, attention : jeu de mots, humour, glissements sémantiques, et références savantes sont au programme. Alors Michel, « premiers » ou « pas premiers » les arts ?

« Les arts sont toujours premiers » est une assertion riche, notamment par sa réflexivité, puisque « les premiers sont toujours des arts », sonnant en cela comme un éloge de l’élitisme. C’est du moins ce que ce texte essaiera de souligner, sans toutefois prétendre être le premier à le faire et, encore moins, à le faire avec art. Les premiers sont toujours des arts. Élever au rang d’art n’est- il pas, en effet, le but ultime des ambitieux ? Premier signifie donc, ici, le meilleur et non pas le plus précoce ou le plus tôt arrivé. Comme toujours, le couple espace-temps, quand il n’est pas continuum, impose un choix. Pour ce qui est de l’art, la branche de l’alternative sur laquelle vient se poser l’oiseau-artiste est bien, en effet, celle de l’espace, laissant le temps aux pressés (Chronos) ou aux opportunistes ne voulant pas manquer le K (Kairos).
Le temps n’est donc pas la marque de l’art. L’exemple des peintures rupestres ou des sculptures préhistoriques le prouve. Elles ne sont plus, en effet, considérées aujourd’hui comme relevant de l’art, parce qu’elles sont venues en premier mais bien parce qu’il s’agit d’œuvres d’art et non de simples artefacts anthropologiques. Les préhistoriens les font même relever du Grand Art, jusqu’à qualifier, par exemple, les grottes de Lascaux de « Chapelle Sixtine de l’art pariétal ». A l’inverse, en prenant le temps par l’autre bout, c’est-à-dire tourné vers l’avenir plutôt que vers le passé, l’avant-garde n’a pas à être louée simplement parce qu’elle arrive avant (ce qui va suivre, bien sûr) autrement dit, en avance, guidée par la seule obsession du nouveau et de l’inédit, en se souciant peu de la qualité. L’avant-garde, et après ? Comme Sollers l’avait si subtilement dit dans une intervention restée célèbre. Il vaut mieux donc pour tout jugement artistique, essayer de s’abstraire de l’époque, même si cette dernière caractérisera souvent un mouvement qui lui sera contemporain. Il s’agira alors plus d’un étiquetage que de donner un brevet artistique à une œuvre n’ayant de mérite que d’être de son époque, quelle qu’elle soit.

Gardez-vous de l’avant-garde !

Le mot nouveau associé à l’art a mis quelque temps à gagner sa majuscule pour qualifier l’Art du même nom : Art Nouveau, témoin de son époque, la Belle en l’occurrence. Il faut, ici, dénoncer le « c’est mieux (parce que c’est) avant » comme il en est fait du « c’était mieux avant » ou « Laudator temporis acti » d’Horace ou, plus trivialement, le « ce qui est le mieux est ce qui est avant » de Clemenceau. S’il est vain de remonter le temps plutôt que la pendule pour s’y projeter, il faut bien se garder de l’avant-garde. L’avant-garde d’un jour est l’arrière-garde du lendemain dit-on, son attractivité se trouvant vite effacée par l’action du temps. Il n’est qu’à considérer le sort réservé par le sablier aux dires et écrits des prévisionnistes, prospectivistes et autres dystopistes. La lecture du savoureux autant qu’édifiant livre d’Émile Souvestre, Le monde tel qu’il sera en l’an 3000, écrit en 1845, ne peut être que recommandée, à ce titre. En aguiche, peuvent être mentionnés l’exemple du prototype de la folle (aliénée mentale) de l’an trois mille qui est donné comme étant la Rêveuse – avec un R majuscule – et celui de la capitale du monde civilisé montrant une ville couverte de cheminées d’usine fumantes (cf. respectivement p. 157 et p. 95 dans la réédition de l’ouvrage chez Skol Vreizh, 2013).
En réaction à tout cela – de caractère réactif et non réactionnaire s’entend – une certaine méfiance vis-à-vis de la nouveauté peut résulter, d’autant plus que le mot premier y est associé. Par exemple, il convient d’éviter, sauf à vouloir s’y faire remarquer, les premières, pire encore les avant-premières certainement, où les œuvres présentées ne sont généralement pas encore propres à l’être. En revanche, sur un tout autre plan, si le premier amour ne peut être évité, heureusement, il n’est pas toujours des plus grandes réussites. Quant au nouveau-né, y compris celui pouvant s’ensuivre, il est surtout le plus beau pour les parents. Le premier dans le temps n’est donc pas toujours le meilleur, par là même peu éligible au rang d’art, car il aura négligé souvent le travail nécessaire à l’aboutissement d’une œuvre. Le grand Bonnard en était tellement conscient qu’il allait jusqu’à, lui-même, retoucher (clandestinement) de ses œuvres déjà exposées dans les musées pour les améliorer, disait-il. Bonnardiser s’oppose à esquisser en un néologisme parfaitement reconnaissable.

