Dans sa pratique artistique, Yves Zurstassen cultive la joie de vivre. Sur un terreau de liberté. Et au rythme du free-jazz. Cela tombe bien. A Antibes, les vieux murs conservent l’écho des sonorités d’Ornette Coleman, de Miles Davis et des pointures du genre. Or, le Musée Picasso lui prête les cimaises du Château Grimaldi. Une aubaine pour les œuvres de l’artiste belge qui s’y trouvent à leur aise et y swinguent allègrement. L’improvisation est dans leur ADN. Jean-Louis Andral, directeur du musée et commissaire de l’évènement, le sait bien. Par un accrochage judicieux, il leur a offert des conditions optimales pour donner libre cours à leurs accords. Ainsi conviées, elles se lâchent. De salle en salle, elles enchaînent des jams qui chahutent le noir et blanc. Ou des bœufs qui affolent les tempos. Et s’éclatent dans des variations où la couleur exulte. Avec une virtuosité sans faille. Cet ensemble d’une centaine d’œuvres nous invite à une fête visuelle où, tel un philarmonique de prouesses picturales, il fait jouer la peinture, corroborant l’intitulé de l’exposition. Des réjouissances à partager jusqu’au 7 janvier 2024.
Aller à la rencontre de l’œuvre d’Yves Zurstrassen en ces lieux mythiques est une expérience qui fait ricocher les symboles. Pour accéder au Musée Picasso, il nous faut tourner le dos au port de plaisance et à ses yachts rutilants pour franchir la porte de l’enceinte historique. Entrer dans ce qui fut au Ve siècle avant J.C. le comptoir grec Antipolis, c’est remonter le temps et changer de paradigme. Car le vieil Antibes a sédimenté dans sa mémoire de pierre les strates d’une longue histoire avec l’Histoire. Et avec l’art, aussi. Des artefacts d’exception, d’hier et d’aujourd’hui, y demeurent (1).
Intra-muros, une calade menant au musée s’élance à l’assaut des remparts. Là-haut, le cœur soudain sursaute. Sur une façade baignée de lumière, ces mots, ellipse d’une tragédie : « Dans cette maison vécut Nicolas de Staël où il mourut le 16 mars 1955 ». Déjà, l’émotion nous titille. D’autant qu’en contrebas, la Méditerranée, feignant l’indifférence, flirte avec l’infini, dans une débauche de jades et de turquoises. Pour conjurer le sort ? Afin que plus aucun artiste ne se perde dans l’immensité de son génie et ne s’échoue sur le rivage ? Peut-être. Allez savoir ! En l’occurrence, avec les compositions d’Yves Zurstrassen dans l’imposant bastion qui la surplombe, elle peut lisser sans crainte ses reflets sur l’horizon. L’homme est un adepte du carpe diem. Un émerveillé de la vie. Sa jubilation créative rebondit malicieusement sur l’austérité du lieu. Et, tel un antidote aux tourments délétères, elle nous met d’emblée en joie.
Affable et souriant, il nous attend au seuil du parcours. La stature est imposante, l’accueil chaleureux. Il semble heureux, là, parmi ses œuvres. Et ravi d’en parler. Déambulant de l’une à l’autre, il nous livre avec spontanéité des éléments biographiques ponctués d’informations techniques et de considérations philosophiques : « J’aime peindre, c’est une passion, c’est ma vie. Et j’aime la vie. La musique, aussi. Je peins avec elle. Elle m’accompagne au quotidien ». Il évoque sa jeunesse et son regard espiègle prend des nuances de candeur enfantine. « Je suis né en 1956. Mon adolescence, ce fut les années 1970. Une époque formidable, très joyeuse. Ma période peace and love ! Déjà le jazz me passionnait ».
Il développe : « L’idée que cette musique est née de la très grande souffrance des esclaves noirs qui l’exprimaient avec une joie immense me touche profondément. Michel-Ange disait : “ il faut beaucoup souffrir mais il ne faut pas que ça se voit ”. Je suis d’accord avec lui. J’ai eu mes souffrances, comme tout le monde, mais quand je peins, je ne suis pas dans le drame. Il y en a assez. Bien sûr, je me tiens informé de ce qui se passe dans le monde et je suis souvent horrifié. Mais je n’ai pas envie d’en rajouter. Je préfère proposer des choses joyeuses. J’en ai besoin ». Il revient sur sa récente collaboration avec l’architecte Marc Barani lors de la réalisation d’une fresque céramique monumentale pour le chai des Davids, en Provence. Une prouesse technique qui a mobilisé toute sa rigueur et sa capacité de concentration et dont l’exécution, précise-t-il en souriant, l’a beaucoup amusé. L’affirmation tient de l’oxymore, le premier d’une série à venir. Yves Zustrassen nous tendrait-il une clé pour appréhender la suite, en nous révélant ici qu’il se délecte dans l’amusement avec le plus grand sérieux ? A voir.
