L’écriture électrique d’Hugo Pétigny

Chaque année, Le Fresnoy-Studio national des arts contemporains organise Panorama, une exposition des productions artistiques réalisées en son sein au cours de l’année. Depuis quatre ans, Studio Critique, un événement organisé par l’Aica France, l’Adagp et Le Fresnoy, porte un éclairage singulier sur plusieurs des œuvres exposées. Ainsi, au cours d’une soirée dans l’auditorium de l’Adagp, se succèdent des duos critique-artiste pour une présentation à deux voix de l’œuvre choisie. Découvrez aujourd’hui le texte parlé de Léon Mychkine* à propos d’Electrographie de l’argent d’Hugo Pétigny, suivi de cinq questions à l’artiste.

À l’instar des dictionnaires, l’œuvre présentée par Hugo Pétigny, titrée Électrographie de l’argent, possède plusieurs entrées : une entrée visuelle-esthétique, et plusieurs autres qui sont : techniques, commerciales, politiques, écologiques, historiques – en rapport avec l’histoire de la photographie – et, la plus pertinente ; autopoïétique. Notez que je parle bien de poïétique, et non pas de poétique ; et je vais y revenir. Mais partons d’abord de l’entrée technique. Des capteurs solaires disposés comme des personnages autour d’une table que l’auteur qualifie de « diplomatique », du nitrate d’argent, et de l’eau, pour arroser un jour sur deux la plante minérale, chauffée par des ampoules appendues reliées à un panneau solaire, sur le toit du Fresnoy. Qu’est-ce que cela donne, et qu’est-ce que cela va donner ?

D’abord, et je cite Hugo, « les capteurs solaires envoient de l’électricité dans le bain, ce qui va développer des cristaux d’argents entre les pôles négatifs et positifs. Si le nombre de cellules est grand (10 cellules = 5 Volts), les cristaux se développeront rapidement mais se désagrégeront également rapidement. S’il n’y a qu’une cellule (0,5V) les cristaux seront plus épais et dureront plus longtemps dans le temps. » On le comprend, la pièce contient, intrinsèquement, et produit par là-même, sa propre temporalité, sur laquelle, dès le début de la mise en route du processus, Hugo perd la main.

Les cristaux d’argent se décomposant, le nitrate restant va attaquer et désagréger les cellules solaires. Au passage, détruisant la connectique qui est faite d’argent, dans la pièce, qui, me rappelait, ou plutôt m’apprenait son auteur, que, dans la photographie argentique, c’est durant l’épreuve au bain révélateur que l’argent, noircissant à la lumière se désintègre. Et même une fois déconnectée, la plaque de verre n’en deviendra pas moins inerte ; l’activité va continuer, et c’est tout l’intérêt du processus autopoïétique, il s’engendre tout seul, avec son environnement, comme une cellule organique. Rappelons tout de même la définition de l’autopoïèse, telles que données par son promoteur, le chercheur Francisco Varela (1) :

« Un système autopoïétique est organisé (défini comme une unité) comme un réseau de processus de production (transformation et destruction) de composants qui régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau »

Électrographie de l’argent, Hugo Pétigny, table diplomatique éclairée, capteurs solaires, argent, nitrate d’argent, eau. ©Le Fresnoy, courtesy Hugo Pétigny

Bon !, il faut le reconnaître, Hugo ne reproduit pas intégralement toute la chaîne du processus autopoïétique ; il s’agit ici d’un système autopoïétique entropique, soit la dégradation ; tandis que le systèmes autopoïétiques des organismes luttent justement constamment contre l’entropie, sous peine de disparaître, mais je suppose que c’est aussi pour signaler, à sa manière, l’entropie galopante qui atteint les systèmes planétaires qui subissent une attaque sans précédent depuis la main de l’homme, mais, plus encore, une destruction que cette même main ne peut plus en aucun cas freiner ; car de nouveaux systèmes entropiques s’autoreproduisant eux-mêmes, ont transformé, muté, leurs anciens créateurs humains en purs spectateurs, dépossédés de leur propre pouvoir de création ou de destruction de leur œuvre.

Ainsi, à sa manière, Hugo Pétigny met en place un système entropique et autopoïétique, depuis une déviation historique de la l’histoire de la photographie, qui, du temps de Niépce, s’appela brièvement « héliographie », littéralement, « écriture du soleil ». Hugo continue de faire écrire le soleil, mais avec des filtres contemporains, ceux de l’anthropocène. Car, d’après le fameux marronnier qu’il n’existe pas de création sans destruction, on peut dire que l’œuvre de Hugo ne déroge pas, justement, à cette histoire, tout de même très spécifique, et sûrement pas universelle. Car, posons la question, par exemple un peintre, que détruit-il ? Un sculpteur, au sens classique, prélève du matériau pour produire quelque chose d’autre, mais il contrôle sa destruction. Ici, Hugo ne contrôle rien du tout, et même s’il le voulait, il ne le pourrait pas, et c’est tout l’enjeu du processus autopoïétique ; laisser faire les choses, qui, toutes, à leur niveau, sont des expériences, parce que rien n’est inactif dans l’univers comme le philosophe Whitehead nous l’a démontré et systématisé en 1929.