Callas et Tebaldi, McEnroe et Borg, Proust et le Who’s Who

Pour le coup, ce nouveau mot (néo-logisme) est le meilleur qui soit. Il pourra être rétorqué que les esquisses et les croquis sont parfois plus appréciées que les œuvres qu’ils ont permis de préparer, du fait de leur fraîcheur et du goût invétéré de l’être humain pour l’inachevé. Si cela est vrai pour des œuvres isolées, il ne peut en être ainsi pour un art qui en représente un ensemble structuré. Quelques contre-exemples existent quand même, où le précoce domine artistiquement. Sans aller jusqu’à se référer à Mozart ou à quelque jeune prodige, peuvent être cités plus prosaïquement les premiers tirages d’ouvrages (leur édition princeps), d’estampes, de lithographies, etc. Les « boomers », en néo-préhistoriens modernes, ne manqueraient pas de citer la batterie de marque Premier vantée par les Beatles en leur temps.
Généralement, arriver premier dans le temps n’est donc pas du tout l’apanage de l’artiste mais plutôt celui du sportif. Si Anquetil avait été un artiste, c’était plus par sa position sur le vélo, inégalée par sa fluidité, que parce qu’il arrivait premier (et pourtant !). L’artiste prenait les traits donc, paradoxalement, du meilleur. De son côté, le premier de cordée n’est pas un artiste (heureusement, d’ailleurs !) et c’est pour ses qualités techniques qu’il doit cette position. Élargir le champ, ce que ce texte se gardera de faire cependant, convoquerait l’éternel débat entre technique et artistique : confrontation entre Callas et Tebaldi, McEnroe et Borg, Proust et le Who’s Who, etc.

Selon le désir de notre élégant baron à l’inspiration hellène

Si ce n’est le temps, c’est donc l’espace qui est le marqueur de la qualité artistique puisque c’est lui qui déploie l’émotion humaine. Plus concrètement, en effet, les propriétés physiques de l’espace dans lequel se meut l’être humain, permettent l’excitation des sens par l’œuvre qui s’y trouve. Ces propriétés sont, régies par les lois de la physique : l’optique (pour la vue), la physique (pour l’odorat), l’acoustique (pour l’ouïe), la chimie (pour le goût), la thermique et la mécanique (pour le toucher), s’il faut en rester aux 5 sens traditionnels. L’œuvre d’art se révèle par sa qualité à provoquer l’émotion, que le scientifique, heureusement, n’arrivera jamais à mettre en équation. C’est pourquoi, la notion de classement qualitatif n’a pas cours dans l’art, au grand dam de ceux qui en défendent une approche temporelle. Tout classement artistique semble un leurre, même si les Jeux Olympiques du début du 20e siècle (de 1912 à 1948) ont bien tenté d’installer des compétitions entre artistes, selon le désir de notre élégant baron à l’inspiration hellène. Il est vain de vouloir définir la tête de l’art, sauf à vouloir faire référence à un célèbre cabaret parisien maintenant disparu ou à donner dans le mercantilisme qui ne saurait être source d’un quelconque critère de qualité.
Comparer des œuvres d’art entre elles, un Picasso avec un Rembrandt par exemple, et, a fortiori, des arts entre eux, relève de l’hérésie. Beaucoup ont pourtant dit, y compris parmi les artistes, la primauté/supériorité, de la musique sur tous les autres arts. On sait maintenant que seule la coquetterie ou la jalousie (« suprême jalousie » entre musiciens et écrivains comme la qualifiait Mallarmé) mises en avant par certains ont suscité pareille appréciation : donc objectivement infondée. Classer répond actuellement à une obsession sociétale. L’internet compte même des sites d’évaluation, conduisant à une mise en abyme édifiante alors que paradoxalement, l’école de la République se dispense de noter ses élèves, pour une autre mise en abyme, en l’occurrence celle de leurs connaissances. En revanche, dans le monde des arts et de la culture pullulent les distributions de prix divers. Cependant, les cérémonies des Oscars et César, par exemple, riment peu avec art malgré leur terminaison. La création de la cérémonie de remise des prix de l’Académie des Laids-Arts de Plouzac l’avait, en son temps, bien dénoncé.