Le flash-back reprend : « Je suis né dans une famille où prévalait la littérature. Mais, à dix ans, j’accompagnais régulièrement mon meilleur ami chez son frère plus âgé, un artiste. Dans l’atmosphère de son atelier, l’odeur des peintures, il nous parlait de Bazaine, de Manessier, des peintres de l’Ecole de Paris. Tout cela me fascinait. A tel point qu’à dix-sept ans, j’ai décidé de devenir artiste à mon tour. J’ai d’abord travaillé sur les peintres que j’aimais le plus. Matisse, bien sûr et ses grands collages, Picasso et ceux du cubisme. Mais aussi Paul Klee, Malevitch, Jackson Pollock, De Kooning. Puis, vers les années 2000, j’ai lâché prise pour me concentrer sur mon propre travail. Et là, je me suis trouvé face à quelque chose d’inconnu, d’infini. Il m’a fallu gagner ma propre liberté dans l’espace ».
En se remémorant cet élan d’émancipation qui a fait fonction de maïeutique, il s’émeut. « Ce fut un moment déterminant, très intense. J’ai décidé alors de rester dans le tableau, dans le carré. Et j’y suis toujours. Mais je recherche en permanence des ouvertures, de nouvelles formules pour me prémunir du trou noir de la répétition ». Et de citer Max Ernst : « Quand le peintre s’est trouvé, il est perdu ». La diversité des œuvres exposées démontre de quelle manière cette inaltérable conviction partagée a fait de lui un infatigable explorateur d’imaginaire. Un inventeur d’univers avançant à découvert sur le fil de la prise de risques, préférant les chemins de traverse aux voies tracées. Un gai luron épicurien qui fait le choix « d’être toujours dans une aventure où le plaisir de peindre s’affranchit des règles d’un système dont la reproduction garantirait le succès, pour devenir un jeu, une aventure mentale, certes très fragile mais intense et pleine de surprises » (2).
Cet aventurier de l’art nous explique comment, loin des influences d’école, il a élaboré une technique singulière de collage et de décollage qu’il module de série en série. Dans une dynamique évolutive sous-tendue par deux constantes : se renouveler et assurer un équilibre entre la rigueur et la précision des formes et de leur agencement et l’intuition du geste pictural. Yves Zustrassen offre à celle-ci une liberté conditionnelle. Encadrée par la maîtrise, c’est elle qui détermine les rythmes et exhausse ou modère le lyrisme. Partant, elle s’acoquine avec le jazz. Qui veille, dans l’atelier, toujours présent. Toujours disponible pour de nouvelles expérimentations. Avec Evon Parker, Joëlle Léandre, ou d’autres incontournables ajustés à la sensibilité musicale de l’artiste.
Il précise : « A la différence de Matisse ou de Picasso, j’utilise le papier plutôt pour réaliser des pochoirs. Les papiers que je découpe ne sont pas collés. Très fins, ils sont déposés sur la toile pour former la composition que j’ai choisie après de multiples essais. Puis ils sont peints. Ensuite, successivement et progressivement, en fonction de la durée de séchage des couleurs qui les ont recouverts, ils sont retirés très soigneusement pour laisser apparaître leurs motifs dans le tableau terminé, qui reprend ainsi exactement les formes visibles sur le papier décollé. En fait, c’est la liberté du collage devenu pochoir qui permet ce retour à la peinture ».
La liberté, un leitmotiv ici pérenne. Tout comme le jeu, mené avec brio. En atteste les processus d’ajouts, de superpositions et de retraits qui chamboulent la temporalité. Et apportent leur lot de sensations fortes. « En réalité, s’amuse Zustrassen, je travaille à l’envers. Je peins au futur antérieur. Ce qui a été peint au début du travail sur une toile apparaît seulement à la fin de la composition. Ce processus d’apparition, disparition, réapparition est constitutif de l’œuvre qui est l’assemblage de ces étapes successives. Il y a là une forme de temps sédimenté dans ma peinture qui exige beaucoup de concentration pendant plusieurs semaines pour chaque tableau, où s’exprime le contraste entre ce temps du faire, sa chronologie, et la simultanéité de la vision dans l’œil du regardeur lorsque le tableau est terminé. Je peins dans la rapidité du geste mais le mouvement de la création est lent. Et pour apprivoiser ma propre peinture, je dois m’en dégager, comme dans une rencontre. » (3)
Le propos éclaire généreusement la découverte des créations. Une dizaine de grandes peintures, au format souvent carré, comme 22.02.10. INDIGO. 2022, donne le coup d’envoi. Dans les espaces intérieurs qu’elles circonscrivent, des formes oblongues recouvertes de bleus profonds, de blancs purs ou de gris crémés prennent la pose sur fond de monochrome. Leur élégance prégnante nous séduit, de prime abord. Mais derrière elles, des motifs récurrents nous intriguent. D’étranges fragments de grilles en apesanteur tiennent l’équilibre et dialoguent entre eux, selon un mystérieux code grammatical. Supportant sans surcharge leur couleur ocre, indigo ou outremer, ils semblent mis en pause, comme stoppés net dans un mouvement qu’il nous reviendrait d’imaginer pour les dégager de leur immobilisation provisoire.