Je ne vais pas développer tous les domaines connectés par Électrographie de l’argent mentionnés plus haut ; aussi, je resterais volontiers sur cette notion de l’expérience. En temps « normal », disons, depuis le commencement de l’expérience artistique, le spectateur doit « activer » l’œuvre lui-même. Avec l’art autopoïétique, l’œuvre s’auto-alimente elle-même, c’est un milieu, au sens de biotope, ou, plutôt, d’électrotope. Hugo ouvre-t-il ici une perspective nouvelle ? N’étant pas prophète, je ne saurai le dire, mais cela me semble assez remarquable pour au moins en effleurer l’idée. Maintenant, si nous regardons cette œuvre du pur point de vue percevant esthétique, qu’en pouvons-nous dire ?

Électrographie de l’argent, Hugo Pétigny, table diplomatique éclairée, capteurs solaires, argent, nitrate d’argent, eau. ©Le Fresnoy, courtesy Hugo Pétigny

De loin, avec les lampes qui éclairent par en dessus la table diplomatique, on pourrait presque trouver là un air de fête. De plus près, il y a un contraste entre le chaos du nitrate, attaqué par les quelques avant-postes, on en compte 12, de la connectique d’argent. Nous pourrions très bien voir là une carte du Point de situation, au moment T, comme on dit dans le langage stratégique. De plus près encore, l’image montre des plaques photovoltaïques encore parées d’un beau bleu azur qui paraît bien calme en regard du combat central. Encore plus proche, cela semble une floraison, eau et nitrate deviennent arborescents ; ils diffusent. Et puis, telle image nous montre la désintégration des cellules, produisant des effets chromatiques assez intenses, tels ce vert électrique et ce bleu zéphyr. La qualité autopoïétique de l’œuvre, dès le début, se passe de son créateur. Vous me direz qu’il en va de même pour n’importe quelle œuvre. Certes. Cependant, encore une fois, l’œuvre autopoïétique développe ce qu’aucune autre œuvre ne saurait déployer, à savoir, et je l’ai dit, une activité interne, au sens électrique et électronique, une sorte de vie indépendante, qui n’en fera qu’à sa guise. L’esthétique, ici, est bien devenue autopoïétique, à sa façon, c’est-à-dire avec la licence artistique.

(1) F. J. Varela, Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant [Principles of biological autonomy, 1979] Paris, Ed. Le Seuil, 1989.

*Fabrice Bothereau est un ancien poète, résident du CIPM (Centre International de Poésie de Marseille), auteur de nombreux textes et de trois livres de poésie. Docteur en Philosophie, spécialiste d’A.N Whitehead, il a publié en revues, ainsi que deux livres de philosophie. Sous le pseudonyme de Léon Mychkine, il est critique d’art théoricien, membre de l’AICA, écrivant principalement (mais pas seulement) sur le site https://art-icle.fr.

Électrographie de l’argent, Hugo Pétigny, table diplomatique éclairée, capteurs solaires, argent, nitrate d’argent, eau. ©Le Fresnoy, courtesy Hugo Pétigny

Léon Mychkine. – En quelques mots, peux-tu nous indiquer ce qui a motivé l’élaboration de ton installation ? 

Hugo Pétigny. – Cela est d’abord parti d’une image, j’avais cette image de panneau solaire en décomposition dans la tête et je trouvais ça assez beau. Ensuite j’ai compris que cela était en lien avec la photographie, puisque l’effet photovoltaïque des panneaux solaires est le même effet que les capteurs d’appareils photos numériques. En même temps, je me demandais comment faire pour réaliser des photographies qui soit écologiques. Je veux dire que la réalisation de films par exemple m’a toujours attiré, mais connaissant l’empreinte carbone du monde du cinéma, je serais incapable aujourd’hui d’être sincère sur une démarche écologique. Tandis qu’en photographie cela semble encore réalisable d’atteindre une forme de neutralité carbone, en tout cas c’est plus simple pour moi.

Cette œuvre recoupe plusieurs enjeux, peux-tu les indiquer ?