Rien n’est plus sensoriel que la matière

Faute de classement sérieux, la question est de savoir comment définir le qualificatif de premier pour assertir que l’art en est la caractéristique. Pour cela, l’auteur de ce texte tente ici de rapprocher le sens du mot premier de celui rencontré en arithmétique pour qualifier les nombres du même nom. A destination des oublieux, il est rappelé qu’un nombre premier est un nombre divisible seulement par un et lui-même. Art et arithmétique ont donc, au-delà de la consonance, une parenté manifeste, l’art étant à la fois unique et universel comme tant et tant ont dit. Il est justifié alors de se demander si l’arithmétique ne serait pas qu’un art hermétique, cela dit au-delà du plaisir de jouer sur les mots. Cette mise en abyme (encore une !) allant de l’unique à l’universel définit ainsi le caractère premier de l’art, l’art premier devenant pléonastique, au-delà du réflexif donc, hormis, peut-être, sur le plan philosophique. Pour attester de l’universalité et de l’unicité de l’art, seul l’être humain, doté de ses capacités sensorielles, peut y arriver. Qui a un tant soit peu fréquenté le monde de la science des matériaux y aura trouvé fortement écho à tout ce qui vient d’être évoqué. Quoi de plus sensoriel que la matière (mot générique des matériaux), en effet ?

· Sans aller jusqu’à faire référence au Big Bang, pompeusement tentante quand il s’agit d’impressionner le lecteur, le distinguo entre temps et espace mis en avant plus haut, trouve une traduction très concrète dans le monde des matériaux, dans la différence qui existe entre minerai et matériau d’usage. Le temps y trouve sa trace : du minerai d’origine émanant de la terre, souvent grossier et constitué de composés divers (oxydes entre autres) au métal pur, par exemple, qui peut en être extrait par affinage ou autres opérations. La forme la plus aboutie du matériau, susceptible d’être appelée, d’ailleurs, nouveau matériau, en est la surface, à condition toutefois de ne pas avoir encore été altérée par son environnement. La science des matériaux la qualifie alors de « surface fraîche ». Par son caractère éphémère autant qu’original, elle peut prétendre à une certaine parenté avec l’avant-garde déjà évoquée dans le milieu des arts. Les propriétés du matériau à sa surface sont souvent très différentes de celles qu’il présente à cœur : par exemple sa réactivité chimique. C’est pourquoi les matériaux pour lesquels la surface prend une place prépondérante par rapport à son volume présentent des capacités hors normes et souvent exceptionnelles. Le meilleur exemple en est celui des nanomatériaux, vieux nouveaux matériaux s’il en est. Un nanomatériau peut se présenter sous forme de poudre avec, pour chaque particule, un rapport surface sur volume énorme. Par exemple, dans le cas de particules sphériques, ce rapport est proportionnel à l’inverse de son rayon. L’artiste a bien compris le rôle de la surface puisque son travail, (son engagement) consiste le plus souvent à la modifier : peinture, sculpture, etc. Il joue sur les apparences, quitte à changer le matériau juste en surface pour laisser accroire que tout l’objet en est fait. La sculpture contemporaine de Michel François, A l’arrachée-Instant gratification (2005), en est une impressionnante illustration. Constituée d’un cube d’argile, son cœur, recouvert en surface de feuilles minces d’or, l’œuvre exprime bien l’ambivalence entre attraction et répulsion associée aux deux matériaux respectifs. En une sorte de percutant zeugma artistique, François montre une empreinte de main cherchant à saisir l’or et de déception à la révélation de ce qui n’est au fond que glaise. Plus généralement, ce choix de matériaux exprime le concept temporel mis en avant dans les deux sens du terme. La terre (glaise) évoque la Terre et ses origines tandis que l’or évoque toute son évolution. L’or, en effet, est un métal natif qui, par son inaltérabilité a traversé le temps. Nativité-nouveauté et pérennité s’y trouvent donc associées. De plus, comme l’argile, l’or se travaille facilement grâce à sa haute capacité à se déformer. Tous deux représentent donc les matériaux pour l’art par excellence. Pour ce qui est du concept spatial, en science des matériaux, il n’est pas de classement possible entre matériaux, sauf à considérer certaines de leurs propriétés bien précises. Sinon, l’or n’a pas à être déclaré valant plus que l’argile, d’autant moins que cette dernière pourra avoir été transformée en une œuvre d’art majeure, par exemple la contemporaine Shams (2013) d’Adel Abdessemed.

