Le Secret des anges (éditions Eliott, 2023) est le fruit de la rencontre entre la psychanalyse et la peinture. Dans ce dialogue vif et érudit, de nombreuses incursions du côté de la littérature entraînent le lecteur dans une balade autour de la peinture et ses techniques, du tableau et du rêve, en passant par le langage, le récit, l’écriture. Pour vous le faire découvrir, Béatrice Bioret, psychanalyste, s’entretient avec Dina Germanos Besson, qui a coécrit l’ouvrage avec le peintre Christian Bonnefoi.
Béatrice Bioret – Votre rencontre avec Christian Bonnefoi aurait pu se borner à un dialogue entre une psychanalyste et un peintre où chacun répond depuis son champ, où chacun reste derrière le mur de son langage et donc sans que cela ne se rencontre vraiment. Or, ce qui frappe à la lecture de cet ouvrage est ce que j’appellerai l’entremêlement de vos deux écritures à un point tel que parfois le lecteur ne sait plus qui parle. A quoi attribuez-vous la possibilité de cette communion des styles qui converge vers un au-delà des thématiques de départ ?
Dina Germanos Besson – Peut-être s’agit-il d’une éthique commune qui consiste à tenir compte du Réel, c’est-à-dire ce qui échappe au langage. Celle-ci se traduit par l’importance accordée à la praxis, en privilégiant la forme sur le sens. C’est l’apport de Lacan qui a attribué une prévalence du signifiant sur le signifié, afin que l’analysant (ainsi que l’écoute de l’analyste) ne tombe pas dans le piège du sens univoque qui bouche l’ouverture de l’inconscient et sa capacité créatrice, celle qui fait sonner autre chose. Christian et moi partageons cette même conception. Dans son travail et sa peinture, le sens est réduit à peu de chose, précisément à l’usage de la langue : il n’est donc pas ce vers quoi tend la pensée et l’interprétation, mais ce qui sert de support à cette tension – un véhicule. C’est pourquoi il fait du secret un creux où tous les sens volatils de la pensée viennent s’engouffrer et se consumer pour renaître dans une autre figure. D’autre part, s’il accorde une place au « faire », sa praxis se distingue de celle de l’artisan. Sa démarche est plutôt le récit d’un va-et-vient entre ce qu’il appelle le savoir-faire et le faire savoir, où la question « qu’est-ce qu’un tableau » occupe la place centrale. La praxis est alors, selon lui, le mouvement de cet aller-retour : le faire précède l’entendre et lui succède ; ainsi l’énigme est perpétuellement reconduite.
B. B. – A l’instar du fragment que vous évoquez dans vos échanges, votre dialogue explore de façon fragmentaire des points qui, à première vue, pourraient sembler disparates, le rêve, le tableau, le traité de peinture, la langue, le détail, le vide et le plein, etc. Or, tel un collage fait de pièces découpées de-ci de-là qui finit par figurer une harmonie, votre dialogue fait apparaître un fil rouge, une pensée organisée autour, comme vous le dites, d’une éthique commune. La forme est au service de la pensée. Pouvez-vous nous éclairer ? Pouvez-vous par ailleurs nous en dire plus sur le choix du dialogue ? Pourquoi ne pas avoir fait le choix d’un essai écrit à quatre mains ?
D. G. B. – La forme dialogique est plus à même de favoriser la rencontre de champs différents qui, par définition, est toujours ratée. Car une rencontre n’est justement pas une liaison qui, elle, risque de colmater l’incomplétude, d’annihiler toute surprise. Tout se passe comme si la forme dialogique inscrivait le rendez-vous sous le signe de l’irréalisable, de l’inaccompli, un peu comme les histoires d’amour, et les plus poétiques en général, celles qui ne sont jamais vécues, à l’image de la passante que le poète eût aimé, et dont le ratage s’exprime à travers le conditionnel passé, « mode et temps du fugitif », pour reprendre l’expression de Rancière. La rencontre donc, où le dialogue s’y prête particulièrement, tisse un lien qui demeure pur projet. Lacan disait de l’amour que c’est deux mi-dire qui ne se recouvrent pas. C’est la connexité entre deux savoirs en tant qu’ils sont irrémédiablement distincts. Quand ça se produit ça fait quelque chose de tout à fait privilégié. Quand ça se recouvre, les deux savoirs inconscients, ça fait un sacré méli-mélo. Il s’agit un peu de cela dans le dialogue entre champs, ce qui invite à récuser le terme d’interdisciplinarité, un poncif universitaire.