De moindres dimensions, sept œuvres de la série Enigma occupent la deuxième salle. Les grilles, toujours présentes, y subissent une torsion qui leur donnerait presque des allures de 3D, tandis qu’un vert laiteux vient moduler la matité des fonds, comme dans 22.10.26. ENIGMA. 2022. Les titres nous avertissent bien de la présence d’énigmes à résoudre. Mais pas de panique. Aucun risque d’être avalés tout rond ou de croquer la pomme. Il s’agit d’un divertissement. D’un running mental à niveau variable.
Plus loin, cinq peintures de très grands formats mobilisent le noir et blanc dans des affrontements courtois. A priori, ces compositions sembleraient procéder de quelque parti pris manichéen. Mais n’oublions pas la perspective du jeu. Cette apparente simplification n’est qu’une ruse glissée là pour le fun, pour compliquer facétieusement la donne. Car si les deux antagonistes convoqués s’entendent à merveille dans l’éviction de la couleur, leurs accords consensuels sont ratifiés dans un langage inconnu. Des signes kabbalistiques apparaissent, comme dans 13.11.27. PATTERN PAINTING. 2013. Et les grilles ne sont pas en reste : elles se mêlent à des inflorescences et complexifient leur trame en s’hybridant avec des moucharabiehs, comme dans 13.02.16.2013, tandis que l’opacité des fonds s’allège d’un soupçon de transparence. Une brume cendrée laisse filtrer les contours de figures restant à identifier, telles des anamorphoses dans un improbable cabinet de curiosité. Et des tracés amorcés dans une gestuelle à la Hartung viennent encore brouiller les pistes de leurs circonvolutions. Nos velléités d’interprétation commencent à mouliner dans ce champ de tous les possibles. Mais, ludique, le lyrisme qui s’en dégage redonne du peps à notre imaginaire. Et des stimuli à notre capacité à rêver. Le trafic reprend dans nos synapses. Et vogue la goélette vers la suite : du très grand format, carré toujours, où le noir le cède au bleu et où le blanc se mâtine de gris ou d’ocre, comme dans 19.12.04. FRAGMENTS BLEUS. 2019.
Un sas, proposant de très petits formats réalisés au cours des dix dernières années, marque une transition. Yves Zustrassen nous avertit : ces petits tableaux sont les prémices des grands. Ils constituent un réservoir de formes, une pouponnière de motifs qui seront prélevés et assemblés dans les œuvres à venir. Des compositions en noir et blanc y côtoient des tableaux aux tons acidulés, comme 11.08.29.2011, et cinq d’entre eux, appartenant à la récente série, un rien baroquisante, des Recollages, se distinguent par des couleurs franches. Des jaunes solaires et des oranges de cadmium très purs, dont la matité semble faire de l’œil à la lumière. Fait notable, elles initient un changement par le collage, par-dessus les ajouts et retraits habituels, de fragments de papiers et de toile découpés et peints, chutes de travaux antérieurs.
Au sortir de cet alignement de microcosmes, c’est un retour au monumental. Les tracés soudain s’énervent dans leurs grands carrés et s’enchevêtrent autour des grilles. La couleur réagit, se fait plus précise et se concentre par endroits. Les formes se fractionnent encore et s’animent, d’abord dans un balancement lascif, comme dans 19.02.12. SLOW DANCE. 2019. Puis se laissent emporter par une accélération centrifuge, dans ce qui pourrait figurer un rock endiablé façon Black Angels. Ça virevolte, ça décoiffe, ça secoue, dans le trépidant 15.08.05. VOLTE-FACE. 2015.
Enfin, la couleur s’avive et se sature dans les primaires, éclate et se disperse en aplats volatiles. Et se reconfigure, dans 17.08.23. THERE IN A DREAM. 2017, sur les grilles resserrées des fonds. Et là, campée en parfait équilibre sur la rectitude des entrecroisements, elle triomphe, radicalement. Ce tableau serait-il l’aboutissement d’une quête picturale, la concrétisation d’un rêve de peinture ? Son titre nous autorise à le croire. Tout comme l’harmonie qui l’habite et ponctue en point d’orgue cette suite jubilatoire.