· La notion de travail du matériau qui vient d’être évoquée rencontre celle s’appliquant aux œuvres artistiques, d’autant plus que la matière leur est consubstantielle. Le travail du matériau, autrement dit sa transformation par traitement mécanique, physique et/ou thermique, vise souvent à l’améliorer. La théorie des transformations de phases constituant la matière en explique les phénomènes. Il n’en sera dit ici seulement qu’une phase secondaire formée grâce d’un traitement quelconque sera souvent recherchée pour ses meilleures propriétés que celles de la phase primaire dont elle est issue. La phase secondaire devient première, c’est-à-dire meilleure, au détriment de la primaire. Par exemple, le nickel en phase gamma deviendra beaucoup plus dur après transformation en phase gamma prime (γ’). Si les avions actuels peuvent voler, c’est bien grâce à elle car des super-matériaux l’utilisent, en l’occurrence les superalliages comme ils ont été baptisés après avoir été un temps appelés nouveaux matériaux. Ce n’est donc pas pour rien que le signe prime (le premier) quand il est adossé à une lettre ou un mot, joue un double rôle. D’une part, par usage, il souligne le caractère annexe (survenu plus tard) de ce qu’il désigne. D’autre part, son simple nom de prime le surclasse de fait, traduisant un travail d’amélioration, une élaboration du produit initial : la prime au prime en quelque sorte ! Pour l’artiste en science des matériaux (s’il en est), le traitement thermique d’un matériau le bonnardise, au sens vu plus haut. Dans ce même esprit de bonnardisation de la matière, l’élaboration des matériaux va jusqu’à pouvoir les composer pour aboutir à ce que l’on appelle les matériaux composites ou composites tout court, eux aussi appelés, un temps (celui de la nouveauté/primauté) nouveaux matériaux. Ces composites sont le reflet, dans le domaine de la science des matériaux, des arts composés et/ou multisensoriels. De plus en plus en vogue avec juste raison, ces derniers composent les sens. L’œuvre Shams en est aussi l’un de ses meilleurs (primes) exemples. Les composites sont à l’image d’arts premiers composés dont certains pourrait être dits sphéniques, « arts sphéniques » donc, si l’on veut pousser l’analogie déjà précédemment établie avec l’arithmétique : un nombre sphénique comme chacun sait étant le produit de 3 nombres premiers distincts. Les « arts sphéniques » devraient se développer, dans le sillage des combinaisons synesthésiques liant sons et odeurs ou sons et couleurs, en particulier.

En route pour le premier anniversaire sphénique d’ArstHebdoMédias

Même si ce texte est court, ce fut une gageure que de n’y pas parler d’arts premiers, anciennement – primitivement – appelés arts primitifs, alors qu’il lui était assigné de mélanger arts et premiers. Ce texte, à ce titre, est conforme : pour le reste, le lecteur sera seul juge. En espérant, cependant, ne pas avoir donné l’air de passer par Montluçon comme disait l’acteur, l’auteur aura pu prendre le train premier – faute de pouvoir dire le premier train – conduisant aux matériaux et aux nombres de même acabit. Dommage que le nombre 15 ne soit pas premier car il aurait fourni une transition conclusive facile avec la célébration des 15 ans d’ArtsHebdoMédias (AHM) à laquelle ce modeste texte aura eu pour but (et plaisir) de contribuer. Il reste que ce quinze, même s’il n’est pas premier, représente beaucoup pour l’art, compte tenu de tout ce que lui a apporté AHM pendant ces nombreuses années. Évidemment, pour être parfaitement dans le ton, il aurait mieux valu attendre de fêter ses 17 ans pour que l’anniversaire pût correspondre à un nombre premier. Une autre occasion en perspective donc, pas plus tard que dans deux ans ou, mieux encore, dans 15 ans pour le premier anniversaire sphénique (30 ans) d’AHM. Joyeux anniversaire !

Michel François, A l’arrachée – instant gratification, 2005. Courtesy de l’artiste et de Xavier Hufkens, Bruxelles

Image d’ouverture> Salle des taureaux, Lascaux IV. ©Photo Déclic&Décolle courtesy Centre International de l’Art Pariétal