La forme dialogique s’accorde davantage avec une esthétique fragmentaire, brouillonne et en mouvement ; ouverte en somme comme pour indiquer que l’entretien n’est pas fini, que le sujet n’a pas été mené à son terme, et que le lecteur peut étendre la matière. Le dialogue, ce moyen de tâtonner à deux plutôt que d’aboutir à une conclusion, résiste à l’ensevelissement total par le sens. C’est en cela qu’on peut dire que la forme dialogique est au service de notre pensée qui se résume en ces termes : le langage théorique ne doit pas l’emporter sur la pratique ; il faut qu’il y ait un reste qui échappe à toute saisie, ce qui rejoint l’expression d’Horace « ut pictura poesis » réhabilitant le pouvoir poétique de la peinture. Selon Christian, l’image est marquée d’un défaut originel que le langage ne peut (et ne doit) combler. Il y a alors toujours une tension entre peinture et langage – et c’est le cœur de l’ouvrage – où l’image, de nature incomplète, sollicite le langage pour se dire, mais où le langage ne doit pas complètement l’englober, laissant libre cours à l’intraduisible. Car c’est cet irréductible qui modifie la langue qui l’accueille, brisant le discours commun.
B. B. – L’artiste précède le psychanalyste. Nous devons cette formule à Freud à qui nous connaissons cet amour de la littérature et de l’art en général. S’il s’est intéressé aux artistes, ce n’est pas pour appliquer la psychanalyse à l’art mais pour se laisser inspirer par les artistes. « […] c’est pour autre chose, c’est-à-dire, pour nous, en faire ce tiers qui n’est pas encore classé, dit Lacan, en faire ce quelque chose qui est accoté à la science, d’une part, qui prend de la graine de l’art de l’autre, et j’irai même plus loin, qui ne peut le faire que dans l’attente de devoir à la fin donner sa langue au chat ». En quoi les artistes inspirent-ils les psychanalystes et, plus particulièrement, quelle graine diriez-vous revient à Christian Bonnefoi ?
D. G. B. – Cette citation de Lacan extraite des non dupes errent est intéressante car, en effet, il ne s’agit pas d’interpréter l’art, ni d’y mettre du sens, mais de voir dans la voie qu’il nous offre la possibilité de se laisser enseigner par le Réel, c’est-à-dire ce qui reste impensable. Ce sont les artistes et les poètes qui effleurent l’indicible, expérimentant des horizons nouveaux, des mondes au seuil, l’inconcevable univers comme dirait l’autre ; et c’est pourquoi dialoguer avec eux invite au renouvellement du langage, toujours sous la menace de s’enfermer dans son propre jargon. C’est le sens qu’on pourrait conférer à l’expression que vous citez : « le tiers qui n’est pas encore classé », c’est-à-dire qui ne se nomme ni ne se fige ; une pensée en mouvement donc oublieuse de toute celle qui érige la chose en concept. Quant à la « graine », il faudrait lui poser la question. Mais je dirais que sa graine renvoie au détail insignifiant qui nous présente la vie comme chose fragile et qui, au moment même où elle prend forme, est frappée d’altération, voire d’annihilation, mais toujours agissante, à l’image de l’élevage de poussière de Duchamp qu’il aime à citer, ou encore de cette autre poussière dont parle Genet à propos de Giacometti, et surtout de la poétique de germination – selon la conception de Novalis, penseur des grains de pollen volatiles et des semences fragmentaires – qui résiste à tout projet d’encyclopédisation. Ainsi elle se déploie comme une « Machine » à produire de nouvelles images, échappant à la damnation du langage.
B. B. – Lorsque vous parlez d’élargissement de la psychanalyse en évoquant les notions qu’il aborde, parleriez-vous d’un savoir nouveau qu’il nous livrerait ? Peut-on dire que ce savoir déborde du champ de la création artistique et en quoi ?
D. G. B. – Comme dirait Lacan, il est préférable que le poète ne sache pas ce qu’il fait. C’est le cas de Christian qui éclaire des notions en psychanalyse, sans le savoir. Il nous invite à une autre espèce d’espace, où le verso ne constitue plus l’autre face, mais un négatif qui s’intègre à la forme. C’est l’image de la conscience qui ressemble fort à l’inconscient, mais un inconscient malin et joueur puisqu’il est responsable de toutes les bévues qui nous font rêver, c’est-à-dire tous ces accidents imprévus, et qui animent la peinture : achoppement, trébuchement, glissement de signifiant en signifiant. Avec son envers la perspective est défaite, déroutant le regard qui tend vers la ligne de fuite (ce qui est aussi le propre du collage qui ne glisse pas vers l’avant mais fragmente) pour lui faire montrer ce qu’il y a derrière le tableau, cet autre hors champ, l’Autre de la scène.
Ses notions font écho au « tout dernier Lacan » qui va penser l’inconscient comme un inconscient-réel en convoquant des outils tels que la topologie, les ficelles et, surtout, la poésie. Qui dit inconscient-réel dit un inconscient auquel on n’a pas accès, car il est hors symbolique. Ce n’est donc pas l’inconscient freudien qui, lui, s’étaye sur le déchiffrage. Mais c’est parce qu’il s’étaye sur le déchiffrage qu’il constitue l’unique voie. C’est donc la voie qui est saisissable et non pas l’inconscient, lui, imprenable. Tout se passe alors comme si Christian nous indiquait la voie à son insu !