Dans le catalogue de l’exposition, Bernard Ceysson affirme, à propos de ces peintures : « Comme toutes les œuvres fortes, elles sont identifiables, tels des blasons, par la mise en avant des logotypes qui les signent ». Effectivement, le « pouvoir du style » d’Yves Zurstrassen, celui de sa maniera à nulle autre pareille, les rend reconnaissables au premier regard. Et la grille, omniprésente, s’affirme bien comme ce logotype faisant fonction de signature. Le galeriste souligne que l’artiste « semble vouloir plonger celui qui voit ses œuvres dans un bain oxymorique de paradoxes renforçant et perturbant sciemment la singularité de son œuvre ». Tout est dit. Car se sont bien ces antagonismes qui, depuis le début, nous taquinent et nous questionnent. La grille, ici, n’enferme ni ne clôt rien. Fragmentée, en suspension devant les superpositions d’ajouts et de retraits, elle laisse à l’œil le loisir de la contourner et l’incite à se glisser derrière elle. Pour s’immiscer dans le corps des œuvres et dérouler l’écheveau des tracés qui en marquent le rythme : une invite, encore, à entrer dans le jeu d’opposition des contraires.
L’immobilité des motifs qui nous pousse à imaginer et à leur attribuer un mouvement, comme l’archéologie des œuvres dont le début se fait passer pour la fin, constituent de subtiles métaphores de ces joutes oxymoriques. Mais Yves Zustrassen ne se contente pas de les saisir sur la toile. Il lui faut ensuite les décliner en séries pour en explorer toutes les potentialités. Il s’explique : « Je travaille sur des séries parce que je trouve que lorsqu’on fait un tableau, ce n’est pas assez. C’est satisfaisant d’affirmer quelque chose et quand on a trouvé cette chose, c’est bien de la répéter. Mais il faut que répétition rime avec évolution » (4). Lorsqu’il en a épuisé les ressources, il archive ses peintures abouties, non loin de ses disques de jazz, dans l’atelier qui a pris au cours des ans des allures de médiathèque. Car Yves Zustrassen classe méticuleusement et conserve tout, jusqu’à la moindre découpe. En fait, il thésaurise pour l’avenir. Car plus tard, parfois après plusieurs années, il y revient encore, pour en extraire, avec l’œil du moment, des éléments à transposer dans de nouvelles confrontations. Qui donneront corps à d’autres séries. Et ainsi de suite. Ces enchaînements, longuement anticipés, pensés, muris, multiplient les connections entre les œuvres, ouvrent d’autres espaces. Et y tracent de nouvelles pistes d’exploration. Ils constituent un système d’expérimentation sans fin annoncée, qui tutoie le principe des vases communicants et de la mise en abîme. Et maintient les œuvres en vie et en lien dans un discours cohérent.
Toutes ces variations formelles, rythmiques et colorifiques s’inscrivent dans une recherche assidue. Dans l’élan d’une création en effervescence qui fait d’Yves Zustrassen un équilibriste. Un virtuose, satisfaisant jour après jour à la nécessité d’inventer, de développer, d’ajuster et de réinventer ses modes opératoires. Entre fougue et passion, méthode et rigueur. Et avec une particularité rassérénante : une capacité inaltérable d’émerveillement.
Olivier Kaeppelin trace à son propos des mots de poète, qui seront pour nous les mots de la fin : « Yves Zurstrassen danse avec les mains, la pensée et, avec eux, ouvre un espace en collant, déchirant, décollant, jusqu’à être au cœur du lieu et du mouvement qu’il veut atteindre. […C’est] un artiste qui croit en la capacité des formes à danser, à nous offrir un gai savoir, un savoir sachant danser. L’émotion est grande de vivre cette quête qui rapproche au plus près l’abstrait et la figure, pour exprimer la structure du réel ». (5)
(1) Le musée d’Archéologie abrite des artefacts de l’Antiquité ligure, grecque et romaine. Le musée Picasso donne à voir près de 250 œuvres de Pablo Picasso, mais aussi de Fernand Léger, Nicolas de Staël, Germaine Richier, Joan Miró, Bernard Pagès, Anne et Patrick Poirier, etc.
(2) Propos recueillis par Jean-Louis Andral in Catalogue de l’exposition, p. 27.
(3) Idem, p. 28.
(4) Idem, p. 29.
(5) Olivier Kaeppelin in Catalogue des expositions Free Energy et In a Silent Way.
Contact> Yves Zurstrassen-Jouer la peinture, du 14 octobre 2023 au 7 janvier 2024, Musée Picasso, Château Grimaldi, Antibes Juan-les-Pins.
Image d’ouverture> Vue de l’exposition. A gauche : 17.10.07. NIGHT AND DAY. 2017. Huile sur toile. 170 x 170 cm. Collection particulière. A droite : 17.09.07. NIGHT AND DAY. 2017. Huile sur toile. 170 x 170 cm. Collection particulière. ©Yves Zustrassen, photo C. Mathis