J’aime beaucoup remplir mes œuvres de toutes les questions qui se déploient pendant mon processus de création, pour moi c’est comme un film, mais dans une image fixe. Pour celle-ci, le point de départ était le lien qui existe entre la photographie et le photovoltaïque. Ce lien c’est l’extraction de l’argent métal soit pour la création des films argentiques, soit pour les connectiques des panneaux solaires. Ensuite, je me suis posé la question de la provenance des matériaux qui constituent la pièce, et comme je voulais utiliser du photovoltaïque, j’ai rapidement découvert que la Chine possédait 80% des capacités de production des panneaux solaires, et également une grande partie des mines de silicium permettant leur construction. Je me suis donc intéressé de plus près à ce monopole, et j’ai découvert que pour obtenir cette supériorité rapide, la Chine avait également fait appel à de la main d’œuvre Ouïghour esclave dans la région du Xinjang. Cela posait donc la question de la provenance de notre électricité et notamment de l’électricité qui alimenterait ma pièce. Pour cette pièce qui sera unique, j’ai choisi d’acheter un panneau provenant d’une entreprise suspectée d’avoir fait travailler cette main d’œuvre esclave, ce choix a été dicté par le fait qu’il était impossible d’obtenir les produits que je recherchais en France. Le soleil est important également dans cette pièce, car le panneau solaire n’est pas équipé de batterie, c’est donc le temps céleste qui choisit les périodes d’éclairage de la pièce, qui pour le coup fut éteinte le soir du vernissage. Il y a un rapport au temps donc, qui est très présent dans le processus de création des cristaux d’argent qui sont rythmés non plus pas une lumière artificielle humaine, mais par le rythme naturel des journées. L’argent va se détruire au fur et à mesure des 3 mois d’exposition, cela est également une question sur la fin des mines d’argent prévues en 2035, et également une métaphore d’une chute du capitalisme, qu’est-ce qu’un monde sans argent ? Les rapports de puissances sont également au centre du projet, puisque les plus petites puissances de cellules (0,5volts) seront plus durables dans le temps que les gros groupes de cellules (5v), encore une fois il y a ce rapport au temps long et au besoin de réduire la vitesse de production.

Électrographie de l’argent, Hugo Pétigny, table diplomatique éclairée, capteurs solaires, argent, nitrate d’argent, eau. ©Le Fresnoy, courtesy Hugo Pétigny

Comment associes-tu les processus purement électro-chimiques à l’esthétique ? 

Je suis fasciné par la physique quantique, et particulièrement par la théorie des photons d’Albert Einstein, pour moi l’idée que la lumière puisse être deux choses selon comment on la regarde est déjà magnifique en soit. Après, j’aime que mes pièces rentrent dans une évolution qui dépasse ma propre création. Je reviens toujours à la photographie, mais croire que celle-ci est une image totalement fixe est pour moi une erreur, il y a toujours un processus qui vient soit dégrader le papier support (la lumière) soit de l’électricité qui permet de l’afficher, le mouvement est toujours présent dans la photographie et je cherche à l’accentuer afin de ne pas rester figé sur un instant passé, mais montrer que ce passé interagit encore avec le présent.

Ce qui est aussi intéressant dans ton œuvre, c’est que son processus esthétique est autonome, comment cela fonctionne-t-il ? 

Pour être franc, cette pièce m’a prouvé une chose, c’est que l’autonomie est impossible, il y a toujours une interdépendance quelque part. Pour ma pièce, effectivement elle pourrait se passer d’humain si on la mettait en extérieur mais cela relèverait toujours d’une interdépendance avec les éléments naturels. Dans cette pièce, la lumière va déclencher de l’électricité qui va développer des cristaux d’argent en étant baignés dans du nitrate d’argent, il faut cependant rajouter e l’eau tous les deux jours à cause de l’évaporation.

Du temps de Niépce, on appela la photographie “héliographie”, et quelque part, ton œuvre est un détournement ou un retournement à l’ère de l’anthropocène, de cette graphie de la lumière, non ?

Effectivement, il s’agit d’ajouter l’électricité dans le processus, car aujourd’hui les photographies sont visibles grâce à cette dernière, et cela pose des questions. Je tente d’orienter ma pratique dans la direction de ce qui compose la photographie, et grâce aux découvertes du 20e siècle, on apprend beaucoup de choses sur la nature de la lumière notamment qu’elle peut provoquer des phénomènes électriques. Cette nature de la photographie je l’interroge aujourd’hui avec l’angle de l’écologie, puisque la création d’électricité (en particulier grâce à la lumière) est déjà un sujet important pour espérer baisser nos émissions de carbone. Il était temps pour moi de questionner mon médium en profondeur, et de réussir à trouver une écriture qui soit plus proche de la nature. Écrire avec la lumière, c’est effectivement souvent écrire aussi avec l’électricité.

Image d’ouverture> Électrographie de l’argent, Hugo Pétigny, table diplomatique éclairée, capteurs solaires, argent, nitrate d’argent, eau. ©Le Fresnoy, courtesy Hugo Pétigny