B. B. – Dans le champ de la psychanalyse, l’élaboration de savoirs nouveaux revient à l’analysant engagé dans la cure analytique par l’intermédiaire d’un tiers mais pas n’importe quel tiers, un tiers avec lequel il est lié par le transfert que nous qualifions d’amour du savoir. Freud a théorisé ce qu’il voyait se déployer sous ses yeux. Il a élaboré à partir du « matériau » que lui livraient ses patients et son tiers fut son ami Fliess. Quel serait le tiers de Christian Bonnefoi ?
D. G. B. – Je ne pense pas qu’il ait un tiers, dans l’acception que vous utilisez. Il a sans doute une poignée d’amis avec qui il échange à ses heures perdues, une sorte de communauté restreinte mais qui n’advient pas… qui ne peut devenir groupe, école ou association. Elle est informelle où la parole circule pour ainsi dire frivolement. S’il pense sa théorie, il le fait seul. Il s’agit d’une méthode qui ressemble à la rêverie de Rousseau, certes solitaire, mais qui résonne comme une invitation à l’écart et l’inadéquation avec soi-même, comme en témoigne cette confidence qu’il m’avait faite un jour : « Pendant tout ce temps passé à parler et à boire je m’occupais, mine de rien, à composer mentalement un visage dont les traits allaient se rassemblant ou se différenciant, s’éloignant ou se rapprochant, sans jamais atteindre à une stabilité telle qu’on puisse identifier ce qu’on appelle un portrait. Ainsi, à nouveau je me retrouvais devant un événement récurrent dans ma vie : quels sont les degrés de réalité qui vont du vécu au fantasme, à la fiction, au fantôme. Je n’ai jamais pu trancher, c’est pourquoi je peins, puisque les images tolèrent les écarts les plus considérables. »
B. B. – Vous relevez un certain nombre de thèses que vous dites « fortes », dont la première qui ouvre votre entretien avec Christian Bonnefoi « l’interprétation du rêve est le seul traité de peinture du XXe siècle ». Cet ouvrage est jalonné de nombreux « aphorismes ». C’est ainsi que vous qualifiez les formules dans lesquelles il synthétise son regard sur la peinture « la peinture aura pour horizon sa propre origine » ou bien encore « la peinture ne connaît pas le temps ». L’écriture de Christian Bonnefoi se caractérise par ailleurs par un usage particulier du participe présent le « détail détaillant », le « fragment fragmentant », l’« inachevant », les « parties partageantes ». Que pouvez-vous dire de cette écriture ?
D. G. B. – Je dirais que c’est une phrase inaugurale, car c’est elle qui a attisé mon attention. Nous étions en train de parler de Freud, lorsque soudainement, j’entendis Christian (un inconnu à l’époque) murmurer : « L’interprétation du rêve est le seul traité de peinture du XXe siècle ». Elle a retenti comme un coup de tonnerre, une remarque surprenante renforcée par la tournure restrictive. Intriguée par cette formule qui annonce une dimension inédite à l’Interprétation du rêve, je lui ai écrit le lendemain et notre échange n’a pas cessé depuis. Nous avons rédigé ensemble plusieurs écrits avant cet ouvrage, c’est-à-dire aussi avant que cette phrase énigmatique, dont l’explication était restée inachevée, fasse retour. Il a des expressions qui s’élèvent en effet à la dignité d’un aphorisme, comme celle que vous avez relevé : « la peinture a pour horizon sa propre origine ». Mais des aphorismes subvertis, et qui introduisent du désordre, un peu comme les aphorismes lacaniens, c’est-à-dire qui ne sont pas destinés à devenir des Vérités, mais à animer la curiosité de l’entendeur, l’inspirer, le bousculer et le mettre au travail, en produisant autant de lectures possibles, jamais achevées. Le participe présent relève selon moi de la même logique, puisqu’il s’agit d’un mode impersonnel renvoyant à un procès en cours de réalisation. C’est un mode qui consiste à déplacer le point de vue où c’est désormais au lisant, au regardant et à l’analysant de faire l’œuvre. Ainsi, l’inachevant qui a un sens particulier et complexe sous la plume et le pinceau de Christian – que je n’ai pas le temps d’élaborer ici – acquiert des interprétations multiples en fonction du lecteur où chacune confèrera au mot, et au monde auquel celui-ci initie, une résonance singulière. A condition de relever les déluges et de verser la débâcle des mots gelés dans le chaudron bouillonnant de l’obscur – dernière phrase de son Théâtre de peinture.
En lire plus> Le secret des anges. Dialogues sur le rêve, la peinture et la psychanalyse, Christian Bonnefoi et Dina Germanos Besson, éditions Éliott, 2023, 15 euros.
Image d’ouverture> Christian Bonnefoi, Ludo, 95 x 113 cm, 2014. ©Photo Camille Bonnefoi