Pour se saisir de l’univers de Michel Thamin, il faut remonter aux souvenirs de son enfance qui eux-mêmes nous propulsent des milliers d’années en arrière, à une époque antéhistorique qui tient un rôle inaugural dans son imaginaire. Aussi est-il possible de voir l’exposition Granite & Cie à la galerie du Faouëdic, à Lorient, comme un voyage de mémoire – dans la mémoire intime de l’artiste, mais aussi dans celle universelle de nos origines.
« Depuis gamin, j’ai toujours aimé les cailloux. Curieux, je les cassais pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur. (…) Lors d’une colonie de vacances en Bretagne, j’ai ensuite découvert les mégalithes. Cette époque où les hommes n’avaient que la pierre comme outil – et pas encore le métal – me fascine ». C’est ainsi que Michel Thamin raconte les débuts d’une passion singulière et à double détente pour la pierre et la préhistoire, qui le conduira des années plus tard à exposer ses œuvres à travers l’Europe. Né à Paris en 1946, Michel Thamin a longtemps travaillé comme employé d’une usine Renault en périphérie de la capitale avant de s’en remettre à ce qu’on pourrait qualifier de vocation de la première heure. Il réalise ses premières sculptures à partir de 1978, en autodidacte certes, profondément marqué par l’aura des sites mégalithiques de son enfance, mais aussi influencé par des artistes comme Barbara Hepworth, Eugène Dodeigne et Eduardo Chillida Juantegui. Après quelques années d’expérimentation où il tâtonne et explore différents matériaux et techniques loin des regards, il commence à exposer ses œuvres en 1982.
Dès le début, les travaux de Michel Thamin témoignent d’un rapport élémentaire aux minéraux ainsi que d’un désir de s’y confronter comme lorsqu’il jouait, petit, à disséquer des cailloux. L’artiste s’attaque à des blocs bruts de granite dans lesquels il taille des piliers monumentaux qui rappellent les mégalithes, ou alors de petites boîtes gravées de signes énigmatiques qu’il nomme les « lithoglyphes ». D’une pièce de l’exposition à l’autre, les formes poreuses et grisâtres sont omniprésentes et aucun des aspects sous lesquels elles se déclinent ne saurait faire oublier l’élément originel dans lequel elles ont été taillées. Car Michel Thamin ne travestit jamais le matériau initial, qui doit demeurer l’épicentre, l’astre autour duquel idées comme volumes surgissent et gravitent. Si la roche est généralement sujet-objet de ses œuvres, il en est aussi question dans ses « cellules », série de dessins et toiles acryliques réalisés à partir de la répétition d’un même rectangle noir et dans lesquels il décline des motifs de micro-architecture que l’on retrouve à l’intérieur des boîtes « lithoglyphes ». Ainsi le granite demeure malgré tout le socle substantiel, les autres formats d’œuvres (photographies, toiles, dessins…) ne cessant d’y faire référence, avec révérence. L’artiste tenant à préciser que s’il le choisit pour ses propriétés solides et facilement sécables, ce sont toutes les pierres qu’il apprécie en réalité. Une passion qui se joue d’abord dans l’intimité de sa psyché, de son face-à-face solitaire avec les blocs de roche, et se dévoile aux regards des visiteurs sans jamais manquer de susciter l’interrogation.
Quand Michel Thamin évoque la façon dont il sculpte, parlant d’un matériau « dans l’attente d’une forme », d’« heurt »,d’« affrontement » et de « piliers scarifiés », on comprend que c’est aussi le caractère charnel et parfois violent du travail qui, étrangement, le séduit. Ses paroles décrivent une forme de combat qui fait écho aux propos de Georges Bataille*, pour lequel l’art porte toujours une idée de transgression de l’impénétrabilité de la matière – et plus globalement de la nature – par la main. Sculpter, travailler un élément naturel réputé pour sa résistance et modifier sa plastique, c’est en quelque sorte faire preuve d’une puissance démiurgique. L’artiste cherche-t-il donc à éprouver sa supériorité sur une nature imposante et hostile, comme le sont les blocs de roche volcanique ? De fait, Michel Thamin ne dissimule pas son admiration pour le travail de la main, outil organique minimaliste et fragile mais initiateur et symbole de toutes les techniques. « Ce qui m’intéresse avant tout dans les pierres qui composent les sites mégalithiques, c’est de savoir que l’homme a posé son empreinte dessus », nous confie-t-il. Lui-même se définissant plutôt comme « un artisan qui a mal tourné » que comme un artiste, l’évocation de l’artisanat étant une manière de rendre hommage à la dimension manuelle de son activité.
A ses yeux, la pierre a la particularité d’évoquer d’elle-même des notions de lenteur et de permanence. Valoriser ce matériau est alors une façon de proposer un modèle à rebours des principes de vitesse, de changement et de disruption qu’il place au cœur de notre époque et de ses maux. Ainsi, l’artiste préserve le matériau dans son apparence brute pour ne pas déformer les signaux qu’il émet – signaux non-verbaux qu’il considère pourtant essentiels et qu’il se donne pour mission de transmettre. Atemporel plus qu’inactuel, Michel Thamin se distingue par une sensibilité authentique, une affection pourrait-on dire, pour les éléments naturels qui l’entourent. S’il grave des signes imaginaires dans le granite pour s’opposer au temps qui passe, son action sur la matière est minime, symbolique. Artiste-glaneur, il restitue d’ailleurs toujours les galets qu’il ramasse à l’occasion de ses promenades au bord des plages après les avoir imprimés de dessins et photographiés, gardant le souvenir des paysages sans les abîmer. « J’essaie d’être contemporain sans perdre la mémoire », lance-t-il.
Finalement, à travers les objets post-primitifs – mégalithes revisités, boîtes en pierre archaïques, peintures aux accents rupestres… – la démarche de Michel Thamin consiste plus à transcender le temps qu’à glorifier un passé préhistorique, élan de notre Histoire. La pierre, squelette de la planète à partir de quoi a été fondé tout le bâti humain, est au cœur de l’œuvre. Michel Thamin la sculpte de façon à convoquer une mémoire ancestrale, partant d’une époque nimbée de mystères et de mythes jusqu’à notre société contemporaine – ère de l’érosion. En simulant des oppositions entre passé et présent, clos et ouvert, entre immensité et microscopie, les pièces de l’artiste peuvent être appréhendées comme une invitation à repenser notre condition humaine et à imaginer d’autres possibles. Car si la pierre est le corps de l’histoire et de toute architecture, elle ne saurait s’y réduire. Dans les mains de Michel Thamin, elle devient synonyme de mémoire mais aussi de mythologie à partir de laquelle il est possible d’interpréter le passé, penser le présent et inventer l’avenir. L’artiste caractérise même ses sculptures « d’archaïsmes durables », suggérant que certains éléments ancestraux peuvent être porteurs de perspectives ignorées. Aussi tient-il à ranimer les spectres de certaines formes oubliées.
Si à travers leurs œuvres on reconnaît chez certains artistes le caractère obsessionnel d’une idée, d’une vision ou d’un rêve, chez Michel Thamin il s’agit surtout de l’attraction irrésistible pour un élément naturel avec lequel il communie par la pensée et la main. Sans pierre, Granite & Cie n’aurait pas lieu et très certainement Michel Thamin ne serait pas artiste.
* G. Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art, Genève, Skira, 1955, rééd. 1994.
Dialogue à travers les âges
Erigés dans la pièce centrale de la galerie du Faouëdic, les piliers de Michel Thamin imposent le silence. Taillés dans un seul bloc de granite au disque diamanté, poncés ou polis, ils apparaissent comme des avatars contemporains des mégalithes qu’il a observés sur les sites archéologiques de la région bretonne. En citant plastiquement ces monuments de la préhistoire, Michel Thamin crée un dialogue à travers les âges. Plus qu’il ne reproduit ces sculptures du passé, il les détourne pour les envisager différemment. Les monolithes occupaient une fonction rituelle de communication avec les puissances de l’au-delà. Les piliers de Michel Thamin, en révélant la force vive de la pierre malgré son inertie, semblent au contraire suggérer une pensée de l’immanence. Le substrat organique du monde – la roche – se fait moteur d’une esthétique à part entière, et le clin d’œil à la préhistoire un prétexte pour remonter à nos origines les plus lointaines tout en révélant le caractère contingent des productions humaines. Dans ces piliers, la pierre s’impose. Le geste artistique n’a pas d’autre prétention que de restituer la place essentielle du matériau.